99.06.23
PRÉSAGES
Les paysans siciliens qui s'accrochent aux vignes sur les flancs de
l'Etna ont les nerfs solides. Un petit craquement par ci, une petite secousse
par là. Le vin en vaut la peine... mais il faut savoir quand partir.
Quand ça tremble de plus en plus souvent et de plus en plus fort,
quand l'odeur de soufre se fait plus présente, les vignerons du volcan
regardent courir les chats et voler les oiseaux: les petites bêtes
s'y connaissent en présages. Il faut seulement prêter attention
et décoder.
Si on veut avoir une longueur d'avance sur la prochaine éruption
sociale, il faut savoir décoder les journaux. Tous ces galimatias
des médias, qui semblent si incohérents, ont un sens quand
on sait interpréter le vol des oiseaux de malheur. Prenons La Presse
du samedi 19 juin, par exemple.
En page F 1, Miville Tremblay cite Kenneth Courtis de la Deutsche Bank,
lequel a la candeur d'avouer que lorsque le système bancaire mondial,
qui a un capital total de 1,4 T$. ($1 400 000 000 000), prête 2,4
T$. aux pays émergents (lire: insolvables), on risque d'avoir des
surprises... Bravo, on commence à parler du vrai problème.
Ça nous change de l'euphorie sélective à la Claude
Piché mais, comme cette situation n'est pas nouvelle et que Tremblay,
Piché, tous les économistes et une bonne partie de ceux qui
ont un DEC connaissent et peuvent interpréter les faits, je note
que la nouvelle, ici, ce n'est pas que le système bancaire soit insolvable;
c'est qu'on commence à en parler.
Bien sûr, pour ne pas être soupçonné de vendre
la mèche aux gens simples, Tremblay fait suivre le message de Courtis
de trois (3) commentaires d'économistes qui viennent nous dire qu'il
n'y a pas de problèmes. Les conneries habituelles. Lisez, c'est instructif...
Mais, surtout, marquez d'une pierre blanche le jour où une page financière
ne consacre plus que la moitié de ses feuillets à des conneries
optimistes. Ça sent le soufre...
En page F 4, on annonce que le G7 (les sept pays les plus riches du monde)
réuni à Cologne, a décidé de donner 27 milliards
de dollars aux 36 pays les plus pauvres de la planète. Quand on compare
les 27 milliards ainsi "donnés" à cette dette de
2 400 milliards auquel réfère le paragraphe précédent,
on voit qu'il s'agit de bien peu de chose. En fait, il ne s'agit d'ailleurs
même pas d'un don d'argent neuf qui permettrait à ces pays
de faire un petit bond en avant; il s'agit de la remise d'une dette encourue
pour acheter les produits des pays industrialisés... du G7, lesquels
maintenant se donnent bonne conscience en effaçant l'ardoise!
Rien de généreux la-dedans. Les pays exploiteurs effacent
une dette qui, de toute façon, n'aurait jamais pu être remboursée;
maintenant, ils vont pouvoir vendre encore à crédit à
ces pays et soutenir ainsi leurs propres économies sans contrevenir
aux règles de l'Organisation Mondiale du Commerce. Le résultat
net de l'opération? Les taxes des contribuables ordinaires des pays
riches vont subventionner les ventes aux pays émergents et permettre
des profits extraordinaires aux grandes transnationales, ce qui est tout
à fait dans la ligne normale de pensée du système néo-libéral.
Pourquoi voir un présage dans cette magouille tout ce qu'il y a de
plus courant? Parce que le Wall Street Journal proteste contre cette mesure.
Wall Street voudrait que les prêts aux pays pauvres soient laissés
à la discrétion du secteur privé. Ça non plus,
ce n'est pas une surprise, mais c'en est une que Wall Street critique publiquement
une mesure du G7. Le vol des charognards devient erratique... gardons un
oeil sur le cratère.
Tout le système devient erratique. Excessif. Prenons la manipulation
des consommateurs. En page A 12 et A 13 du même quotidien vous pouvez
constater une percée historique dans le domaine de la publicité.
LISEZ CES PAGES. Il faut le voir pour le croire. L'utilisation tout à
fait éhontée du "subliminal périphérique"
et des "intercalaires" de l'hypnose ericksonnienne dans un texte
qu'il faut relire deux fois pour bien comprendre qu'il s'agit d'une publicité.
Un coup de maître. Du génie!
Une horreur! Quelqu'un a-t-il pensé à l'effet de cette publicité
sur un lecteur qui ne maîtrise pas parfaitement la langue ou l'écriture?
Je présume qu'il y aura un débat - qui multipliera l'impact
de cette pub ! - et qu'on prendra des mesures pour que ça ne se reproduise
pas... Mais le simple fait d'accepter une telle pub est l'indice d'une société
tarée et qui n'a plus rien à perdre. Le présage qu'on
n'en a plus pour longtemps à mettre des pubs dans les journaux.
Enfin, en page A 16, une excellente nouvelle. La condamnation des 86 protestataires
contre l'AMI du groupe Salami qui ont préféré être
arrêtés devant le Sheraton en mai 1998 plutôt que de
se disperser pour laisser la place aux palabres des architectes de la mondialisation
par et pour les riches. Condamnés comme prévu - la loi est
claire et ils ne niaient pas les faits - les protestataires se sont vus
reconnaître par le tribunal "un haut niveau de conscience sociale"
et leur sentence consistera en travaux communautaires.
Une bonne nouvelle, puisque la société reconnait ainsi que
ces protestations qui reflètent "un haut niveau de conscience
sociale" sont une oeuvre pie. Ce jugement vient dire à mots
couverts qu'il est bien du devoir des citoyens - selon la jurisprudence
de Nuremberg - d'intervenir en marge et au besoin contre la loi quand la
structure du système est incapable ou refuse de prévenir l'inéquité.
Il ne reste plus guère qu'à admettre que la quintessence du
"travail communautaire" est justement ce genre de manifestations...
et à encourager la récidive!
Ce jugement est une bonne nouvelle. Dans le cadre de l'évolution
de notre société, cependant, il est aussi un présage:
le présage d'un divorce définitif entre la légalité
et la moralité qui augure de la fin imminente du système.
Quel dédoublement de la personnalité de l'État ne nous
menace-t-il pas, en effet, quand on insinue du même souffle que ceux
qu'on condamne ont peut-être le bon droit pour eux?
On donne un aval à peine voilé à ceux qui ont assumé
illégalement la responsabilité immédiate de dire ce
NON que notre société a bien tardé à servir
à l'AMI. On accepte la rectitude que se soit transformé en
une décision personnelle ce qui aurait dû être une décision
collective et que ce soit des individus qui aient assumé la tâche
de défendre le bien commun. On fait le constat, a posteriori, que
ce soir-là de mai 1998 la bonne conscience était dans la rue
et non pas dans les officines de l'État, comme elle était
dans la rue le jour du Peppergate
Je suis heureux de la victoire contre l'AMI; je me porte volontaire pour
me joindre aux protestataires condamnés et exécuter avec eux
les "travaux communautaires" qu'on leur imposera - (je crois,
d'ailleurs, que nous serions beaucoup à manifester cette solidarité
si le mot d'ordre en était lancé) - mais ne nous leurrons
pas: ce jugement s'inscrit dans la dynamique que je dénoncais la
semaine dernière de la désintégration de l'État
de droit.
Soyons attentifs aux présages. Le moment vient vite qui exigera que
renaisse un nouvel État de droit et que ceux qui ont une haute conscience
sociale ne soient plus dans le rue mais au pouvoir.
Pierre JC Allard
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