99.06.16
Le Duce, en trois temps
Monsieur Boucher ("Mom" pour les intimes et, aussi, pour tous
ceux qui lisent les journaux) est sorti en triomphe récemment d'un
procès qu'on lui faisait pour un crime dont il faut penser qu'il
était innocent puisqu'il en a été acquitté.
Son acquittement a laissé bien des doutes dans l'esprit de bien des
gens. Pas des doutes quant à sa culpabilité - puisque, médias
aidant, la plupart des gens en étaient convaincus bien avant que
le procès ne débute et n'en démordront pas - mais des
doutes quant au processus judiciaire qui a mené à son acquittement.
En effet, peut-on se demander, comment un autre verdict que l'acquittement
aurait-il été possible? Si l'inculpé est innocent,
un jury raisonnable l'acquittera; s'il est coupable de ce dont on l'accuse
- et des mille autres méfaits que colporte la rumeur publique - pourquoi
un juré sain d'esprit s'exposerait-il à sa vindicte en le
condamnant ? Qui voudrait être sur le jury qui aura envoyé
en prison un chef de gang, un homme de pouvoir?
Les Mohawks abattent froidement un policier dans un affrontement qui prend
des allures d'insurrection? On fait parader la troupe puis on demande aux
rebelles de déguerpir de nuit sans coups férir. Les Micmacs
mettent un coin de pays en état de siège? On palabre, on parlemente,
on règle à l'amiable. Un milliardaire veut faire sortir des
milliards de dollars du pays sans payer d'impôts? On lui concocte
une loi sur mesure car quel fonctionnaire ou politicien voudrait être
celui qui a fait perdre des centaines de millions à un "capitaine
d'industrie", un homme de pouvoir?
De plus en plus, on n'a plus la justice que méritent les droits qu'on
possède, mais celle du pouvoir qu'on a et qu'ont les groupes qu'on
contrôle ou auxquels on accepte de s'inféoder: syndicats, corps
professionnels, "comités pour la défense de... "
J'ai déjà parlé du crépuscule de l'État
de droit. J'ai déjà déploré le remplacement
sans vergogne, par une logique de pouvoir, d'une justice reposant sur un
consensus en faveur du droit qui était la pierre d'assise même
de notre société démocratique. Cette semaine, nous
avons fait un pas de plus dans la mauvaise direction.
Un autre pouvoir s'est ostensiblement manifesté cette semaine quand
le policier Lesiège, que nous avons tous vu aux nouvelles, sur vidéo,
cassant consciencieusement sur le pavé la gueule d'un prévenu
sans défense, a été exonéré de tout blâme.
Le témoin a charge - qui a quelques démêlés avec
la police - a jugé qu'il avait mieux à faire ce matin-là
que d'aller témoigner au procès du policier Lesiège.
Pas de témoin, pas de cause, ce qui nous vaut un autre innocent:
il n'y a pas eu violence excessive. Le vidéo? Des rumeurs. M'énervez
pas avec le vidéo !
Un policier est aussi un homme de pouvoir. Il a derrière lui des
gens armés qui font corps avec lui pour le meilleur comme pour le
pire et qui, sans être formellement au-dessus de la loi, ont néanmoins
la capacité d'en orienter l'application concrète. Pourquoi
un petit malfaiteur sain d'esprit s'exposerait-il à la vindicte des
policiers? Qui voudrait être celui qui a envoyé en prison un
policier, un homme de pouvoir?
L'acquittement de Lesiège me désole. Remarquez que si j'étais
policier j'aurais parfois la tentation de tabasser les malfrats que j'arrête
à grands risques et qu'on relâche aussitôt. Je serais
tenté de me percevoir comme un justicier et de mettre au moins une
paire de taloches à ceux qui volent, battent, violent et s'en tirent
avec une réprimande. Je serais tenté, mais j'espère
que je résisterais à la tentation; parce que quand ceux qui
sont en principe du coté des anges doivent prendre les moyens des
truands pour que la justice soit faite, on passe à une autre phase
de l'agonie de la société.
L'acquittement de Lesiège me désole, parce que c'est une incitation
à faire prévaloir la justice en marge de la loi et donc le
constat renouvelé que celle-ci est de plus en plus impuissante. Un
message, d'ailleurs, que véhiculent sans cesse le cinéma et
la télévision: la loi est veule, inepte, lourde, ridicule;
seul un Justicier peut apporte l'espoir... Est-ce qu'on ne comprend pas
où cette voie nous mène?
Dans un premier temps, les gangs se développent en opposition au
pouvoir. La faiblesse, et l'inertie des gouvernements permettent que les
moyens dont une démocratie se dote pour assurer la primauté
du droit soient détournés subtilement de leur fin pour servir
les intérêts de ceux qui savent manier l'astuce, la menace,
la corruption. Ainsi, on a vu la Charte des droits et libertés utilisée
bien plus souvent pour permettre à certains qu'en d'autres temps
on aurait jugés coupables d'échapper à la loi que pour
faciliter la défense de leurs droits à ceux que leur faiblesse
empêchait de le faire. Cette étape arrive à maturité
quand la justice défaille. Quand on peut penser que le crime restera
probablement impuni et que la victime ne sera sans doute pas dédommagée.
Nous en sommes bien là depuis déjà quelque temps.
La deuxième étape, dont l'acquittement de Lesiège vient
confirmer qu'elle est bien engagée, est celle où les gangs
se développent non plus en opposition mais en parallèle au
pouvoir. Pour lutter efficacement contre les "forces du mal",
les "forces du bien" utilisent les armes de ces dernières,
cherchant discrètement à maintenir l'ordre et la justice en
marge de la loi. Pour le faire impunément, les "bons" s'assemblent
et chacun compte désormais sur le pouvoir dont dispose son gang pour
se protéger et accomplir sa tâche. La fin justifie les moyens
et brutaliser ou fabriquer des preuves pour faire condamner celui dont "on
sait" qu'il est coupable devient une manoeuvre acceptable. Évidemment,
il y a des bavures; on peut se tromper, comme pour Barnabé, cafouiller
comme dans l'Affaire Matticks ... mais l'intention est pure.
L'intention est bonne, mais, peu à peu, s'établit une alternative
à la voie du droit pour obtenir justice. Une alternative qui mène
aux Escadrons de la mort du Brésil et, aussi - parce que les genres
se mêlent quand on est hors-la-loi - à cette "mission"
que se sont donnée à ce qu'il semble les hôtes de nos
prisons de régler leur compte aux violeurs d'enfants. Une alternative
qui conduit à Escobar finançant des écoles en Colombie,
au FBI kidnappant des trafiquants au Mexique, à la France récupérant
Carlos au Soudan et au rapt par Israël des vieux Nazis où qu'ils
se trouvent.
Quand l'alternative est bien entrée dans les moeurs et que la population
ne croit plus à la justice de droit - ni à la démocratie
qui ne vit qu'en symbiose avec elle - le temps vient de passer à
la troisième étape: les gangs au pouvoir. Plusieurs gangs
comme en Russie; c'est l'État mafieux. Ou un seul gang... et c'est
l'État fasciste. Quand la majorité de la population se sent
exclue d'un pouvoir que se partagent des gangs qui deviennent d'autant plus
exclusifs qu'ils ont plus de succès, cette majorité se cherche
un chef.
Quelqu'un qui paraisse plus grand, plus, fort, plus décidé
que même Lasagne ou Mom Boucher. Quelqu'un qui ait le profil d'un
chef de gang mais qui parle à tout le monde. Quelqu'un qui ne parle
pas d'argent - il n'y en a jamais assez - mais d'idées vagues qu'on
peut partager, comme celle de Justice. Et alors la justice ne s'applique
plus discrètement mais OUVERTEMENT en marge de la loi. On met la
démocratie à la poubelle et on règle les comptes. Pendant
10 ans, 20 ans... Le temps que renaisse l'espoir. C'est ça le message
que passe l'impunité de Lesiège. Est-ce qu'il va falloir vivre
ça, ou allons-nous nous ressaisir à temps?
Pierre JC Allard
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