99.05.19
"Vers demain"
Quand je vois le Dow-Jones franchir la barre magique des 10 000 sans
ralentir et crever 11 000 en un temps record, je n'éprouve pas l'émoi
triomphaliste que les prophètes du néo-libéralisme
voudraient que nous ressentions. J'ai plutôt la même sainte
trouille que m'inspirent certains numéros du Cirque du Soleil, ceux
où il semble inéluctable que, tôt ou tard, quelqu'un
se casse la gueule. J'ai la trouille, mais je me souviens aussi avec une
certaine nostalgie de Réal Caouette, des Créditistes et des
Bérets blancs.
Je me souviens d'une époque où des gens simples disaient,
en leur propres mots, que l'argent n'était qu'un outil, que les banques
étaient des opérations de brigandages institutionnalisées
et qu'on ne s'en porterait que mieux si l'État distribuait chaque
mois aux citoyens un "dividende" social qui constituerait pour
chacun sa juste part de l'enrichissement national.
Parce que ceux qui le disaient n'utilisaient pas le vocabulaire des économistes
en titre, on ne se privait pas de se moquer de "la piasse à
Caouette" et il était de bon ton de sourire quand quiconque
parlait du Crédit Social ou du Ralliement des Créditistes.
On souriait, ce qui évitait d'engager le débat. Et quand le
journal "Vers demain" répétait ad nauseam les mêmes
thèmes, les rieurs avaient beau jeu pour souligner qu'il n'apportait
rien de nouveau.
Une génération plus tard - et les Bérets blancs, pour
autant que je sache, étant passés à l'histoire - il
n'est pas sans intérêt de constater aujourd'hui qu'il n'y a
sans doute pas de meilleur mot que "créditiste" pour qualifier
le mode de gestion que tous les gouvernements depuis Trudeau ont appliqué
au Canada... et les autres gouvernements modernes à leurs États
respectifs. La monnaie, dégagée de la contrainte que lui imposait
sa relation avec l'or, est bien devenue un outil et, comme le disait le
vieux slogan des Créditistes, on a rendu "financièrement
possible tout ce qui est techniquement réalisable". Demain est
arrivé.
Nous vivons dans un régime "créditiste". Évidemment,
on n'a pas tout pris du "crédit social". On a pris le crédit
mais on a négligé le social, de sorte que le "dividende"
n'a pas été distribué à la population pour soutenir
le pouvoir d'achat et faire tourner l'économie; le "dividende"
- la plus-value, année après année du progrès
technologique - est resté sagement dans le giron des nantis et s'est
soldé par une hausse météorique de la valeur des actions
en bourse.
Parce que l'argent est resté dans la bourse des riches, il n'y a
pas eu cette inflation des prix à la consommation dont nous menaçaient
jadis les détracteurs de la "piasse à Caouette",
une inflation qui, d'ailleurs, intelligemment contrôlée, aurait
été une bénédiction. Il n'y a eu qu'une explosion
de la valeur des titres boursiers. Une enflure exorbitante, démesurée
de la richesse virtuelle qui ne représente aucune réalité
puisque notre niveau de vie réel, en dollars constants, n'a pas bougé
depuis 17 ans alors que le Dow-Jones, depuis 1982, est passé de 750
à 11 000, multipliant sa valeur nominale par 14 !
Pour comprendre toute l'absurdité de cette richesse "virtuelle"
que représente un Dow Jones à 11 000, il faut revenir à
un langage simple collé à la réalité, le langage
qu'auraient adoré les vieux Créditistes. Ça vaut quoi,
pour vrai, une action en Bourse?. L'action d'une compagnie en Bourse, vaut
l'espérance du profit à réaliser en vendant aux gens
les produits de cette compagnie. Si les gens n'on pas plus d'argent qu'il
y a 17 ans, on ne peut pas faire plus d'argent qu'il y a 17 ans à
leur vendre quoi que ce soit. Une compagnie peut valoir plus, une autre
moins mais, en moyenne - ce que tentent de représenter les indices
comme le Dow Jones ou Standard & Poor - les actions en Bourse (sauf
en fonction de l'accroissement démographique) ne valent pas vraiment
plus aujourd'hui qu'il y a 17 ans. La hausse de valeur des actions en bourse
est une pure construction mentale.
La réalité, c'est que le régime "créditiste-capitaliste"
des trois dernières décennies a créé une situation
non seulement plus injuste mais infiniment plus dangereuse que celle qu'aurait
créée un "crédit social", puisque l'inflation
progressive qui aurait résulté de la distribution d'un dividende
social aurait pu être progressivement corrigée alors que la
bulle fragile de la valeur boursière illusoire qu'on nous propose
comme base de la richesse peut nous éclater au visage à tout
moment, donnant un sens nouveau et terrifiant à ce "vers demain"
que les Créditistes naïfs de la génération passée
proposaient comme un message d'espoir.
Pierre JC Allard
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