99.04.21
LES MAÎTRES-PARLEURS
Il y a quelques années déjà que je dois occasionnellement
fréquenter la "Division de pratique" de la Cour Supérieure.
La Division de pratique est l'endroit où, en principe, on ne décide
finalement de rien. C'est le royaume du temporaire et du transitoire, le
lieu des escarmouches qui précèdent les grandes manoeuvres
légales. En réalité, la Division de pratique étant
d'abord et avant tout le temple du dilatoire, c'est là que se perdent
une bonne partie des causes, mêmes les plus importantes.
Certaines se perdent pour vices de forme, erreur de procédures et
autres raisons qui ont tout de même un rapport éloigné
avec le fond du litige, mais la plupart se perdent par impatience, par pauvreté,
par dépit. La Division de pratique, voyez-vous, c'est là que
les avocats attendent... et sont payés pour attendre. Attendre des
heures, pour plaider souvent un élément mineur, devant un
juge qui entend des douzaines et des douzaines de causes... La Division
de pratique est l'endroit où l'on attend. Avec le risque d'une remise,
bien sûr.
La remise, c'est la bombe atomique du dilatoire. Vous perdez une journée
de travail, vous assignez des témoins qui perdent aussi une journée
de travail, puis arrive le Maître-parleur de l'adversaire qui, d'entrée
de jeu, demande que tout ça soit remis d'une semaine, ou de deux,
ou de trois; son horaire est si chargé... Votre propre avocat va
protester, bien sûr, mais sans en mettre trop. La semaine prochaine,
ou dans six mois, c'est lui qui voudra un délai... alors mollo, mollo,
et doux doux sur les effets de manches. Les clients passent, les confrères
sont là pour la vie.
Un raffinement, surtout le vendredi, est d'entretenir le suspense. Passera?
Passera pas ? Cet après-midi peut-être... Ooops! trop tard.
C'est le juge lui-même, cette fois, qui prend l'initiative de fixer
la date qui convient aux deux maîtres-corbeaux. Deux semaines, un
mois... Cette journée vous aura coûté 500 ou 1 000 dollars.
Combien de fois voulez-vous vivre ça avant de jeter l'éponge?
Les grands et les gros ne jettent jamais l'éponge; les petits passent
avec l'eau du bain...
Si vous avez à vivre ça, au moins apprenez quelque chose.
Prêtez attention aux autres causes qui défilent, aux arguments
des avocats, aux objections faites, aux témoignages des témoins;
aux jugements rendus, surtout. Si vous êtes sans formation juridique,
comme la majorité des gens, vous allez vite ressentir un vague malaise,
surpris de la majorité des jugements rendus. Surpris et peut-être
scandalisés, comme si c'est le bon droit qui en prenait pour son
rhume à chaque coup. Vous écoutez les parties et leurs témoins
et vous vous dites: "C'est celui-ci qui a raison"; la plupart
du temps, c'est l'autre qui sortira gagnant. Pourquoi?
Ce n'est pas que les juges soient particulièrement bêtes ni
qu'ils aient un préjugé contre le bon droit; c'est simplement
que vous êtes ici dans l'antre du Droit, que le juge doit juger en
Droit et que le Droit ne va pas nécessairement main dans la main
avec la justice et encore moins l'équité. En fait, surtout
en Division de pratique, le Droit est généralement ce que
l'on oppose à la justice et à l'équité - avec
succès la plupart du temps.
Si vous réfléchissez, d'ailleurs, vous allez comprendre que
cette situation est inévitable. Celui qui est dans son bon droit
et qui a la loi de son coté n'est pas souvent appelé en Division
de pratique, car son adversaire qui a tort et est de de mauvaise foi n'ira
pas se casser les dents à moins que son avocat n'ait trouvé
une astuce légale qui lui donne une chance de gagner malgré
tout... ou de gagner du temps et de ruiner son adversaire en procédures.
C'est celui qui a trouvé cette astuce qui monte aux barricades et
il arrive en cour avec la loi de son coté ou du moins une bonne chance
qu'elle le soit. Si la loi est de son coté, généralement
il gagne puisque c'est la mission du juge d'appliquer la loi. Celui qui
n'a que le bon droit pour lui est donc le perdant.
La majorité de ceux que vous voyez en Division de pratique ont la
justice OU le droit de leur coté, mais pas les deux. Vous allez donc
assister 10 fois, 20 fois, 50 fois au cours de la journée à
la lutte éternelle entre l'innocence et la duplicité, mais
avec une dimension passionnante qu'on ne retrouve nulle part ailleurs: un
duel entre la rouerie de l'avocat qui a la loi pour lui mais veut la déguiser
en vraie justice et les arabesques byzantines de celui qui représente
le bon droit en position de faiblesse et veut le faire triompher en lui
donnant des allures "légales" qu'il n'a pas, au risque
qu'on puisse mettre en doute ce bon droit lui-même.
Parfois, la scène prend une tournure de vaudeville. La bouffonnerie
atteint à des sommets quand les avocats au dossier ont tous deux
choisi de ne pas perdre LEUR temps à venir ergoter d'un point qui
n'a d'autre intérêt que de faire perdre celui des autres, et
se font représenter par un confrère ou un avocat junior de
leur bureau auquel on a remis le matin même un dossier qui peut comporter
100 pièces et couvrir 5 ans de discussions serrées.
Le vague et l'ambigu sont alors de la partie, chacun feignant de savoir
de quoi il s'agit sans en connaître vraiment les éléments
essentiels. Certains juges réagissent alors avec indulgence et laissent
les procureurs s'y retrouver un peu avant de les renvoyer dos à dos
avec une remise, un accord de principe ou une décision qui ne fait
de mal à personne. D'autres sont moins tolérants et les clients
peuvent alors entendre sur ceux qui les représentent des commentaires
d'autant plus dévastateurs qu'ils sont tout aussi indiscutables qu'indiscutés.
La Division de pratique répond à un besoin incontournable
du système judiciaire actuel: il faut bien régler quelque
par toutes ces questions que le formalisme du droit rend pertinentes. Mais
si le droit n'était si formel ? Si l'on jugeait en équité
? Si la loi était écrite dans un langage qui la rend accessible?
S'il y a avait assez de magistrats pour qu'il n'y ait plus d'attente? Si
la justice était gratuite - comme on s'indignera dans 50 and qu'elle
ne l'ait pas toujours été? Si..., si..., si on rebâtissait
tout simplement un système judiciaire qui n'aurait pour objectif
que de rendre justice rapidement et sans ruiner les plaideurs ?
Pierre JC Allard
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