98.03.04
RICK ET LE CHAR D'ASSAUT
Quelques milliers d'Irakiens sont encore vivants ce matin; les bombardiers
américains ne sont pas allé parader dans le ciel de Baghdad.
J'en suis soulagé. Heureux comme s'il avait plu sur une arène
espagnole et qu'on avait annulé la corrida. Content comme si on avait
mis une croix sur la saison de la chasse. Rassuré, comme si un Pouvoir
d'en haut était intervenu pour empêcher une méchanceté
gratuite. Allah Akbar - Dieu est grand - disent sans doute ce matin
pas mal d'Irakiens.
Grand, et bien compliqué. "Les voies de Dieu sont insondables"
- qu'ils nous disaient jadis, nos curés, comme maintenant les ayatollahs...
mais il est intéressant, tout de même, de voir comment le Bon
Dieu s'y est pris, cette fois-ci, pour accorder un miracle à ces
gens de Baghdad qui le lui demandaient si gentiment, le front à terre,
cinq fois par jour.
Tout était en place pour que le prix de l'essence à la
pompe remonte, de 99 cents à $ 1.30 le gallon aux U.S.A ... et ailleurs
à l'avenant. Faire flamber quelques puits, miner quelques champs,
bloquer le détroit d'Ormuz en y coulant un ou deux navires... Un
jeu d'enfants et des dizaines de milliards de dollars à faire *.
On dit ici "jeu d'enfants", comme on dirait "chasse sportive".
Vous vous installez à l'abri sur une branche et vous tirez une flèche:
le chevreuil meurt d'une hémorragie, en moins d'une heure. Vous bombardez
l'Irak, et un million d'enfants meurent de faim en moins de 6 ans. On bombarde
de très haut ou de très loin; c'est moins dangereux. C'est
ce qu'on a fait la dernière fois et il n'y avait qu'à remettre
ça.
Pourquoi on ne l'a pas fait, cette fois-ci? Le premier outil de la Providence
a été Rick. Le 18 février, à Columbus en Ohio,
Rick Theis - (qui a une bouille "straight" à être
mormon ou astronaute) - est allé, avec quelques camarades, chahuter
la Secrétaire d'État des États-Unis et une brochette
de poids-lourds du même acabit qui venaient s'assurer que le bon peuple
américain était prêt pour sa cueillette de sang périodique.
Rick a si bien chahuté, à Columbus, qu'il est passé
sur trois colonnes à la une de tous les quotidiens américains.
"NON à la guerre, NON aux bombardements"... Bizarre de
dire NON dans le Midwest chauvin, le pays des longues carabines et des idées
courtes. Les politicologues, en entendant Rick dire NON, ont donc couru
aux sondages. Et là, ils ont vu que le massacre des innocents ne
faisait pas l'unanimité. Pas comme à Granada ou à Panama,
en tout cas; plutôt comme au Viêt-Nam. Dangereux.
Dangereux que le peuple réfléchisse. Surtout que, fait
absolument inusité, les Américains ont déçu
ceux qui les manipulent en affirmant récemment, à 80%, qu'un
président qui fait un boulot correct ne devrait pas être mis
au pilori simplement parce qu'il fait des gentillesses en passant à
une petite grue qui lui court après. Comme si le peuple américain
devenait adulte... et perdait cette cruauté inconsciente qui est
celle des enfants.
Le peuple ne veut pas? On annule et on rembourse.... Oh, les U.S.A ne
perdront pas la face; une vague promesse de l'Irak aux Nations-Unies, en
toute dernière heure, a fourni l'excuse pour ne pas bombarder. Mais
tout le monde sait que les Irakiens doivent une fière chandelle à
Rick.
Rick a arrêté le char d'assaut. Le rouleau compresseur
de la bêtise et de la méchanceté. Comme ce Chinois inconnu,
dont le monde entier a vu la photo il y a quelques années, qui avait
arrêté les chars d'assaut à Beijing en leur barrant
la route. Rick et l'inconnu de Tien-an-Mein apportent la bonne nouvelle
que même le plus humble d'entre nous peut changer le cours de l'histoire
s'il a le courage de dire NON.
Les cyniques diront que la Providence a eu d'autres outils. Il y avait
aussi des milliards de dollars à faire à ne PAS bombarder
l'Irak. Les Français ont intrigué en souplesse, les Japonais
ont montré leur vulnérabilité à une hausse des
prix du pétrole et les conséquences sur les marchés
boursiers d'Asie de cette vulnérabilité. Les Russes ont parlé
très crûment. Il y a eu aussi l'arrestation à New-York
d'un présumé terroriste, montrant à quel point il serait
facile de répandre une épidémie aux Etats-Unis à
partir d'agents biologiques comme ceux dont on soupçonne l'Irak de
disposer. Et il a bien fallu que quelqu'un, qui n'est sans doute pas un
idéaliste, décide de "passer" le message de Rick
à la une des journaux...
On a des raisons d'être cyniques: la Providence, en cette affaire,
a reçu des coups de main de partout. Mais ne perdons pas de vue qu'en
bout de ligne c'est Rick Theis, un type comme vous et moi, qui, un matin
d'hiver, a décidé de prendre une banderolle et de barrer la
route au char d'assaut. Et le char s'est arrêté. C'est un exemple
à suivre.
Pierre JC Allard
* Le banc des punitions
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