98.01.28
SALUT À TOI, DAME BÊTISE
Il y a tant d'horreurs à dénoncer dans notre société,
tant d'infamies et de méchanceté, qu'on n'a presque jamais
le temps de s'arrêter à ce qui n'est que "seulement"
bête. C'est dommage. Dommage et bien imprudent, puisqu'il y a souvent
plus a craindre de la stupidité imprévisible de nos gouvernants
que de leurs magouilles, lesquelles on peut au moins prévoir et dont
on peut ainsi se garer. La bêtise, elle, arrive là où
on ne l'attend pas. Bang, le pavé est tombé, vous êtes
mort avant de l'avoir su. Mort, appauvri ou simplement mécontent.
Mais attention! Laissez passer la bêtise qui mécontente et,
tôt ou tard, la même bêtise, en toute innocence, reviendra
vous tuer.
C'est ainsi, puisque l'on parle de pavés, que j'ai été
assez mécontent de retrouver la Place Jacques-Cartier dévastée.
Pas horrifié - à titre de contribuable, ça ne fera
pas tant grimper ma facture et, à titre de résidant du Vieux-Montréal,
ça ne fera toujours qu'un emmerdement de plus - mais mécontent.
Mécontent que quelqu'un qui aurait pu faire quelque chose d'utile
- et qui est sans doute bien payé pour concevoir des améliorations
au tissu urbain de Montréal - n'ait rien trouver de mieux à
faire que de sacager une place bien jolie, connue des touristes, fréquentée
assidûment par les Montréalais et dont, à ma connaissance,
personne ne se plaignait. Pourquoi l'avoir fait ?
L'affection qu'on porte à une ville, c'est pour une bonne part le
résultat de toute une foule de souvenirs que nous rappellent les
lieux familiers où l'on a été heureux. Beaucoup de
gens ont été heureux Place Jacques-Cartier; pourquoi ne pas
avoir laissé nos souvenirs en paix? Pourquoi ne pas s'être
attaqué aux lieux de laideur hideuse qui foisonnent à courte
distance de là ?
Par exemple, pourquoi ne pas avoir refait de A à Z cet "agora"
qu'on a construit sur l'emplacement de l'ancien Carré Viger? Cet
endroit est sinistre, désert si ce n'est la présence de quelques
itinérants qui ne sont pas les plus sociables. Cet endroit a tout
d'un coupe-gorges. Pourquoi ne pas l'avoir modifié? Ou encore, on
aurait pu corriger la planification bâtarde qui a fait flotter le
Palais des Congrès au-dessus de l'autoroute Ville-Marie au lieu de
la lui faire recouvrir, avec pour conséquence un vacarme infernal,
un taux de monoxyde de carbone à la sortie du métro qui est
un danger pour la santé publique, et un balcon d'où d'autres
imbéciles jettent d'autres pavés - meurtriers, ceux-là
- sur d'autres victimes. Il y a tant de choses à faire, pourquoi
s'en être pris à la Place Jacques-Cartier?
Mais bon, ce n'est toujours là qu'une petite bêtise, une source
de petit mécontentement... Est-ce qu'il faut vraiment s'y attarder?
Non, il faut seulement en prendre pleinement conscience, comme d'un petit
bijoux de bêtise qui permet de ne pas se laisser distraire par les
excuses quand on regarde ensuite les colossales bêtises de l'administration
municipale, les bêtises qui nous font vraiment beaucoup de mal.
La bêtise d'un pacte fiscal avec Québec qui n'a jamais abouti
à des conditions satisfaisantes, pacte qui ne laisse finalement à
Montréal que le droit de s'endetter au delà de ce que la loi
antérieure lui permettait et qui ne règle rien pour l'avenir.
Bêtise d'un règlement avec les cols bleus qui oblige toujours
la Ville à NE PAS planifier ses ressources selon ses besoins et à
NE PAS faire exécuter ses travaux au meilleur coût. Bêtise
d'un cirque de querelles intestines au sein du parti au pouvoir à
l'Hôtel de Ville, parti devenant minoritaire à coups de limogeages
et de démissions, de sorte qu'on ne sait plus très bien qui
mène cette ville. Bêtise d'une opposition qui s'effiloche au
point qu'on ne peut plus vraiment y voir une solution de rechange.
Faut-il parler du bradage des actifs immobiliers, de l'équivoque
qui plane sur les opérations des paramunicipales, de la valse-hésitation
quant au poste de Secrétaire général de la Ville? Et
quand le Premier Ministre du Québec vient nous dire qu'une élection
ne réglera pas le problème de Montréal, que veut-il
nous dire, au juste? Que la démocratie ne fonctionne plus, ou que
les limites et les ressources de la ville de Montréal - telles que
définies par le Gouvernement du Québec, ne l'oublions pas
! - ne permettent pas que celle-ci soit une entité viable?
Si c'est la démocratie municipale qui ne fonctionne plus, ne faudrait-il
pas en changer immédiatement les règles, en supprimmant les
"partis" municipaux, qui sont des non-sens, comme la proposition
en a été faite il y a déjà quatre ans? Et si
ce sont les limites et les ressources de Montréal qui sont désuètes,
le Gouvernement de Québec, qui seul en a le pouvoir, ne devrait-il
pas IMMÉDIATEMENT les changer, sans doute dans la direction indiquée
par la création de la mégapole Toronto, plutôt que de
procéder par insinuations ?
Cette Dame Bêtise que chantait Jacques Brel ne règne donc pas
seulement à Montréal. Elle est aussi solidement établie
à Québec. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit pas aussi
à Ottawa, même si ceci est une autre histoire. En fait, la
bêtise est partout. Vous en doutez? Notez simplement, au hasard d'une
journée, toutes les améliorations évidentes que VOUS
pourriez apporter à tous les biens et services qu'on vous offre...
Comme si personne ne se donnait plus la peine de faire les choses parfaitement.
Quand plus personne ne semble avoir le coeur à l'ouvrage de changer
toutes ces milliers de petites choses qui ne sont pas ce qu'elles devraient
être - du transport en commun qui se détériore aux formulaires
de l'impôt que le contribuable ne comprend pas - c'est un peu comme
si la société avait perdu le goût de vivre. Puis, un
jour, on s'aperçoit qu'une société peut mourir durant
son sommeil...
Pierre JC Allard
Page précédente
Page suivante
Litanie des avanies
Retour à l'accueil