Si le Québec n'est pas le tiers-monde, c'est que tous les Québécois,
pauvres ou riches, peuvent profiter, gratuite-ment ou presque, de la télévision,
des autoroutes, et de toute l'infrastructure de pays riche dont nous disposons.
C'est qu'ils peuvent jouir de certains services sociaux tels l'éducation
et la médecine, et ont accès aux paiements de transfert -
allocations familiales, pensions de vieillesse, assurance chômage,
bien-être social, etc - de même qu'à des programmes divers:
prêts et bourses aux étudiants, subventions pour création
d'emploi ou d'entreprises, aide financière à la culture, à
l'agriculture, à la construction et la location de logements, etc,
Ce qui rend la situation du pauvre au Québec plus tolérable
que celle du pauvre en Haïti, c'est surtout cette masse de services
que l'État paye avec les taxes des plus fortunés et met à
la disposition de tout le monde. Tout se passe comme si 35% de la richesse
du pays était répartie équitablement entre tout le
monde, AVANT que ne commence à jouer la différence de revenu
entre les gens.
Il existe présentement des centaines de programmes fédéraux,
provinciaux, régionaux, municipaux auxquels on peut venir remplir
son écuelle, et on réduirait beaucoup les inégalités
si tout le monde avait VRAIMENT une chance égale d'y avoir accès.
Mais en pratique, ce n'est pas le cas, parce qu'il y a tant de programmes
- et tant de formalités et de complications à en toucher les
fonds - que le monde ordinaire en est exclu plus souvent qu'autrement, au
profit de tous les petits débrouillards qui connaissent bien les
rouages de "l'État".
L'État, pour le monde ordinaire, ça représente ici
au Québec au moins les gouvernements fédéral et provincial,
quelques douzaines de sociétés para-publiques et toutes les
administrations régionales et locales: CUM, MRC, etc. Connaître
à fond tous les programmes de l'État et en retirer sa juste
part exige aujourd'hui des connaissances et une expertise que ne peut avoir
le monde ordinaire.
Pour rendre plus facile l'accès à leurs programmes, Ottawa,
Québec et la Ville de Montréal créent de plus en plus
des "guichets uniques" - des lieux physiques ou des numéros
de télé-phone - où la population peut avoir accès
à un fonctionnaire adéquate-ment informé, lequel répond
aux questions et aiguille les gens vers les services gouvernementaux précis
qui peuvent les aider. C'est bien, mais c'est bien insuffisant.
D'abord, parce que de l'autre coté du guichet il y a un fonctionnaire,
qui parle le langage des fonctionnaires, et dont le véritable objectif
de travail est de remplir les formules et d'acheminer ces dossiers qui constituent
la mesure de sa performance au travail; pas de résoudre le problème
du client.
Aussi, parce qu'il ne s'agit pas seulement de faire l'aiguillage des clients
vers la bonne porte du bon bureau où on rend le service dont ils
ont besoins. Il faudrait aussi prendre ces clients par la main et parcourir
avec eux , ou pour eux, tout le laby-rinthe qui mène à une
décision administrative et à son application concrète.
Le guichet unique, dans sa forme actuelle, est donc uniquement un premier
pas en avant. Il faut faire beaucoup mieux .
Le mot "cicerone" ne désigne pas une sorte de saucisse
italiennes. Un cicerone - et c'est bien le droit du monde ordinaire d'aller
aussi parfois chercher dans le dictionnaire le mot dont il a besoin - c'est
celui qui vous prend par la main et qui vous fait visiter les lieux. dans
une pays étranger par exemple. C'est bien le mot qu'il faut pour
désigner un spécialiste qui saurait sur le bout de ses doigts
les conditions d'application des programmes des divers paliers de gouvernement,
et qui pourrait aider le monde ordinaire à s'y retrouver dans ce
fouillis.
Pas seulement en leur indiquant à quelle porte frapper, mais en frappant
à cette porte en leur nom en remplissant les formules nécessaires,
en appelant les bonnes personnes, en faisant le suivi des démarches
jusqu'à ce que la réponse soit obtenue, que la décision
soit prise et que le chèque ait été reçu et
touché.
Chaque individu devrait donc avoir son cicerone, comme chaque individu devrait
avoir son médecin de famille, et c'est l'État qui devrait
rémunérer les cicerones, comme c'est l'État qui rémunère
les médecins. Ce qui ne veut pas dire que le cicerone doive être
rémunéré "à l'acte administratif",
avec l'équivalent de la "castonguette"
La "capitation", est la meilleure façon de rémunérer
ces professionnels. Chaque adulte choisit un cicerone, et pour chaque adulte
et mineur sous sa garde inscrit au bureau d'un cicerone, celui-ci reçoit
de L'État un montant mensuel. Il n'y a donc pas de surprise quand
au montant global payé par l'État, et le client, pour sa part,
a toujours le choix de son cicerone.
Qui serait cicerone? Un professionnel autonome recruté au départ
sur une base de concours, et le bon sens suggère que ce seront la
plupart du temps des fonctionnaires actuels qui poseront leur candidature
et qui seront choisis, puisque ce que nous attendons d'un cicerone, c'est
une connaissance en profondeur des programmes de l'État et la capacité
d'établir des relations efficaces avec ceux qui en sont responsables.
Il faut penser à la création d'un corps professionnel inscrit
à l'Office des Professions. Les études menant à cette
profession pourront être aussi simples ou complexes que l'on voudra,
mais se situeront comme niveau au même palier que celles requises
d'un économiste ou d'un sociologue, par exemple.
Ce sont les professionnels parmi les fonctionnaires actuels qui deviendront
surtout cicerones. Mais quels que soient ceux qui occupent ces postes de
cicerones, l'objectif avoué sera que le nombre des fonctionnaires
soient diminué au moins d'autant de professionnels et de cadres intermé-diaires
de la Fonction Publique qu'il y aura de cicerones nommés.
C'est ainsi que l'on prévoit que la création de cette profession
ne devrait pas augmenter le coût du fonctionnement de l'État,
mais seulement en améliorer l'efficacité. Et ce n'est qu'un
début, un précédent pour transformer notre Fonction
publique. Dites vite: "La Fonction publique ne fonctionnera pas tant
que tous les fonctionnaires ne se seront pas défonctionnarisés"
Ce n'est pas un simple exercice de langage: c'est un programme de bonne
gestion des affaires publiques.
Que fera le cicerone pour son client? Dans un premier temps, il devrait
s'asseoir avec celui-ci et les membres de sa famille et apprendre à
connaître mieux leur situation et leurs besoins. A la lumière
de l'information qu'il aura recueillie, le cicerone verra comment faire
mieux bénéficier ses clients des programmes de l'État.
Si le client est chômeur ou assisté social, le cicerone verra
non seulement à ce que celui-ci touche bien les prestations auxquelles
il a droit, mais aussi à ce qu'il tire avantage des programmes et
subsides particuliers à sa condition. Et il verra à ce que
les membres de la famille touchent toutes ces allocations familiales, bourses,
pensions de vieillesse et pensions d'invalidité auxquelles ils ont
droit.
Ce sont les questions fondamentales à régler, mais le cicerone
ira plus en profondeur. Le client aurait-il intérêt à
devenir propriétaire ou, s'il l'est déjà, à
rénover sa propriété en bénéficiant,
dans un cas comme dans l'autre, des subventions disponibles? Ou peut-il,
plutôt avoir accès à un logement social, ou à
une assistance financière pour le payement de son loyer?
Le cicerone ira beaucoup plus loin. Le client ne pourrait-il pas obtenir
une subvention et, sur cette base, créer sa propre entreprise, seul
ou avec d'autres? D'autres qui, ne l'oublions pas, seront souvent d'autres
clients du même cicerone... et toujours des clients de l'un ou l'autre
de ses confrères. Le réseau des cicerones deviendra rapidement
un élément mobilisateur important pour ce genre d'initiatives.
Ces initiatives que l'État a créées pour le monde ordinaire,
pas seulement pour quelques individus.
Si on regarde la part considérable de toutes nos activités
quotidiennes qui consistent en relations avec les divers paliers de gouvernement,
on peut voir que le cicerone sera un homme bien occupé.
Le cicerone sera d'autant plus occupé, qu'il lui incombera aussi
de guider son client auprès de tous ces corps publics et parapublics
avec lesquels on a parfois des relations si pénibles: commissions
scolaires, municipalités régionales de comté, Régie
automo-bile, Régie du logement, etc. Retirer un permis, avoir la
bonne formule, remplir tous ces questionnaires, voilà qui est facile
pour celui qui sait... mais qui est l'enfer pour le monde ordinaire. Le
cicerone, son adjoint(e) ou ses commis le feront beaucoup plus aisément,
et mieux.
Le cicerone deviendra le conseiller privilégié des gens ordinaires
en tout ce qui touche leurs relations avec l'État, et donc pour la
gestion d'une bonne part de leurs affaires. Souvent, d'ailleurs, c'est le
cicerone qui, le premier, verra un problème et qui conseillera au
client de s'adresser aux professionnels plus spécialisés,
tels comptables, fiscalistes et avocats.
En prévoyant au départ un cicerone pour mille personnes, on
est donc en fait extrêmement conservateur. La tendance de l'avenir
devrait être d'augmenter le nombre de cicerones - (des professionnels
auto-motivés et responsables devant leurs clients) - et de diminuer
considérablement celui des fonctionnaires derrière leur guichet,
des gens dont les préoc-cupations sont différentes de celles
de ceux qu'il servent et dont l'efficacité ne peut être que
moindre
N'y a-t-il pas un danger que les relations privilégiées que
pourront établir certains cicerones avec les fonctionnaires responsables
des divers programmes ne créent des passe-droits? Que les cicerones
ne cherchent à obtenir pour leurs clients, des soutiens politiques,
créant ainsi une ingérence dans l'administration publique
?
Bien sûr, ce danger existe. Mais est-ce plus dangereux de mettre en
place quelques milliers de cicerones - qui deviendront en quelque sorte
les "lobbyistes" du monde ordinaire mais dont chacun ne pourra
disposer, en somme, que d'un pouvoir bien fragile -ou de laisser perdurer
un système dans lequel, faute d'expertise et d'information adéquate,
l'immense majorité des gens n'ont qu'un accès bien restreint
à ces centaines de programmes faits pour eux?
Une Nouvelle Société ne peut pas permettre que tous ces programmes
de l'État ne servent en priorité qu'à une toute petite
minorité de petits débrouillards. Elles doit courir le risque
de la mise en place d'une structure qui satisfasse aux véritables
besoins du monde ordinaire, en leur fournissant gratuitement l'expertise
qui leur ouvrira la porte de tous ces programmes faits pour eux.