Extraits de correspondances échangées
entre Brice M. et Jean-Pierre B.
à propos des citations de Brecht dans l’article
Günther
Anders - Thèses sur la théorie des besoins
[extrait d’un mail de Brice du 21 juillet 2003]
Sur le
socialisme, écris-tu, „c’est encore Brecht qui se montrait le
plus lucide”. Il reste à savoir si ce que Brecht
entendait par socialisme, y compris dans son époque, témoigne en faveur de sa
lucidité : rien n’est moins sûr, me semble-t-il. Comme le rappelle son
biographe Frederic Ewen (Bertolt Brecht. Sa vie, son art, son temps,
Seuil 1973), Brecht « rendit hommage à Staline [à sa mort] pour avoir
conduit à la victoire un peuple qui, en se dressant contre le nazisme, avait
sauvé le reste du monde. » (p. 385) Après le soulèvement des travailleurs
berlinois le 17 juillet 1953 et sa répression par la bureaucratie stalinienne,
il écrivit au Secrétaire du Parti, Walter Ulbricht : « Je tiens à vous
exprimer en ce moment mon attachement au parti de l’Unité socialiste. Bien à
vous, Bertolt Brecht. » (p. 387) « Au printemps de l’année 1955, il
alla à Moscou recevoir le prix Staline. » (p. 391) Reconnaître le
socialisme dans la démocratie antipopulaire édifiée par le stalinisme ne peut
procéder a contrario que d’une sérieuse confusion théorique, s’agissant
de quelqu’un qui, vivant au cœur de la société bureaucratique savait de quoi il
retournait exactement.
Les
remarques du même Brecht à propos d’Huxley ne témoignent pas non plus, à mon
sens, en sa faveur, mais contribuent maladroitement à gagner le lecteur au
point de vue de l’auteur du Meilleur des mondes. Brecht note dans son Journal :
« Ce Huxley s’émeut de certains phénomènes des temps modernes. Il constate
une baisse des besoins culturels. Plus on achète d’iceboxes, moins on
achète du Huxley ». La mauvaise foi et la calomnie ne me semblent pas
exemptes d’une telle déduction que je trouve révoltante et plus mesquine encore
que les intentions prêtées à Huxley. La phrase suivante renforce sensiblement
cette fâcheuse impression : « Si l’on satisfait trop les besoins
physiques (le Vice-président Wallace a déjà promis un verre de lait par
habitant), les besoins spirituels en souffrent. La souffrance a fondé la
culture ; ce sera donc la barbarie, si la souffrance
disparaît ? » Il me semble incontestable que, faute d’un dépassement
de la culture séparée, nous assistons, comme Huxley l’observait justement, à un
pourrissement, autrement dit au développement de la barbarie concomitante à la
disparition de la culture (au sens restreint), sans d’ailleurs que la
souffrance disparaisse, (bien au contraire !) ; à la satisfaction
pléthorique des besoins sur fond d’un appauvrissement « spirituel »
c’est-à-dire d’un asservissement de la conscience (qui explique « la honte
d’une telle confusion, inédite et proprement incroyable, entre servitude et
liberté »). En témoignent, au niveau le plus sommaire, le nouvel
analphabétisme de la société spectaculaire ; la progression de
l’illettrisme, masquée par la falsification des diplômes et la scolarisation
forcée entretenant la fiction de la diffusion populaire des connaissances
élémentaires. Ce maintien masqué de l'ignorance renforce sans aucun doute la
paix sociale. Je ne suis pas de ceux qui estiment qu’on peut en parler à la
légère, comme le fait Brecht. C’est d’autant plus surprenant de la part d’une
victime du nazisme qui avait pu mesurer l’ambivalence de la décomposition de la
culture bourgeoise (Brecht dut s’enfuir d’Allemagne le 28 février 1933, le
lendemain de l’incendie du Reichstag. « Le 10 mai, ses livres étaient
brûlés, en même temps que ceux d’un grand nombre d’écrivains allemands ou
étrangers. », Ibidem, p. 231). Je crois donc qu'il est légitimement
possible de s'inquiéter de l’engouement moderne pour les iceboxes et de
la baisse des besoins culturels sans passer pour un épicier de la culture
inquiet du retour sur investissement de son capital culturel. Ici, il n’est
peut-être pas inutile de se souvenir de ce qu’écrivaient aussi les
situationnistes : « Nous sommes contre la forme conventionnelle de la
culture, même dans son état le plus moderne ; mais évidemment pas en lui
préférant l’ignorance, le bon sens petit-bourgeois du boucher, le
néo-primitivisme. Il y a une attitude anti-culturelle qui est le courant d’un
impossible retour aux vieux mythes. Nous sommes pour la culture, bien entendu,
contre un tel courant. Nous nous plaçons de l’autre
côté de la culture. Non avant elle, mais après. » (I.S. 8) Je sais bien que Brecht ne lui préférait pas
l'ignorance, mais en 1942, l'intérêt croissant pour les iceboxes allait
de pair avec le développement de l'ignorance et la diffusion du « bon sens
petit-bourgeois du boucher » parmi les prolétaires, contribuant ainsi à la
défaite du projet d'émancipation sociale. C'était non seulement la culture
bourgeoise qui s'effondrait avec l'avènement des iceboxes mais le
dépassement projeté de ladite culture.
Cette
autre proposition brechtienne selon laquelle « la symphonie de Beethoven
soumet simplement le prolétaire au reste de la “culture”, qui est pour lui une
barbarie » me semble appeler de sérieuses réserves. La conception d’Anders
des valeurs culturelles comme pouvoir neutralisé, revenait déjà à passer
complètement sous silence toute la part maudite de la culture (Sade, le
romantisme, Dada et une bonne part du surréalisme, pour ne citer que ceux-là)
que l’on peut à l’inverse définir comme un anti-pouvoir neutralisé, aspect de
la question qui n’avait par contre pas échappé à la théorie du Spectacle et fonde,
du moins sur ce point, à mon avis, la supériorité manifeste du point de vue
situationniste. Cette réduction faite par Anders, qui était déjà contestable et
trace à mes yeux les limites de sa conception de 1942, se dégrade en une
proposition fracassante, adialectique, extraordinairement stérilisante et
schématique sous la plume du prix Staline 1955 — Brecht n’était pas une nuance,
semble-t-il. Après Jdanov et Mao, on ne peut pas sérieusement souscrire à cela.
Ce n’était même plus possible en 1942. En Chine, il fût un temps où l’on
entendait plus que les opéras de Mme Mao, comme l’écrivait jadis Simon Leys
dans Ombres chinoises. La bureaucratie céleste avait fait interdire
toute la musique classique (et donc Beethoven) pour intensifier la soumission
des masses. Mais la question ne nous semble même pas être de savoir si une
valeur culturelle comme la musique de Beethoven est un instrument de soumission
et d’intégration du prolétariat à la culture bourgeoise. On pourrait dire de
telle ou telle valeur culturelle ce que Stendhal disait de la beauté :
elle est une promesse de bonheur. Aucune promesse de bonheur ne peut mener
au-delà des malheurs présents ; elle peut seulement mener au-delà des
idées existantes sur la fatalité du malheur. D’où l’ambiguïté essentielle des
valeurs culturelles comprises comme anti-pouvoir neutralisé, que seul un
mouvement de subversion radicale de l’ordre existant pourrait trancher en
réalisant cette promesse de bonheur. En attendant, comme le faisait observer
l’auteur du pamphlet Lettres aux hérétiques, Pier Franco Ghisleni, à
l’un de ses détracteurs qui condamnait sa culture réactionnaire :
« Comme si c’était la culture qui était ontologiquement “réactionnaire” ou
“progressiste” et non l’usage que l’on en fait ! Dans vos mains non
seulement mon libelle, mais les Manuscrits de 44 deviennent une œuvre
réactionnaire, parce que, si vous n’avez pas compris le mien, il vous sera
impossible de comprendre ceux-ci. Vous ne vous êtes jamais demandé, Bollati,
par quelle mystérieuse alchimie les livres de Hegel ou de Ricardo sont devenus
révolutionnaires dans les mains de Marx ? Et ceux de Marx, dans vos mains,
transformés en papier pour le pilon et en marchandises de
supermarché ? »
[extrait d’un mail de Jean-Pierre du 21 juillet
2003]
[à propos du pouvoir qui maintient son cap]
Ce que je veux dire, c’est simplement que dans cette formation de
compromis qu’est la « valeur culturelle » (compromis entre le Pouvoir
et la Neutralité) le Pouvoir demeure le moment englobant et dominant. Je me fais
vraiment du souci si c’est à ce point obscur, il faut sans doute le réécrire.
[à propos du paradoxe de Horkheimer relativement au steak et à
la culture]
Je partage évidemment ton jugement. Je crois que le millionnaire
Horkheimer voulait s’encanailler philosophiquement, rien de plus, mais cela
suffit amplement à limiter son point de vue.
[à propos des structures sociales où ni la culture ni
l’utilitarisme n’ont leur place]
Mille fois d’accord, c’est bien pour cela que je m’abrite
derrière l’article de Vendramin. La sous-estimation de l’ethnographie a été
vraiment considérable, vive Mauss !
[à propos de Brecht recevant le prix Staline]
Je crois que Brecht a beaucoup joué la comédie par intérêt et
qu’il était une vraie canaille à ce sujet. Mais dans la discussion avec
messieurs les philosophes, il gardait plus les pieds sur terre et son côté
effronté ramène la « culture » à son terreau.
[à propos de la phrase de Brecht ironisant sur la culture qui
disparaît si la souffrance le fait]
C’est vraiment très amusant, et tout à ton honneur, de répondre
ici à Brecht ce que lui répondit effectivement Reichenbach (« Huxley n’est
pas un enfant. Derrière son apparente utopie on trouve une critique de la
société actuelle, qui n’a évidemment rien à voir avec le socialisme »).
Mais je crains que tu surestimes Huxley : les Francfortistes notaient
aussi que « le sauvetage de l’ancienne culture ne peut avoir lieu que sur
la base du maintien de la pénurie actuelle. Si l’objectif de la suppression des
classes est celle de la pénurie, alors la dissolution de l’ancienne culture
n’est pas un prix trop élevé pour cela. La médiocrité de Huxley réside dans le
fait de trouver ce prix trop élevé ». Et si je ne me trompe pas, les
orientations mystiques ultérieures de Huxley donnent plutôt raison à cette
sévérité, non ?
[à propos de Brecht dont les livres avaient été brûlés]
Il me semble que dans ce que dit Brecht, on doit distinguer un
optimisme (juste ou faux) selon lequel la « culture » renaît à partir
de la vie, et n’a pas à survivre sous des formes limitées condamnées.
L’ancienne culture ne concernait qu’une infime minorité sociale, les autres
(les prolos) ont-ils vraiment perdu beaucoup (à moins de tomber comme Louart et
Riesel dans l’histoire des « racines ») ? Je fais l’avocat du
diable mais je pose quand même la question.
[à propos de la culture qui disparaissait en même temps que
son dépassement]
L’illusion mourait avant son terrain, et au profit de ce
terrain, qui allait cependant répandre de nouvelles illusions, mieux intégrées
à sa médiocrité : la « culture marchande ».
[à propos d’une part maudite de la culture, qui échapperait à
sa barbarie]
Oui et non. C’est une question de temps. Les gens que tu cites
ont résisté plus longtemps à la récupération, mais que voyons-nous à
présent ? La banalisation même des meilleurs.
[à propos de l’interdiction de Beethoven par la bureaucratie
céleste]
Cela n’a rien à voir avec le propos d’Anders, qui aurait
évidemment défendu Beethoven contre Mme Mao. En 1942, les participants à cette
discussion n’avaient certainement pas vécu la prolifération de la
« culture bureaucratique » (même si on peut leur reprocher de ne pas
l’avoir détectée dans ses débuts, comme p. ex. Orwell l’avait fait). Mais, à
propos de Beethoven, crois-tu que Mao craignait sa « puissance
subversive » ? Même moi, qui suis porté à prêter toutes les qualités
du monde à cette musique, je n’irai pas jusque là.
[à propos de l’alchimie évoquée par Ghisleni]
Et quelle est donc cette mystérieuse alchimie ? Tant que
l’art fut vivant, il le fut dans des conditions sociales précises, qui à la
fois le rendaient possible et le limitaient (le rendaient possible en le
limitant). L’art (bourgeois) a été fait par des bourgeois pour des bourgeois
(l’oreille qui écoute doit être semblable à celle qui compose, avoir connu la
même formation, les mêmes influences, etc.). Pour ouvrir cet art à d’autres
groupes sociaux, il faut ou transformer l’art ou transformer ces groupes (le
projet situationniste cumulait les deux). Le sauvetage par transfert de Hegel
par Marx n’a pas rayonné sur l’ensemble du prolétariat. Les prolétaires les
plus instruits avaient entamé un chemin sinueux qui serpentait entre deux
extrêmes : l’embourgeoisement et l’auto-suppression du prolétariat.
[extrait d’un mail de Brice du 22 juillet 2003]
Je ne parviens toujours pas à
digérer le boa nommé Brecht, en dépit de ta potion vespérale. Rappelons
brièvement le contexte historique et culturel dans lequel se déroulent les
aventures de Bertolt Brecht. En mai 1941 [en plein pacte germano-soviétique
donc], « la famille Brecht […] partit pour l’Union soviétique. »
(Frédéric Ewen, Bertolt Brecht, p. 319) Peu après leur arrivée à Moscou,
sur le chemin de Vladivostok, les Brecht « étaient en mer quand ils
surent que les nazis avaient envahi l’Union soviétique. » (Ibid., p. 320)
Ils repartirent vers les Etats-Unis. « Quelle jubilation, enfin, quand ils
aperçurent les derricks de Los Angeles ! » (Ibid., p. 320) Sur la
côte d’or, Brecht « se fit de nouvelles relations : l’écrivain
français Vladimir Pozner, W. H. Auden, Christopher Isherwood, Aldous Huxley,
Charlie Chaplin ». (Ibid., p. 320)
Je maintiens qu’à l’époque de son
séjour en Californie, Brecht ne faisait pas preuve de lucidité — et c’est là
une litote ― sur le socialisme, si l’on sait qu’il l’identifiait à l’Etat
russe. Lorsqu’on a cela présent à l’esprit, on ne peut, à mon sens, lire
sans réticence que Brecht gardait les pieds sur terre dans sa
« Discussion », roulant en grande partie sur la culture et le
socialisme, avec « messieurs les philosophes ». Il écrivit de Santa
Monica à Korsch : « Nous différons depuis longtemps sur notre
évaluation de l’U.R.S.S. mais je crois que votre
position vis-à-vis de l’Union soviétique n’est pas la seule application que
l’on puisse faire de vos savantes recherches. » « A la position de
Korsch déclarant que l’U.R.S.S. a trahi le marxisme,
Brecht oppose sa dialectique. L’Union soviétique, dit-il, “n’est pas seulement
un Etat de travailleurs, mais aussi un Etat de travailleurs :
c’est-à-dire qu’une situation particulière, le Plan de cinq ans, la
collectivisation et l’industrialisation, ont donné naissance à une forme d’Etat
particulière : l’Etat stalinien ; mais, ajoute-t-il, cette forme
d’Etat, elle aussi, est susceptible d’être modifiée, et par les classes
ouvrières elles-mêmes. Voilà un argument que Brecht garde constamment à
l’esprit : il y a séparation entre la mécanique de l’Etat et son
caractère de classe fondamental. Le socialisme, qui se fonde à ses yeux sur la
raison et sur la science, est donc un phénomène capable de se corriger lui-même
et se distingue en cela de tout autre système fondé sur des prémisses
mystiques, instinctuelles, irrationnelles. » (Ibid., p. 330-331) Tout ce
qui est écrit là a été réfuté par l’histoire. Il était impossible de faire une
application prostalinienne des travaux de Korsch. La Russie n’était ni un Etat
de travailleurs, ni un Etat de travailleurs (ce genre de
pirouettes, dont Brecht semble décidément coutumier, n’a aucun fond, comme des
millions de travailleurs russes ont pu le vérifier à leurs dépens) Cette forme
d’Etat n’était presque pas modifiable, et certainement pas par les classes
ouvrières elles-mêmes qui s’efforcèrent à plusieurs reprises de l’abattre. Le
pseudo-socialisme était fondé sur la déraison bureaucratique et la
« science » de Lyssenko. Brecht qui n’avait selon moi déjà plus les
pieds sur terre aurait pu se donner la devise : Adieu, plancher des
vaches !
[extrait d’un mail de Jean-Pierre du 23 juillet
2003]
Je fais suite à ton courrier à propos de Brecht, car je me rends
compte que la façon dont j’ai cité ce dernier (te) donne l’impression qu’il
s’agit d’une apologie du personnage et / ou de ses positions politiques. S’il
en est vraiment ainsi, il m’est indispensable d’ajouter quelque chose pour
rétablir mes intentions réelles. Il est bien évident que Brecht fut un individu
particulièrement repoussant sur le plan de son acceptation (opportuniste mais
aussi dupe) du stalinisme, sur le plan de son esprit de calcul personnel, et
sur sa complaisance à jouer le rôle de l’intellectuel étatiquement agréé. Tout
cela n’a même pas besoin une seconde d’être démontré : du fait de ces
défauts là, le jugement porté sur Brecht ne pourra jamais être que globalement
négatif.
Sans que je sois en rien un connaisseur de Brecht, les seuls
points sur lesquels on peut, à mon avis, lui trouver du mérite, sont les
suivants :
1.
Son concept de
distanciation (Verfremdung) a
introduit à travers la technique théâtrale un embryon de critique du spectacle,
mais l’a aussi confiné à cette technique sans en évaluer la portée
générale ; si je ne me trompe pas, Brecht a ainsi réagi fortement contre
les techniques illusionnistes de l’identification, massivement brassées par les
procédés de mise en scène fascistes, et il a du penser que la distanciation
brechtienne serait un des ferments de transformation du « socialisme
réel », ce qui est évidemment une stupidité à de multiples égards [1],
2.
Son sens de l’impertinence
et de l’humour lui ont parfois permis de dire de cette façon ce qu’il se
refusait hélas obstinément à formuler plus nettement, sous une forme théorique
(ce hiatus le distinguait éminemment de Korsch, mais faisait aussi qu’ils
purent rester en contact, ce qui n’aurait pas été possible si Korsch avait
reconnu en Brecht un « ennemi de classe »),
3.
Dans la discussion
publiée, je trouve son point de vue parfois plus intéressant que celui de ses
contradicteurs.
Ce troisième point mérite à tout le moins que je m’en explique et
je vais l’essayer de la façon suivante.
On peut considérer la sphère industrielle, ou la sphère
culturelle, ou d’autres sphères spécifiques de la vie sociale actuelle comme
ayant chacune une existence en soi, et comme n’étant soumises au système global
que de façon médiate, relative, partielle (système de domination formelle).
On peut au contraire considérer que chaque société est un tout,
que ses parties sont solidaires les unes des autres (système de domination réelle), et même que ce caractère
solidaire augmente considérablement avec la domination de l’économie (dans les
sociétés de type traditionnel, la base agraire restait indépendante des
dynasties, de même d’ailleurs, sur de longues périodes, que l’édifice
mythologique).
Je pense que nous nous situons tous les deux dans la seconde
hypothèse. Or, je pense que c’était aussi le cas de Brecht (et de quelques
autres !). Ses remarques apparemment méprisantes sur la culture traduisaient
l’idée que si le capitalisme disparaissait, son concept de culture
disparaîtrait avec lui. Chaque société ayant l’activité
« culturelle » qu’elle mérite (et qu’elle exige), cela n’a rien de
surprenant, et c’est d’ailleurs ce qui fait toute la difficulté d’imaginer la
forme de « culture » d’une société qui n’existe pas encore. Cette
difficulté est encore aggravée par le bouleversement interne, dialectique, de
la notion même de « culture » : non seulement on n’a pas de raison
convaincante de penser qu’il existera une sphère culturelle dans une démocratie
directe, mais on a même davantage de raison de penser le contraire. Si une
société libérée est par hypothèse une société dans laquelle la vie spontanée et
immédiate a repris le dessus, il en découle nécessairement que les catégories
constituant le fétichisme et la réification actuelles, typiques de la vie
aliénée, n’auront plus de réalité séparée. C’est là, en somme, ce que
proclamait et réclamait souvent Artaud, au nom d’un sentiment d’urgence subjective
dont il était manifestement un des plus remarquables exemplaires : la vie
doit sécréter ses formes, les formes ne doivent pas être imposées à la vie.
Ces considérations opposent Brecht à l’Ecole de Francfort :
c’est la question de « l’héritage », qu’on ne peut formuler
adéquatement sous cette forme. Brecht refuse par ses boutades que l’avenir soit
grevé par des représentations et des besoins culturels du passé, étant entendu
que l’origine de classe de cette culture doit toujours demeurer présente à
l’esprit. Les propos sur la culture qui feraient l’économie de cette précision
(et de ses implications) seraient nécessairement limités. A ceci s’ajoute
toutefois une complication récente (et relativement inattendue) : la
« culture » moderne n’est plus ouvertement une culture de classe, ni
même une culture de classe à vocation universaliste, mais la monstruosité
qu’est une « culture marchande » (élément essentiel du spectacle). On
ne peut donc plus parler de culture de classe, et on est amené à parler de culture
du système, c.a.d. de marchandise culturelle.
Cette position, qui me paraît fondamentalement juste, comporte
aussi des pièges, notamment celui de porter des jugements à l’emporte-pièce et
de devenir une sorte de hooligan de
la théorie. C’est bien là ce qui t’est à juste titre antipathique : tu
vois quelqu’un cracher sur Goethe et Schiller, mais accepter Staline et Jdanov.
Et bien je crois qu’il faut tout simplement se résoudre à constater cette
contradiction, qui n’est pas du tout, évidemment, à l’honneur de Brecht, pour
le moins. Mais les limites ou les horreurs de l’individu Brecht ne me
dissuaderont pas d’essayer de garder à l’esprit le noyau rationnel de certaines positions.
Reste la question de ceux qui consomment des iceboxes et qui ne lisent plus. Jusqu’à un certain point, je crois
Brecht capable d’avoir en effet préféré le prolo analphabète à l’esthète
élitiste (jugement effectivement dialectique, mépris de classe larvé, cynisme
politique, cocktail des trois ?). La culture petite-bourgeoise était sa
bête noire, et personne ne peut s’en étonner. Mais dans la réalité historique,
le « réalisme » prolétarien (personnifié par exemple par Matti dans
la pièce Maître Puntila et son valet
Matti) n’a pas poussé le prolo, historiquement et de fait, à rejeter la
culture bourgeoise en même temps qu’il rejetait la bourgeoisie et le
capital, il l’a simplement amené à s’assimiler la merde spectaculaire moderne
comme lui étant propre, alors qu’elle lui est servie pour le plus grand
bénéfice de la bourgeoisie, propriétaire de l’image et du reste.
[…]
Visiblement, le sujet te tient à coeur
et je te donne même une énième source de bassesses brechtiennes: il s'agit des
pages 77, 78 et 273 du bouquin sur Marinus van der Lubbe [2].
[extrait d’un mail de Brice du 24 juillet 2003]
Je crois que le danger serait plutôt
de laisser croire à un lecteur que tu ignores ce qu’étaient déjà les positions
de Brecht à l’époque : une adhésion, moyennant quelques réserves de pure
forme, au stalinisme. C’est comme si tu avais évoqué la lucidité de Lukàcs sur
le socialisme. Je trouve donc qu’ajouter une note sur les errements politiques
de Brecht aurait le mérite de lever toute ambiguïté de ton côté et de relever
l’ambiguïté de la position brechtienne.
Par exemple, Brecht écrit que
« la musique, elle, ne fait qu’entraver le passage à la société sans
classe ». Outre que cette proposition au flan me semble très
contestable (c’est beaucoup prêter à la musique tout de même), je ne peux
m’empêcher de l’entendre cum grano salis lorsqu’on sait que par société
sans classes il convient de traduire en russe « Etat
ouvrier ». C’est en effet comme cela que Mao et consorts l’entendaient,
avec raison. Je ne veux pas faire de procès d’intention à Brecht, mais je ne
peux m’empêcher d’être sensible à la cruelle ironie que ses engagements
confèrent à cette proposition. On doit pouvoir faire une critique de Brecht
analogue à celle que Debord fit de Lukàcs : « Quand Lukàcs, en 1923,
montrait dans cette forme la médiation enfin trouvée entre la théorie et la
pratique, où les prolétaires cessent d’être “des spectateurs” des événements
survenus dans leur organisation, mais les ont consciemment choisis et vécus, il
décrivait comme mérites effectifs du parti bolchevik tout ce que le parti
bolchevik n’était pas. Lukàcs était encore, à côté de son profond travail
théorique, un idéologue, parlant au nom du pouvoir le plus vulgairement
extérieur au mouvement prolétarien, en croyant et en faisant croire qu’il se
trouvait lui-même, avec sa personnalité totale, dans ce pouvoir comme dans le
sien propre. Alors que la suite manifestait de quelle manière ce pouvoir
désavoue et supprime ses valets, Lukàcs, se désavouant lui-même sans fin, a
fait voir avec une netteté caricaturale à quoi il s’était exactement
identifié : au contraire de lui-même, et de ce qu’il avait soutenu dans Histoire
et Conscience de classe. Lukàcs vérifie au mieux la règle fondamentale qui
juge tous les intellectuels de ce siècle : ce qu’ils respectent mesure
exactement leur propre réalité méprisable. Lénine n’avait cependant guère
flatté ce genre d’illusions sur son activité, lui qui convenait qu’“un parti
politique ne peut examiner ses membres pour voir s’il y a des contradictions
entre leur philosophie et le programme du parti”. Le parti réel dont Lukàcs
avait présenté à contretemps le portrait rêvé n’était cohérent que pour une
tâche précise et partielle : saisir le pouvoir dans l’Etat. » (Thèse
112 de La société du spectacle)
Cela ne signifie pas à mes yeux
qu’il ne faut pas lire Brecht sous prétexte qu’il était stalinien, pas plus
qu’il ne faudrait lire Lukàcs parce qu’il fût ministre d’un gouvernement
stalinien. On tomberait dans le travers de ces staliniens proscrivant tout ce
qui leur paraissait bourgeois. Mais il ne me semble pas inutile de rappeler
comment les meilleurs propos se renversent parfois en idéologie.
Pour le reste tu as très bien résumé
dans ta lettre d’hier ce que je pense qui n’est pas éloigné du tout de
l’analyse dont tu l’accompagnais. On en arrive l’un et l’autre à la conclusion
que la culture est morte, que rien ne la ranimera mais que cette évolution
nécessaire est ambiguë suivant le vieux principe : tout ce qui n’est pas
dépassé pourrit. Cette nuance possible n’apparaît pas dans les propos de
Brecht. C’est d’autant plus regrettable que la société du spectacle est venue
confirmer son effrayante actualité. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler
cela aussi ?
Le 27 juillet 2003
:Comptes-rendus
de publications
:Liste des titres en
préparation
[1] Ce qui rejoint très précisément
le passage que tu cites (p. 330-331) du livre de Ewen (que je ne connais
pas : biographie ?). Il me paraît parfaitement clair et établi que
des gens comme Brecht continuaient à penser que le socialisme d’Etat était un
premier pas vers le socialisme tout court, etc. Cette ambiguïté se retrouve
jusque dans les années 1980, chez des opposants comme le chanteur Wolf Biermann
ou chez le musicien Hanns Eisler ou chez le théoricien politique Robert
Havemann (les trois ayant d’ailleurs été amis). Tout cela ne tenait évidemment
pas debout, comme tu écris, et était intenable du point de vue de Korsch, par
exemple. Mais Brecht (ou les autres) n’ont jamais admis Korsch comme maître à
penser, car le point de vue de Korsch était incompatible avec leurs illusions.
[2] « Réfugié en Finlande,
Brecht publie La résistible ascension d’Arturo Ui, relecture dramatique
de la prise de pouvoir de Hitler. Brecht y intronise de façon caricaturale la
version du Komintern sur l’incendie du Reichstag. Un des personnages (Fish),
figure dédoublée de Marinus van der Lubbe, y est dépeint comme un débile
profond. Ses seules paroles sont inarticulées : « Areu, areu,
areu. » Pourtant, étant donné ses liens d’amitié avec l’oppositionnel Karl
Korsch, Brecht a sans doute eu connaissance des thèses défendues par les
communistes dissidents proches de Marinus. […] Aux yeux d’Arthur Koestler, il y
eut sur le moment une part d’auto-intoxication et d’aveuglement dans cette fabrique
du mensonge. A l’inverse, Bertolt Brecht – caricaturant Marinus van der Lubbe
dans la peau d’un provocateur débile mental (Fish) dans sa pièce, La
résistible ascension d’Arturo Ui – contribuera à introniser durablement les
thèses du Livre brun en leur apportant une caution esthétique et culturelle »
[Marinus van der Lubbe, Carnets de route de l’incendiaire du
Reichstag, Verticales, 2003].