Les Amis de
Némésis
Du dîner
de cendres aux braises de satin
(Sur les émeutes de novembre 2005 en France)
Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer
De multiples propos tenus par des habitants de banlieues,
émeutiers ou non, et relatés par la presse, font mouche à propos de la crise
qui vient de se manifester dans leurs cités, et force est de s’apercevoir qu’un
taux de lucidité y existe, qui est inhabituellement développé. Le phénomène
« cité-dépotoir » est tellement clair et massif que personne ne peut
se tromper sur le sujet – à moins de vouloir le faire, pour des raisons plus ou
moins inavouables. Mais on touche là au genre de choses que la société
capitaliste, si elle ne peut empêcher qu’on les comprenne, ne peut en aucun cas
modifier. Toute « amélioration » impliquerait des transformations de
fond qui se révèlent incompatibles avec la nature même de cette société ;
c’est pourquoi il est absurde de parler de « création de nouveaux marchés
du travail » au moment où ceux-ci disparaissent à toute vitesse, dans tous
les pays industrialisés ; de « rehausser le niveau de
développement des individus » alors que des individus plus développés
auraient plus de besoins et de désirs, qui seraient encore plus difficiles à
satisfaire, et que de telles personnes seraient susceptibles d’exprimer leur
colère d’une façon plus diversifiée et plus contagieuse ; de
« pousser la formation professionnelle vers le haut » alors que la
formation n’apporte pas l’emploi et qu’on aurait ainsi, simplement, des
chômeurs plus spécialisés qu’avant ; etc. etc. On ne peut pas
« améliorer le sort » d'une population condamnée par le mouvement de la valeur (c.a.d. par la raréfaction
du travail humain économiquement nécessaire, et par la nécessité de ne plus
exploiter qu’une main d’œuvre lointaine et peu coûteuse) et par les
« idées politiques » qui veillent à la perpétuation de cette dernière
(des « idées » qui ne sont plus des idées et des « hommes
politiques » qui n'ont plus le droit d'avoir des idées, puisque de
véritables idées s'écarteraient nécessairement du business plan de « la société », c’est-à-dire du
capital). S’il existe quelque chose que ces impasses durables et intangibles
démontrent, c’est bien que la question n’est plus de changer la société, mais
de changer de société.
L’imbécile Ségolène Royal, qui ne quitte jamais son horizon de
bobo du 6ème arrondissement, proposait récemment de rétablir le
service national « pour cadrer et structurer les jeunes », et c’est
Chirac qui enfourchera un tel bidet : c’est dire à quels sommets de la
pensée stratégique et sociale le personnel politique aspire. Si l’on ajoute à
cela l’expulsion généralisée de tout ce qui n’est pas aussi blond, aussi grand
et aussi dolichocéphale que Nicolas Sarkozy, on aura fait le tour des
« solutions de demain », qui sont très exactement celles que, depuis
quelques décennies d’humanisme de façade, l’on s’accordait à considérer comme
ayant été celles d’avant-hier.
La lucidité forcée de la population et le mensonge nécessaire
du personnel « politique » deviennent ainsi les antipodes d’une ligne
de plus en plus longue, de plus en plus tendue et de plus en plus
fragile : d’une contradiction du système qui s’accentue. Deux
circonstances venant atténuer cet effet prometteur résident dans le caractère
particulier de la sphère insurgée, d’une part (les noirs et les arabes), et
dans les objectifs limités ou bornés que cette sphère se propose (s’agit-il d’une
volonté de rupture avec le système
marchand ou seulement d’une volonté de rupture avec ses inégalités, dont on n’a pas compris qu’elles lui étaient
intrinsèques ?). Ce sont ces deux facteurs qui entravent, depuis des
années, l’évolution des mouvements de révolte vers un début de révolution,
facteurs qui visent en effet à infléchir cette évolution vers son
contraire : vers la recherche, impossible, d’une intégration, ou, pire
encore, vers un conflit civil entre fragments de la population. Les tactiques
défendues par les différents « hommes politiques » visent toujours à
réaliser l’une ou l’autre de ces perspectives de survie pour le système
dominant.
Si la critique théorique a un rôle à jouer en pareil contexte,
c’est donc, de façon prioritaire, en s’attaquant, dans la mesure de ses moyens,
à ces deux obstacles : réduire l’opposition entre groupes
« ethniques » (mais d’une autre façon que par l’antiracisme,
superficiel et risible), et montrer l’impossibilité d’une
« intégration » généralisée (la production de déchets humains est
inséparable du système marchand et, surtout, de son actuelle phase tardive).
Ainsi, la critique théorique pourrait concourir à faire en sorte que dans la
succession des conflits qui s’annonce, leur caractère limité[1] irait en s’estompant.
Les médias et autres détenteurs de la parole publique ont bien
évidemment mis en relief, jusqu’à la nausée, les répercussions indésirables des
violences « aveugles » sur l’ensemble de la population, privée de son
bus ou de son lieu de travail, retrouvant sa voiture en cendres, ou réveillée
en pleine nuit par les CRS ou les pompiers. Que peut-on en dire sans tomber
dans un moralisme stérile qui serait à lui tout seul une sorte de couvre-feu de
l’esprit ?
Que, d’une part, le système dominant n’est plus, comme à l’époque
de l’ancien régime ou de l’Etat national fort, un système centralisé présentant
un « siège du pouvoir » contre lequel les jacqueries doivent marcher,
fourches et faux à la main ; qu’il n’est même plus un réseau d’usines que
les producteurs peuvent bloquer ou s’approprier ; mais un ordre diffus
dont la manifestation est partout, comme la valeur marchande qui se constitue à
travers tous les moments du cycle économique (à travers la production, la
circulation et la consommation des marchandises), et où les humains végètent
sans emploi, et, surtout, sans revenu ; que l’offensive contre ce système
le reconnaît par conséquent partout, aussi bien dans un supermarché que dans
une école, dans un bâtiment du Trésor Public que dans une salle des fêtes, dans
les automobiles et les moyens de transport ; et qu’il paraît aisé de
comprendre, au moins après coup, que s’en prendre à l’un ou à l’autre de ces
objectifs entraîne forcément des désagréments pour des tiers : il n’existe
guère plus de lieu accessible où seul le
Pouvoir pourrait être gêné, ou attaqué.
Que dans les cités où le système marchand relègue les
désœuvrés arabes ou noirs, descendants de ceux qu’il avait fait venir il y a
plusieurs décennies, à l’époque de son expansion industrielle, et de la force
de travail mal payée desquels il avait eu besoin, la jeunesse n’a pas la
moindre perspective de déboucher un jour sur la normalité tant vantée de la
survie marchande. Et que dans ces conditions, que les punks avaient déjà
justement résumées il y a longtemps (« no
future »), il est illusoire d’attendre
de cette masse de désespérés une stratégie « constructive ».
Que le système, qui repose sur la violence à tous les degrés
de son fonctionnement national et international, a propagé comme jamais
auparavant, depuis des décennies d’orgie marchande, l’image de la violence
comme exutoire unique pour tout un chacun, et que ce système est très mal venu
de s’étonner à présent que le public aurait appris sa leçon ; qu’ayant
volontairement programmé la dégradation des individus, qui est seule rentable
pour elle, l’économie marchande a su comme aucun autre système de domination
avant elle ajouter aux conditions objectives, matérielles, de la misère, ses
conditions subjectives, mentales, au point de fabriquer massivement des
individus totalement privés de la possibilité de s’humaniser, même au sens le
plus large du terme ; et qu’il paraît évident que ces néo-humains là, un
jour ou l’autre, le système qui les a produit les retrouvera inévitablement sur
son chemin : or, s’il ne veut pas d’eux, c’est lui-même qu’il doit abolir.
Ce qu’on doit retenir, paradoxalement, c’est plutôt que les dégradations objectives s'accompagnent d'une
amélioration subjective, comme dans toute pratique de conflit ouvert, et que
les choses étant ce qu’elles sont, il n’y a que dans la remise en question de l’ordre
dominant que ceux à qui on a refusé tout pouvoir, et donc tout pouvoir de se
constituer en sujets, peuvent accéder à leur condition d’être humain. En s’insurgeant
contre leur absence de vie, les jeunes banlieusards ne montrent pas qu’ils
seraient des épaves humaines, mais au contraire qu’ils ne veulent plus être
réduits à cela. Et, devant un tel projet et une telle nécessité, seul un sot
déplorerait que l’on commette quelques fautes de syntaxe.
A rebours de ce qu’avancent les médias, ceux qui ont côtoyé
ces fameux « sauvages de banlieue » auront pu constater que nulle part, dans d'autres sphères de la
société, on n’est capable, dès le plus jeune âge, d'une compréhension aussi
lucide et argumentée de la société, de l'origine de ces troubles, de
l'exploitation politique que veut en faire le pouvoir, de la fonction du
racisme comme indispensable facteur de la paix sociale (la guerre ethnique
comme dérivatif à la lutte des classes). Ce qui se vérifie ainsi, de
la façon la plus prononcée, c'est que de telles rencontres permettent de
comprendre que le spectacle, comme il fallait s'y attendre, donne une image
inversée de ces populations, les habille en épouvantails à « citoyens
responsables » et cherche à tout prix à éviter que de tels dialogues
permettent, des deux côtés (côté ghetto et côté ville), une meilleure
compréhension réciproque de la misère non point particulière dont souffrent
certains (la pauvreté, une survie démunie de tout, la non-participation au cycle économique), mais universelle dont
souffrent tous (la nécessité de travailler, la
soumission à la dictature économique) ce qui serait la menace la plus
grave aujourd'hui pour le système. Nulle part, ou presque, parmi les
jeunes émeutiers, on ne retrouve cette fascination pour la violence, ce goût
pour la brutalité, ce nihilisme privé de pensée qui constituent, dans l’imagerie
dominante, la panoplie de l’émeutier, et que la marchandise s’acharne à
promouvoir en temps de « paix sociale » ; et ce sont justement
les supposés « barbares » qui semblent obsédés par le respect – par cette qualité civilisée qu’ils ne rencontrent nulle
part, et qu’ils expérimentent comme foncièrement absente d’une
« société » constituée d’usines, de supermarchés et de préfectures de
police. En face d’eux, ce n'est en somme que la vieille haine des assis pour les classes dangereuses qui
s'exprime partout, et qui est entretenue médiatiquement pour expliquer à
la partie de la population de plus en plus prolétarisée, mais extérieure à ces
banlieues, que, face à ces barbares,
les « gens simples » ont avec les « privilégiés » un ennemi
en commun, contre lequel l'Etat, fort heureusement, les protègera (et en cela,
les banlieues jouent le même rôle spectaculaire, sur un plan national, que le
terrorisme sur un plan international). D’ailleurs, comme on devait
s’y attendre, la radicalité de la colère qui s’exprime aura été assimilée par
Bush aux manigances de Ben Laden, et par Poutine à une cinquième colonne
tchétchène, et l’on aura ainsi la preuve irréfutable du manque absolu de sérieux du langage tenu par
les différents Pouvoirs. La Place Beauvau, elle aussi, aurait aimé implanter l’illusion
qu’il s’agissait de troubles suscités par des trafiquants de drogue, ou par des
intégristes islamistes : alors que, de toute évidence, ces deux
corporations ne détestent rien autant que d’attirer l’attention de la police et
de dévoiler leurs réseaux. Personne, parmi les propriétaires du mensonge
officiel, ne peut accepter de voir de quoi il s’agit réellement : d’une
négation précisément déterminée par l’ordre existant, de l’expression évidente
de l’exclusion sociale qui est inhérente au mouvement du capital.
Les
mesures de répression, qui s’annoncent ultra-sévères, ne viennent que
réaffirmer la politique du mépris qui était déjà, largement, à l’origine du
conflit ; et, ainsi, préparer le caractère récurrent du phénomène. L’acharnement
policier à l’état pur a des relents de 1905 : il prouve que la classe
dominante ne veut plus envisager autre chose, et qu’elle ne peut plus passer
aucun compromis avec la vérité. Coincée entre la menace d’une concurrence
internationale accrue, le désir cupide d’accroître malgré tout ses profits, et
la gestion obligatoire de réserves de prolétaires inemployables, elle cherche
toute occasion lui permettant de se délester de ces derniers. L’expulsion de
tous n’étant guère envisageable, elle devra trouver encore d’autres procédés,
non moins inhumains. On peut lui faire confiance : il n’y aura plus jamais
d’accalmie.
Le 13
novembre 2005
: Liste des titres en préparation
: Comptes-rendus de
publications
: Index des personnes,
groupes et périodiques cités
: Chronologie des textes publiés
: Tribune
: e-mail
[1] Au-delà des limites signalées, il faut en revanche souligner la
remarquable capacité d’extension, ultrarapide, que cette révolte a montrée, en
France bien sûr, mais aussi dans sa contagion à l’étranger.