Lothaire Balsarin
Les Aventures de Dieu
- Prologue -
Observant
comment le capitalisme parvenu à son stade actuel se voit contraint de renouer
avec ses origines implicites et de mettre à jour, de plus en plus brutalement,
une dimension proprement religieuse de ses présupposés, nous avons décidé de
faire paraître, sous la forme d’aphorismes et de fragments se succédant dans un
désordre que nous espérons heureux, des observations nées aussi bien au gré de
l’expérience quotidienne que de lectures diverses.
En
cela, nous choisissons comme Saint Patron le tristement regretté Paul Lafargue,
en tant qu’auteur d’un remarquable ouvrage sur le sujet : La Religion du Capital[1], qui dépassait de très loin le simple
pamphlet qu’il se proposait de réaliser : car pour être vraiment drôle et
satirique, on n’a pas le choix, il faut toucher dans le mille, et frapper
l’adversaire au cœur. C’est ce que fit Lafargue. Que cet adversaire ait un cœur
est évidemment une hypothèse controversée. A tout le moins possède-t-il une
loi, à laquelle il se tient sans faillir : celle qui consiste à sans cesse
valoriser ce qui lui tombe sous la main, et même ce qui ne le fait pas. Les
réalités les plus diversifiées ne doivent leur existence qu’à leur éventuel
caractère valorisable, ainsi qu’aux circonstances momentanément favorables à
une telle entreprise. Les autres, hélas, il est difficile d’en parler,
puisqu’elles restent hors-la-loi, condamnées à l’invisibilité dans le meilleur
des cas, et à l’inexistence dans tous les autres.
Cette
série est intitulée Les aventures de Dieu. Ces aventures sont aussi bien nos
mésaventures, car tout ce qui peut être comptabilisé au crédit du surnaturel
l’est toujours, dans le même temps, au débit de l’humanité. Ce qu’on attribue à
la divinité est toujours ce dont on est dépossédé. Mais il nous plaît de
considérer qu’il s’agit de simples aventures
de l’avorton céleste et non d’un état définitif, dans la mesure exacte où nous
ne désespérons pas, un jour, d’y mettre fin, une bonne fois pour toutes.
Ce sont
des aventures aussi au sens où le vilain héros de cette funeste saga a souvent
dû changer d’accoutrement et d’identité pour survivre. De multiples fois, il
n’échappa à ses ennemis qu’en usant de semblables stratagèmes. Chaque fois
qu’on croyait l’avoir acculé dans une impasse, il sut se projeter dans la face
de ses poursuivants et survivre en eux.
Se situant toujours sur un terrain propice aux retournements brutaux et aux
arguties les plus inattendues, il a finalement vécu de ceux qui l’attaquaient
plus encore que de ceux qui le défendaient : personne n’a sans doute mieux
connu et mieux caractérisé cette logique que l’esprit libre que fut Friedrich
Nietzsche, lui qui écrivit que « Luther, ce désastre vêtu en moine, a
rétabli l’Eglise et, ce qui est mille fois pire, le christianisme à l’instant même où il gisait à terre ».
Pour Nietzsche, il ne faisait pas non plus mystère que la morale s’était
retournée contre son habit religieux et reléguait ce dernier au fripier pour
enfin exister en elle-même :
« La morale pour la morale – une étape importante de l’histoire de la
morale est sa dénaturalisation : elle apparaît enfin elle-même comme
valeur suprême. Parvenue jusque là, elle a entièrement imprégné la
religion : par exemple dans le judaïsme. Et de même existe-t-il une phase
au cours de laquelle elle se sépare à nouveau de la religion, et ne trouve plus
qu’un dieu puisse être suffisamment « moral » à ses yeux :
alors, sa préférence va à l’idéal impersonnel. Nous en sommes là ».
Le
moralisme privé et l’éthique du travail des travailleurs les plus sincèrement
révolutionnaires au 19ème siècle et dans la première moitié du 20ème
ruina en effet leur athéisme, et les plaça à la merci des bureaucraties
staliniennes prospérant sur de telles bases, les livrant ainsi au plus froid
des monstres froids. En cela, le diagnostic porté par Nietzsche semblait
suffire. Mais la suite des opérations ne conforte pas forcément cette capacité
de la morale à s’émanciper de sa gangue religieuse, du moins si on conserve à
la morale ses caractéristiques traditionnelles de corps de principes opposé au
cours du monde. Si à l’époque du scientisme et du progressisme, le verdict
nietzschéen avait semblé parfaitement juste et suffisant, le retournement plus
récent de la marchandise contre la
morale implique qu’on doive reconsidérer les termes de l’analyse. Disons pour
aller vite, et en changeant de terminologie de référence, que le Ça s’étant
logé à la place du Surmoi, afin d’en tenir lieu, une morale opposée à l’intérêt a cédé sa place à
une morale de l’intérêt. Une plus
grande adaptation aux besoins du commerce et de la consommation marchands de ce
qui restait d’un appareil psychique malmené par une si remarquable douche
écossaise exigeait une morale totalement
immanente. Ce besoin d’adaptation, qui s’est traduit par une foule de faux
« progrès » et de « libérations » plus trompeuses les unes
que les autres, avait toutes les chances d’aboutir dans la mesure où il
n’exigeait pas un effort surhumain vers un nouvel idéal construit de toutes
pièces, mais au contraire de simplement se laisser aller à la pulsation intime
de ce que le système était déjà. Quand le système avance vers sa perfection, et
qu’il devient visiblement ce qu’il était essentiellement, il n’a plus besoin
d’être fortifié par des béquilles et par des échafaudages ; plus encore,
il ne supporte plus ces formations qui sont devenues autant de rivaux
obsolètes.
Le
système capitaliste parvenu à maturation n’a plus besoin ni de morale ni de
religion. Il prétend s’y substituer lui-même, mais surtout, en le faisant, il
ne manque pas de révéler à quel point, depuis toujours, les formations
prétendument éthérées ou autonomes ne l’étaient aucunement, et ne faisaient
qu’exprimer, sous des formes plus ou moins fantaisistes, les exigences de la
vie sociale pratique, c.a.d., essentiellement, de l’acceptation par les
« fidèles » de la séparation, de la soumission et de la dépossession
qui leur étaient imposées. Maintenant que le système exerce directement ce
rôle, il affecte de liquider toute soumission et toute aliénation en ne
déblayant finalement que celles qui n’étaient pas directement les
siennes : et, surtout, pour leur
substituer celles-ci. C’est à ce mouvement massif que nous devons le tableau
méprisable qui s’offre quotidiennement à notre regard, celui d’esclaves se
croyant et se proclamant frénétiquement libres.
Voici
en tout cas le terrain sur lequel nous nous situons, et dont les publications
successives vont développer l’analyse.
Août
2006
: Liste des titres en préparation
: Comptes-rendus de publications
: Index des personnes, groupes et périodiques cités
: Chronologie
des textes publiés
: Tribune
: e-mail