Lothaire Balsarin

 

Les Aventures de Dieu

 

- Première Partie -

 

 

 

 

 

 

 

Trouver là où d’autres ne cherchent pas

 

 

Entrer dans un débat pour ou contre Dieu n’est pas ce que l’on se propose de faire ici. Ce qui importe n’est pas de recenser, approuver ou réfuter des opinions subjectives qui sont autant d’enfantillages, y compris bien sûr toutes celles qui se sont fait passer, avec succès, pour des vérités établies. Ce terrain là ne présente pas le moindre intérêt, et il convient de l’abandonner à ce qui reste de curés, même dans sa partie faussement contestataire. La religion est à la fois bien plus et bien moins que cela : une théorie implicitement comprise dans l’activité pratique ; son expression qui s’est crue indépendante ; un esprit objectif qui, chez Hegel, dans le droit, la moralité et les mœurs, était censé réaliser la volonté d’accéder à la liberté, alors qu’en réalité, cette objectivité ignore de quel genre d’esprit elle émane. Si la notion de religion nous intéresse, c’est uniquement de la retrouver là où on ne l’attendait pas ; moyennant quoi, de faribole pour enfants attardés, elle peut, parfois, prendre la fonction d’un concept opératoire, apparaître comme expression momentanément juste d’une activité pratique inconsciente, sous-jacente à la pratique économique diurne. Depuis si longtemps elle avait partie liée avec l’économie comme système de dépossession qu’un véritable jeu de miroir s’était tissé entre les deux. La solution n’est certainement pas de vouloir réduire l’une à l’autre, mais de tenter de comprendre leur intrication, et de les voir proliférer comme deux facettes d’un même processus aliénant. A tout le moins doit-on retenir que l’on ne peut supprimer l’une sans l’autre ; et qu’il est impossible de conserver ce que des naïfs pourraient appeler une « économie sans dieu ». Nietzsche avait remarqué : « je crains que nous ne parvenions à nous débarrasser de Dieu parce que nous avons encore besoin de la grammaire ». La grammaire ? Mais que dire alors de l’économie, ce système de croyance de tous les instants, qui se nourrit de ses incessantes réfutations ?

 

 

 

Du tout au fragment

 

 

S’il est une certitude, c’est que pour comprendre la société dominante, on ne peut se contenter de la décrire comme une sorte de mégamachine fonctionnant de façon matérielle, et qui serait plus ou moins critiquable dans le mode de répartition des bienfaits qu’elle produit, d’une part, et dans les effets inconsidérés qu’elle produit dans le domaine de l’environnement naturel, d’autre part. Il semble plus approprié d’en saisir la dangerosité universelle, et aussi le caractère pitoyable, dans son être même plutôt que dans ses à-côtés, aussi terribles fussent-ils, donc de la comprendre comme une totalité organique à laquelle aucun de ses fragments ne reste étranger (comme Marx avait entrepris de le faire). Ce qui signifie également qu’elle produit en profondeur le mode de pensée des masses qui la peuplent, et qui lui sert de ciment. A ceci près que cette pensée ne se borne plus à l’idéologie manifeste, qu’on détecte sans peine dans les discours officiels, dans la logorrhée publicitaire et, de plus en plus, dans la reprise artisanale qu’en font les individus branchés[1] : elle gît désormais dans chaque objet et dans chaque activité, d’autant plus impérative qu’elle y est implicite.

Dans le passé précapitaliste, la religion avait assumé cette tâche[2]. D’abord, dans les époques les plus reculées, en unifiant la totalité de la pensée et de l’activité sociale (c.a.d. en construisant a posteriori une couverture totalisante, qui exerçait des effets de limitation et d’exclusion sur le possible), ensuite en faisant face à l’émergence de pensées et de pratiques sectorielles historiquement ascendantes et en se retirant plus ou moins piteusement dans un secteur spécialisé qui, l’espace d’un bref moment, crut encore pouvoir commander au reste, puis dut se murer dans un peu splendide isolement.

On pourrait très facilement avancer que le capitalisme, qui n’a plus besoin d’une telle caution extérieure à son activité, est lui-même une religion matérialisée, tant on retrouve en lui et en son centre même, comme dans les religions, un être fantomatique (si fantomatique qu’il a, parmi les économistes, ses incroyants, qui doutent de son existence) : la valeur, un être céleste qui régit le cours des choses et qui transforme l’ici-bas, c.a.d. le monde du tangible, en simple apparence. Mais le défi théorique qu’il reste alors à relever, au-delà de la mise en forme structurée et cohérente de ces prémisses qu’on trouve chez Marx et chez Lafargue, c’est de comprendre en quoi les religions pré-capitalistes avaient pu, à leur façon, anticiper sur ce nouveau mode de production qui est, à la fois, leur matérialisation et leur vérité, et le décrire avant même qu’il n’existe pleinement. Car s’agissant d’aventures, ce furent celles de Jéhovah avant d’être celles de Mammon. Nous y reviendrons, en même temps que sur l’origine religieuse de la monnaie.

Quelle sera la tâche de la pensée, dans sa forme servile et aliénée, c.a.d. presque toujours ?

D’accéder à quelque aperçu de la Loi (« comprendre le monde ») et de se situer par rapport à elle (« adhérer au système »). Mais le « système » capitaliste n’en est plus un au sens ancien du terme : il n’est plus cette cohérence structurée de toutes les parties assurant leur rôle au sein de la totalité, et il ne vise surtout pas à l’être, car cela excède de très loin ses moyens, et cela ne promet guère de substantiels profits. L’élément unifiant apparaît plutôt comme une cellule formelle, comme une séquence logique transposable à l’infini, et abandonnant ce qui lui est extérieur à l’image des centres néo-urbains entourés d’un désert : Las Vegas, Abu Dhabi, Dubaï.

La logique de la valorisation (M – A – M’) se présente comme un mécanisme vertical, cherchant à englober, tenacement, tout ce qui se situe en amont ou en aval, dans le sens du courant. Horizontalement, en revanche, ou latéralement, si on préfère, pereat mundus. C’est en cela qu’on a effectivement raison de parler d’exclus, contrairement à ce que pense M. Hazan.

La pensée utile dans un monde semblable ne tient donc plus de la fresque, mais plutôt de la miniature. De même, on ne parle plus en périodes, mais en hoquets. Ce qui reste d’écrit finit dans un SMS.

Cette pensée devient donc intuitive et docile à l’instant. Elle se sent chez elle dès qu’elle perçoit le déroulement d’une séquence familière. Elle sent passer le flux, et s’embarque sans discuter. De cette passivité aveugle, elle espère tirer une chance de survie, même des plus éphémères. Il y a encore des optimistes.

Une forme aussi séquentielle ne laisse pas d’évoquer ce que des temps plus naïfs qualifiaient d’apparition. Dans l’instant, tout un monde « théorique » se profile. Mais on en restera là : le royaume des cieux demeure pudiquement caché, et ne dévoile qu’un fragment.

On ne doit plus déduire son comportement d’une étude de l’environnement logique. Seulement de ce qui paraît dans l’instant. Se contredire, virer de bord, autant de qualités qui nous rapprochent de la flexibilité et qui sont donc les bienvenues. Plus de sentiments, mais des émotions.

 

 

 

L’éternité à rebours

 

 

La jeunesse, sans parler de l’enfance, représente de nos jours une sorte d’au-delà. En 1929, Siegfried Kracauer décrivait déjà le « jeunisme » pratiqué par les entreprises d’alors, relevant par exemple des offres d’emploi pour « un vendeur d’un âge avancé, 25 à 26 ans », et en déduisant que « la limite d’âge a nettement baissé dans la vie économique, et nombreux sont ceux qui, à quarante ans, croient encore pouvoir jouir d’une vie trépidante alors qu’hélas, ils sont déjà économiquement morts » ; mais au-delà des constatations, et du rappel de l’intérêt économique pour les salariés jeunes (faibles salaires, facilité d’intimidation, aptitude aux cadences élevées), Kracauer notait aussi : « Ce n’est pas seulement le patronat mais la totalité de la population qui se détourne des gens âgés et qui, d’une façon déplorable, idolâtre la jeunesse pour elle-même. Celle-ci est le fétiche des illustrés et de leur public, les plus âgés la jalousent et pensent pouvoir la conserver par les moyens les plus variés. Si vieillir signifie aller au-devant de la mort, cette idolâtrie de la jeunesse traduit la fuite devant la mort. C’est cependant le fait de se rapprocher de la mort qui ouvre à l’homme le contenu de la vie, et l’expression « qu’elle est belle, la jeunesse qui ne revient plus ! » veut dire en réalité que la jeunesse est belle parce qu’elle ne revient plus. Si étroitement sont liées la mort et la vie qu’il est impossible d’avoir l’une sans l’autre. Le discrédit qui frappe l’âge donne la victoire à la jeunesse, mais au détriment de la vie [....] il n’y aucun doute que l’activité économique rationalisée favorise cette méprise, quand elle ne la produit pas »[3]. Et depuis 1929, la chose s’est encore accentuée, comme le constate par exemple un autre auteur en 1970 : « les enfants doivent être la vivante incarnation du bonheur [...] c’est l’âge d’or dont l’enfant se souviendra lorsqu’il grandira pour devenir un robot comme son père »[4].

La sensation du temps est toujours impitoyable, puisqu’elle implique de s’interroger sur ce qu’on a fait, et ce qu’on fera encore. Les monothéismes avaient bien compris que cette question devait rester taboue pour autant qu’on empêche les gens de décider de l’emploi de leur temps. Le temps transformé en marchandise de consolation ne peut être que l’éternité. Celle-ci dissout toute question. Et, sensément, la religion situait la rencontre avec l’éternité au bout du chemin de la vie, dans un avenir ontologiquement garanti à tous, quel que soit le sentier emprunté dans cette vallée de larmes. La religion de l’enfance et de la jeunesse, quant à elle, a inversé le cours du temps, renouant par là même avec une temporalité plus archaïque que les monothéismes : avant ceux-ci, l’âge d’or avait été celui des origines, à jamais perdues. En dépit des sottises que d’innombrables spécialistes ont pu déverser sur le sujet, les sociétés polythéistes entretenaient déjà une image vectorisée du temps, et donc une forme d’histoire : seulement à l’envers. Le défi à relever était toujours de renouer un instant, par des actes héroïques, avec le temps des générations fondatrices, quand les dieux séjournaient encore parmi elles.

En se reportant de la sorte en arrière, l’époque contemporaine ne cache plus qu’elle a abdiqué de façon intégrale le mythe du progrès qui la soutenait jusqu’alors. Depuis que l’accumulation de valeur ne marche plus du tout de concert avec l’amélioration matérielle de la vie des gens, et que le développement du capital est entré dans une phase globalement destructive, ce mythe n’était plus tenable, à tel point que même l’industrie du mensonge, en dépit des ressources considérables dont elle dispose, n’ose plus s’y aventurer.

L’époque est ainsi condamnée au jeunisme, dans une sorte de consumation permanente de la raison, tant il est vrai que personne ne peut remonter le cours du temps, et que ce qui est proposé à l’admiration de tous dans l’image de la jeunesse, n’est rien d’autre qu’un modèle d’extrême soumission. La jeunesse, dans ce contexte, n’est plus que la stupide frénésie avec laquelle le nouveau venu découvre la superficie de sa cage. Mais le jeunisme est devenu un axiome qui ne se discute plus. Un diktat, un article de foi, un commandement suprême : normal, dès qu’on touche à l’éternité, ou à la bulle de savon qui en tient lieu.

 

 

 

Sans sa place dans le flux, l’objet n’est plus rien

 

 

Comme l’avait relevé Anders, les objets techniques imposent des comportements. Mais ils ne le font que pour autant qu’il s’agit de comportements déjà favorables au système économique, et pour lesquels ce système a passé commande. Le voyeurisme et l’exhibitionnisme, par exemple, n’ont évidemment plus la fonction qui était la leur aux temps de la prude cachotterie victorienne, ils sont devenus une obligation de tous les instants : et ceux qui se scandalisent de voir des petits tarés violer une fille en direct, pour en faire circuler la vidéo dans la cité et au-delà depuis leur incontournable téléphone portable, sont ceux qui utilisent le même instrument d’abrutissement pour se photographier à l’issue de chaque repas et de chaque soirée, les doigts érigés en « V » de la victoire, avec une bouche fendue d’une oreille à l’autre, comme s’ils posaient pour Gala ou pour Voici. Dans les deux cas, il faut faire partie de ce que le monde anglo-américain appelle une gallery, un podium photographique où s’exhibent des gens qui ne servent qu’à cela. La fusion des différents modes de « communication » (appeler, écrire, photographier) dans un seul appareil est sans conteste la trouvaille qui façonne nos décennies comme l’automobile et la télévision ont pu le faire en leur temps. Par cet appareil, on dit « présent » à tout instant, au-delà du lieu et du temps. On ne quitte plus le réseau qui fait exister. On ne court plus le risque d’en être débranché. Ainsi, la psychologie angoissée et servile qui découle de l’appareil n’est en définitive que celle qu’on entendait produire en série, pour être en adéquation avec un monde sans emploi, sans but, sans langage, sans raison d’être : l’objet n’a pas créé un comportement, il a simplement aidé à le produire, étant produit lui-même à ces fins. On n’a jamais vu un objet engendrer de comportement hérétique : la technique reste soumise à l’orthodoxie.

Ainsi, l’appareil universel qui a pris naissance sous la forme du téléphone portable se présente comme la synthèse enfin trouvée entre l’aliénation imagière, propre au spectacle, et la matérialisation du flux, réalisant ainsi, littéralement, ce qu’on a pu appeler le flux d’images.

Car le flux, cette donnée centrale de la marche de l’économie, se présente simultanément comme un mode de perception du temps qui rend obsolète bien des errances théoriques du passé. Au-delà de diverses tentatives de situer le capital dans tel ou tel fragment de son cycle, l’expérience quotidienne démontre en effet d’une façon lourde et irréfutable qu’il ne consiste que dans la totalité de son cycle, dans son processus de reproduction, c.a.d. d’auto-valorisation. Ce qui permet de dire que le capital est essentiellement une question de continuité de flux. Se  procurer les matières premières et la force de travail le plus vite et le moins cher possible, produire le plus vite et le moins cher possible, puis vendre le plus vite et le plus cher possible, ensuite se réinvestir le plus vite et de la façon la plus profitable possible : il importe, à tous les stades, de réduire les temps morts, les obstacles, les pertes, les frottements. Quand le projet dominant d’une forme de « vie sociale » se présente ainsi, il est clair que la perception du temps qu’elle impose se façonne en conséquence. L’enchaînement temporel ininterrompu, visant de façon permanente une sorte d’acmé de chaque moment du cycle (« le moins cher » et « le plus vite »), se substitue à toute temporalité du vivant, et donc à toute forme de subjectivation. Un flux qui parcourt aussi frénétiquement ses moments ne supporte aucune dérogation à son autorité, chose qu’illustrent à merveille les différents carcans sonores qu’on présente de nos jours comme de la musique.

Si donc on a raison de vouloir comprendre l’incapacité grandissante de patienter ou de construire dans le temps en se référant à l’habitude d’appuyer sur un bouton, ou de cliquer sur un ordinateur, cette toile de fond a généralement elle-même une autre toile de fond, et un masque en cache un autre : car dans la simplification technique que la marchandise nous impose, le capital exprime sa propre tendance à intensifier les flux, à accélérer la fabrication, à accélérer la vente, à accélérer le réinvestissement, à raccourcir son cycle de rotation et donc sa reproduction élargie. Quand Charlot quitte l’usine, ses gestes saccadés continuent, non plus par suite d’un mouvement acquis, mais simplement parce que l’extérieur de l’usine ne présente plus de différence avec son intérieur.

Ainsi, la soumission intensive au flux rejoint les origines religieuses de la mesure du temps, autrement dit l’invention des horloges mécaniques qui, selon certains, eut lieu dans des monastères de la fin du 13ème siècle (comme le Prieuré de Dunstable, à Londres). Il n’y a de bonne et efficace soumission que dans la continuité du phénomène. C’est ainsi qu’il faut aussi, à certains égards, comprendre la Réforme : il n’y a plus de différence entre les jours de semaine et le jour du seigneur. J’honore le seigneur en servant mes maîtres, le travail et la marchandise. Fini, la durée dérisoire de la Messe. A nous l’éternité (de la servitude) dans ce monde, et sans attendre l’autre. C’est en cela que l’idée de génie de la marchandise fut d’amener les travailleurs, une fois libérés de leur turbin, à continuer à travailler en consommant leurs propres produits (et cela, Anders l’avait mieux et plus vite constaté que quiconque, dès 1956 : « chaque consommateur est un travailleur à domicile non payé, œuvrant à la production de l’individu de masse »).

 Il s’agit du même coup d’un certain bouleversement du fétichisme, puisque celui-ci n’a plus tant à porter sur un objet (on ne trouve plus cela que chez les vieux garçons et les ménagères archaïques) mais sur le mouvement qui les parcourt. C’est que nous sommes parvenus au stade protestant du fétichisme : travaillons sans relâche, et Dieu reconnaîtra les siens.

 

 

Août 2006

 

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[1] C’est ce qui vient limiter l’intérêt d’une enquête par ailleurs sympathique comme celle d’Eric Hazan, LQR – La propagande du quotidien, Raisons d’agir, 2006.

[2] Il est vrai que dans ses débuts, la religion disposait d’une dimension symbolique voire magique investissant la quasi-totalité des objets, y compris « utilitaires ». Avec la création d’un secteur d’objets spécifiquement religieux, elle dut cependant avouer son affaiblissement, sa transformation en spécialité. Le triomphe de la marchandise, sous cet angle, peut donc être interprété comme un retour aux phases les plus archaïques de la pratique religieuse. Comme nous aurons l’occasion de constater par la suite, bien d’autres aspects encore viennent renforcer cette conclusion.

[3] Siegfried Kracauer, Die Angestellten (Les employés), Suhrkamp, passim.

[4] Shulamith Firestone, Pour l’abolition de l’enfance, Tahin Party 2006, p. 45.

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