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Entretien avec Philippe Banoy*.
Densité, Pertinence, Cohérence
Robert Steuckers
Q.: Philippe Banoy, vous avez commencé cette école des cadres de "Synergies
Européennes", il y a un peu plus d'un an. Pourquoi
avez-vous lancé cette initiative? Dans
quel but?
PhB: Dans nos sociétés triviales, dépolitisées, noyées dans le consumérisme,
toutes les tentatives de forger quelque chose de durable, de léguer un corpus cohérent
capable de braver l'usure du temps reposait finalement sur une école des cadres. Je ne
dois pas vous rappeler, à vous qui avez connu personnellement Jean Thiriart, que le
corpus théorique de son mouvement "Jeune Europe" reste toujours d'actualité;
pour saisir le politique en soi, il faut encore et toujours potasser Vilfredo Pareto,
Gaetano Mosca, Julien Freund, Raymond Aron, Carl Schmitt, Serge Tchakhotine, Max Weber,
Nicolas Machiavel, José Ortega y Gasset, etc. et ingurgiter la littérature géopolitique
au jour le jour. Sans cet exercice, sans cette ascèse permanente, on est condamné, comme
la plupart de nos contemporains à errer comme des somnambules dans nos sociétés non
citoyennes, dans nos sociétés de consommation qui ruinent et cherchent délibérément
à ruiner tous les réflexes citoyens. Comme Jean Thiriart en son temps, comme vous et
Guillaume Faye à vos manières respectives, comme certains critiques de gauche ou comme
l'équipe de la revue Catholica, je reproche à la "nouvelle droite"
(canal historique), dont j'ai lu quasi toutes les publications, de ne pas avoir généré
un fil conducteur aussi clair, de ne pas avoir davantage potassé les classiques du
politique (de la "politique politique", disait Julien Freund) et d'avoir
négligé la géopolitique et l'analyse des grands mouvements planétaires (généralement
impulsés depuis les Etats-Unis). La "nouvelle droite" (canal historique) n'a
pas donné à ses membres, sympathisants et lecteurs une colonne vertébrale (Ortega y
Gasset) intellectuelle, un noyau commun accessible à tous les esprits, indépendamment de
leur formation scolaire ou universitaire. En effet, s'il existe bel et bien une vision du
monde intellectualiste et onirique propre à la "nouvelle droite" (canal
historique), il n'y a pas une vision du monde pragmatique, pas d'utopie concrète et
réalisable qui se dégage clairement des milliers de textes qu'elle a produits. Dans les
revues de ce mouvement que de Benoist lui-même qualifie de "revuïste", on a
enfilé allègrement théories et idées de manière anarchique et compilatoire, sans
synthèse réelle, sans un "Que faire?" de léniniste mémoire au bout de ces
interminables spéculations. Le "canal historique" de la "nouvelle
droite" a été une auberge espagnole: on y entrait avec son baluchon d'idées et
surtout de fantasmes et l'on y prenait ce qu'on voulait; tout le monde était content mais
ni les esprits ni les caractères n'y étaient formés. Le "flou artistique" de
la ND/Canal historique ne permet pas une rupture visible et radicale avec le système
dominant. C'est la raison pour laquelle nous tenons à méditer et solliciter Debord, n'en
déplaise à son exégète "fixiste", Christophe Bourseiller, qui entend
maintenir l'¦uvre de Debord sous une sorte de "cloche à fromages", dans le
cadre restreint et désuet d'un gauchisme pieux et bon teint. Quand mai 68 produit
rétrospectivement ses chaisières et ses rombières, ses hommes de pouvoir sans
imagination!
Ainsi, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord nous a
donné l'objectif à atteindre: "Le premier mérite d'une théorie critique exacte
est de faire instantanément paraître ridicules toutes les autres" (Commentaires,
p. 130). Ensuite:
"Mais il faut aussi qu'elle soit une théorie parfaitement inadmissible. Il
faut qu'elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le
trouvent bon, le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature
exacte" (Ibid., p. 129). C'est
à cette tâche que nous devons nous atteler!
La seule façon de saisir le monde dans lequel on vit est de se doter d'une bonne grille
d'analyse, non rigide et non réductionniste. En effet, des centaines voire des milliers
d'informations sont susceptibles de nous atteindre chaque jour dans les sociétés
occidentales avancées, comme l'avait bien vu Soljénitsyne; pour ne pas être noyé dans
ce magma d'informations hétéroclites, il faut soit avoir conservé une rigueur mentale
de type traditionnel, soit s'être doté d'une solide grille d'analyse et de lecture.
Finalement, la censure du système pourrait s'avérer moins efficace qu'on ne le pense de
prime abord. Bien des informations passent, qui contredisent diamétralement les vulgates
de l'idéologie dominante, mais elles sont perdues pour tous ceux qui sont incapables de
les relier les unes aux autres et de dégager de cet exercice une vision alternative des
mouvements à l'¦uvre dans le monde. Une telle vision alternative permet de donner un
sens aux événements et d'en conserver le souvenir dans le long terme. Sans une telle
grille d'analyse et une telle méthode de travail, on vit dans un présent éternel, le
présentisme, dans un nuage d'encre de seiche.
Or, devant une situation devenue alarmante, et qu'il faut bien appeler l'échec des trois
dernières générations, nous devons nous considérer comme la génération de la
dernière chance. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe de concevoir notre action comme
un passe-temps sophistiqué pour bourgeois poseur. Le
destin, le futur ou l'absence de futur de l'Europe, et même plus largement du monde,
dépend de notre génération; personne ne pourra réparer nos erreurs et nos lâchetés. Aucune
excuse ne nous sera accordée devant l'Histoire, car les peuples qui ont renoncé à se
battre ou qui ont été vaincus disparaissent de celle-ci.
Q.: Maintenant que vous nous avez révélé vos intentions, pourriez-vous nous dire
comment vous avez procédé au choix des thématiques de votre école des cadres?
PhB:
Plusieurs critères sont entrés en ligne de compte. L'école des cadres se donnant pour
objectif de former de jeunes étudiants et lycéens, il me paraissait essentiel
d'utiliser, dans une large mesure, des ouvrages de référence, des classiques de la
pensée politique, qui sont accessibles et disponibles en éditions de poche. Ces ouvrages
doivent être en mesure de faire le point clairement et le plus complètement possible sur
une question cruciale de notre époque. Si un classique de la pensée est édité en
poche, il est non seulement bon marché et accessible à des petits budgets comme ceux des
étudiants, mais cela signifie aussi que sa diffusion a été et reste importante. De ce
fait, dans tous les cas de figure, ces ouvrages ont laissé des traces résiduelles dans
le discours diffus qui continue à exister en dépit du discours médiatique dominant (des
résidus au sens où l'entendait Pareto, l'auteur favori de Jean Thiriart). Pour ce qui
concerne le premier cycle de cette école des cadres, qui va s'achever dans trois mois, le
choix des titres visait à brosser un tableau du monde contemporain et de transmettre aux
stagiaires un certain nombre d'outils permettant d'en analyser quelques caractéristiques
majeures. Parmi ces titres, vous trouverez donc des ouvrages critiques à l'égard du
discours dominant, mais aussi des ouvrages de référence où le système lui-même
propose une vision d'avenir, par exemple le Dictionnaire du 21ième siècle de
Jacques Attali ou Le grand échiquier de Zbigniew Brzezinski. Pour vaincre un
ennemi, il faut bien le connaître, disait déjà Sun Tsu. Globalement, les livres à lire
pour le premier cycle ont tous un fil conducteur commun: ils s'éclairent les uns les
autres, dénoncent la logique d'arasement du système au départ de points de vue
différents: Guy Debord, Georges Orwell, Bertrand de Jouvenel, Pierre Bourdieu (du moins
son petit livre Sur la télévision), Immanuel Wallerstein démontrent tous, chacun
à leur manière, comment le système s'y prend pour éliminer les leçons du passé, pour
générer une culture sans signification et sans profondeur, pour mettre les masses au
pas, pour éradiquer la notion de peuple, pour déposséder toutes les classes soumises
aux dominants, etc. Par ailleurs, la lecture successive de la petite introduction de
Pascal Lorot aux grands thèmes de la géopolitique, du livre programmatique de Brzezinski
et des nombreuses thèses explicitement géopolitiques énoncées dans le dictionnaire
d'Attali permet de mettre clairement en exergue des liens, des jeux de causes et d'effets,
rendant plus aisé le déchiffrage de l'énorme flux d'informations que nous recevons
chaque jour. J'ai choisi le traité de Sun Tsu, non seulement pour introduire la pensée
stratégique dans nos cours, mais aussi et surtout pour montrer comment fonctionne la
société libérale, expression du système, puisqu'elle vise à produire un maximum
d'effets avec un minimum d'efforts, comme le préconisait Sun Tsu (ou un maximum de profit
avec un minimum d'investissement, c'est la base du capitalisme). La société libérale ou
le système du spectacle repose effectivement sur une stratégie indirecte. Cette
société privilégie notamment aujourd'hui la méthode du "meilleur des mondes"
de Huxley (spectacle diffus dirait Debord) à celle trop brutale et directe du 1984
d'Orwell (spectacle concentré selon Debord). La lecture de ces deux grands classiques de
la littérature contre-utopique anglaise du 20ième siècle, couplée à celle des Commentaires
sur la société du spectacle de Guy Debord, permet effectivement d'acquérir
d'excellents réflexes critiques, d'acquérir les conditions de notre propre vigilance,
tout en se référant à une littérature qu'il sera difficile de censurer ou de
décréter "fasciste" ou "totalitaire". Le "meilleur des mondes
" de Huxley modernise en quelque sorte le "panem et circences" des Romains,
remplaçant de plus en plus le pain par la marijuana (équivalent du "soma" dans
l'¦uvre de Huxley).
Q.: Quels sont les rapports entre cette école des cadres et les autres activités de
"Synergies Européennes", comme les publications et l'Université d'été?
PhB: Première précision avant de répondre plus directement à votre question:
l'école des cadres se tient à un rythme mensuel. Chaque mois, les stagiaires doivent
lire un ouvrage classique, comme je viens de vous l'expliquer. Mais parallèlement à
cette réunion mensuelle, nous organisons une réunion hebdomadaire où les stagiaires
doivent avoir lu un article de presse ou un article ancien mais fondateur. Nous nous
sommes inspirés du système de formation que proposaient les partis communistes à leurs
membres. Le but était d'opérer une sélection parmi les membres, d'introduire dans leurs
esprits les ferments d'une pensée critique et de déboucher sur une analyse fouillée du
monde réel. Nous
n'avons pas d'autres objectifs. Mais, chez les communistes, la méthode, pourtant bonne
dans sa conception, a fini par échouer car l'idéologie était trop dogmatique. Le
dogmatisme idéologique impliquait une ligne claire et constante, mais les changements de
position, exigés par la centrale moscovite, trouvaient toujours une justification sous la
forme d'une citation de Marx ou de Lénine. Même
les esprits les plus bornés ont fini par se douter qu'on les manipulait par bonnes
citations interposées. Le système communiste ressemble à celui des témoins de
Jéhovah, avec pour écueil principal le réductionnisme qui consistait à ne proposer que
de la littérature issue d'un parti communiste. C'est un écueil que nous voulons
évidemment éviter en proposant une littérature diversifiée, échappant à tous les
cloisonnements stériles.
Le rapport de l'école des cadres et de l'université d'été est simple: le niveau de ces
universités d'été est plus élevé que celui de nos réunions hebdomadaires et le choix
des thématiques plus varié que celui de nos cycles de dix-huit mois. Donc pour tirer
profit de ces universités d'été, il vaut mieux que les stagiaires aient reçu au
préalable une formation permanente qui soit critique, contrairement à ce qu'enseignent
nos établissements d'enseignement (Nietzsche). Le problème majeur de la politique
d'enseignement, surtout en France et en Belgique francophone (mais l'Allemagne et la
Flandre ne sont guère mieux loties), c'est que les matières enseignées sont soit
rigides, répétitives, atones, soit dogmatiques et hystériques quand elles prétendent
"éveiller à la citoyenneté". En aucune façon, elles ne permettent de forger
des esprits critiques, adultes, citoyens. Comment les poncifs fades des nouvelles
"lumières" de l'idéologie communicationnelle à la Habermas pourraient-ils
transmettre des continuités d'ordre historique, permettre la comparaison entre diverses
époques de l'histoire, faire sortir graduellement les lycéens et les étudiants des
universités hors des mômeries de l'idéologie dominante et en faire des citoyens
adultes? Mai
68 n'a finalement introduit qu'une fausse critique. En répandant une idéologie et une
pratique démissionnaire, en ne critiquant que les institutions anciennes et fondatrices
de nos civilisations (Gehlen), en diffusant avec Marcuse l'idée d'un érotisme (?)
libérateur des contraintes qu'exige toute civilisation, en provoquant un pandémonium
sexuel éc¦urant, mai 68 n'a pas élevé le niveau. Quand nous parlons de critique, nous
entendons demeurer constructifs, nous voulons des argumentaires solides, propres d'une
civilisation intacte où l'idée d'espace public veut encore dire quelque chose. Dominique
Wolton a eu bien raison de dire que la notion d'espace public, qui se trouve au c¦ur du
discours de Habermas sur l'agir communicationnel, n'existe plus à l'heure actuelle et
n'existe surtout plus dans les médias (cf. Bourdieu). L'éros
de Marcuse a fait disparaître les hommes dignes, ciselés par une rigueur ascétique à
la façon de Marc Aurèle, seuls capables d'incarner cet espace public. D'où
l'ambiguïté de mai 68, son hypocrisie fondamentale, que nous n'acceptons pas: parler
d'espace public après avoir tout fait pour faire disparaître les hommes durs et
pondérés qui pouvaient l'incarner! Pour nous, aujourd'hui, l'attitude critique ne
consiste pas à faire la foire comme la chienlit dénoncée par De Gaulle. Mais à
réintroduire une véritable discipline monastique dans les débats et dans les
discussions sur la Cité, donc sur l'espace public. Cette discipline monastique,
d'inspiration vieille-romaine, est la seule garante possible d'un agir communicationnel
sur une véritable agora politique.
A notre époque, l'agir communicationnel, mal interprété par les vulgarisateurs
maladroits de Habermas, nous impose d'avoir un avis stéréotypé sur tout et n'importe
quoi, même si on ne dispose pas des connaissances requises. L'exemple patent de ce type
d'aberration nous est donné par nos propres ministres en Belgique: Laurette Onkelinckx
qui émet des jugements intempestifs et déplacés à propos des décisions pondérées et
réfléchies du Conseil d'Etat; Louis Michel qui éructe des propos inadmissibles sur
l'Autriche ou sur l'Italie, sans rien connaître des réalités politiques fort complexes
de ces deux pays, parce que leurs citoyens n'ont pas voté pour des hommes politiques qui
lui plaisent. Ces deux personnages sont bel et bien les produits de cette vulgate
soixante-huitarde: un "spontanéisme" inexcusable mêlé à une ignorance
crasse, qu'on prend pour une panacée, pour une audace féconde!
L'ascétisme que nous prônons est également une leçon de modestie: ne pas avoir
d'opinion sur un sujet qu'on ne connaît pas. Le but de notre école des cadres est de
lire des livres; par conséquent, les stagiaires ne reçoivent pas un enseignement ex
cathedra. Il y a chez nous égalité des participants, quel que soit leur âge ou leur
formation. C'est à mon avis capital: chacun sait d'avance de quoi l'on va parler. D'où
le dialogue (la communication!) peut avoir lieu. Nous entendons ainsi casser la logique du
magistère infaillible. En ce sens, tout en critiquant les dérives patentes de 68, et en
réintroduisant la discipline des études, nous sommes les véritables héritiers de la
contestation des deux décennies qui ont suivi 1945. Notre école des cadres brise tout
naturellement la logique des gourous, est anti-autoritaire à sa manière, dans la mesure
où elle ne donne pas la parole à des autorités posées comme infaillibles et
indépassables, mais transforme les stagiaires, et les étudiants, en adultes responsables
(Kant: faire sortir l'homme de la minorité où il s'est lui-même fourvoyé). Dans une
perspective traditionnelle, je dirais, en tant que lecteur de Guénon, que cette école
des cadres vise la qualité plutôt que la quantité.
Q.: Le choix des thématiques et des livres ne dénote pas d'emblée un ancrage à
droite ou à gauche. Je suppose que c'est intentionnel, délibéré?
PhB: Effectivement. L'objectif fondamental est d'éviter le sectarisme, de lire des
auteurs campés dans toutes les tendances, pour obtenir en bout de course une synthèse
nouvelle. Personne n'a le monopole absolu d'une analyse définitive ou d'une critique
infaillible de la société dans laquelle nous vivons. C'est la marque d'une bêtise
profonde que de rejeter un savoir sans même l'avoir examiné parce que son auteur a telle
ou telle étiquette jugée "incorrecte". Nous rejetons nettement l'obscurantisme
anti-scientifique de l'idéologie dominante.
Q.: Votre démarche demande un travail constant d'archivage et de recherche? Comment
procédez-vous?
PhB:
En général, les ouvrages sélectionnés ont été lus par l'un ou l'autre membre du
groupe. Leur analyse a quelque chose à apporter à l'ensemble du mouvement, afin de lui
donner un maximum de densité, de pertinence et de cohérence. Nous engageons tous nos
sympathisants à être des observateurs et des lecteurs critiques et efficaces pour qu'à
terme ils puissent remplacer les élites défaillantes que produisent nos établissements
d'enseignement, dont la faillite est aujourd'hui patente, comme vient de le prouver une
étude commandité par les instances européennes. Je
le répète: c'est un travail qui réclame une ascèse constante et une rigueur
permanente. Mais l'enjeu en vaut la peine: retrouver l'autonomie du citoyen, du civis
romanus, comme le voulaient nos maîtres du premier cycle, Orwell, Jouvenel et Debord.
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Animateur de l'Ecole des cadres de "Synergies Européennes" en Wallonie (propos
recueillis par Robert Steuckers, janvier 2002, à la fin du premier cycle de l'Ecole des
Cadres).
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