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Contributions : Analyses : Redeker

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R. Redeker : L'école déscolarisée

Apprendre la République,
apprendre la Fraternité.

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Le besoin d'éducation civique se fait à nouveau fortement sentir, et ce depuis quelques années. Je ne crois pas que ce besoin soit simplement la réaction à des événements dont l'actualité récente a été fertile (situations de violence, dans des écoles ou des quartiers, d'anomie, de multiplication des incivilités etc.). Beaucoup plus profondément, ce besoin exprime un appel venu de la situation intellectuelle et politique dans laquelle nous sommes plongés parce que nous n'avons plus de grand récit (marxiste, chrétien etc.) à opposer à cette situation, plus de grande utopie mobilisatrice. Quelle situation ? Plutôt que situation politique, il vaut mieux dire situation impolitique. Nous sommes dans une situation impolitique. L'exigence d'une éducation civique répond autant que témoigne du vide politique et utopique. On se retourne (par exemple avec Régis Debray) sur l'idéal républicain pour répondre à ce vide ; on n'a peut-être pas tort.

Où en sommes-nous ? Les situationnistes - et à leur suite Jean Baudrillard- avaient diagnostiqué dans les années 68 la « fin de la politique »/ la « fin du politique ». L'espace politique s'est évaporé. La politique a été submergée par la gestion, dont on peut dire qu'elle est la forme contemporaine (postmoderne) du scientisme. Appelons ce scientisme de la gestion, technisme (y font appel ceux qui déprécient la politique au profit du pragmatisme). Ainsi en cette fin de siècle le scientisme (positivisme scientifique) se réincarne en un technisme (positivisme technique ou positivisme gestionnaire). La politique est empêchée d'exister dans une sphère autonome, en étant phagocytée par le discours expert, la technique, les théologies managériales, les conseillers en image; bref: le technisme gestionnaire, ce nouvel obscurantisme, inhibe toute politique. L'expérience politique fondamentale de l'homme contemporain dans les pays économiquement développés est celle du vide -de la vacuité de l'existence politique dans notre époque réputée postmoderne. L'insignifiant prédomine. Le crétinisme se prend pour l'étalon des valeurs. L'effacement de la politique s'accompagne de l'effacement du citoyen.

Et pourtant ? En dépit du mouvement de dérépublicanisation qui nous submerge, le citoyen peut encore être sauvé, l'école peut encore être sauvée, la République peut être sauvée. A une condition : que ces mots - citoyen école, République - cessent d'être employés comme des mots creux, vides, et que l'on se remette à penser leurs contenus. Je me le propose en cette audience.

 

1.Qu'est-ce qu'un citoyen ?

Qu'est-ce que le citoyen ? Ce n'est pas forcément un homme poli, policé, avenant, qui ne laisse pas de papier gras derrière lui après un pique-nique, qui ne traverse qu'aux passages cloutés, qui débranche son téléphone cellulaire quand il va au cinéma, qui prend dans sa voiture des autostoppeurs lorsque les transports publics sont en grève. Un citoyen n'est pas ce que le journalisme de marché nous en dit. C'est à tort que pour désigner de pareils comportements, qui sont de simple politesse, d'entraide, de savoir vivre, de conformisme, de convivialité, on parle de sens civique, de civisme. Il vaut mieux parler dans ce dernier cas de civilité. Le citoyen peut au contraire se montrer fort rugueux, comme l'exemple de Sparte ou de Rome dans sa période vertueuse permet de le voir. Souvent, il lui est nécessaire de se montrer intransigeant, inflexible, sévère avec les autres et avec lui-même. Dans la période révolutionnaire de l'histoire de France, le citoyen était, eu égard aux ennemis de la République, impoli et incivil, et même parfois criminel. Allons plus loin : le citoyen ne se conçoit que muni d'une dose forte d'anticonformisme, ce qu'on oublie toujours parce qu'on confond facilement citoyenneté avec conformisme social.

Citoyen, voilà un concept qui consonne avec cité, c'est à dire avec le contraire de nature (laquelle donne naissance à l'hypothétique homme naturel) ou aussi avec le contraire de bourg, autrement dit de société (le bourg, la société civile bourgeoise, qui produisent le bourgeois, ou l'homme civil). La cité n'est ni le bourg ni la société. Le bourg et la société sont des associations basées sur l'intérêt, l'accomplissement des fins particulières, l'épanouissement de l'individu en tant qu'être borné, la satisfaction des buts que chacun s'assigne, la poursuite des passions. La cité, elle, loin d'être une association naturelle ou seulement civile, est une institution politique qui ne peut fonctionner qu'avec le type d'homme qu'elle produit, le citoyen.

Je propose de comprendre le concept de citoyen à partir de la définition qu'avance Aristote, dans sa Politique : « Ce qui constitue véritablement le citoyen, sa qualité vraiment caractéristique, c'est le droit de suffrage dans les assemblées et de participation à l'exercice de la puissance publique » (1). Le premier élément (contrairement à ce que veut une conception faible, partout répandue, de la citoyenneté) ne saurait suffire : être citoyen, ce n'est pas seulement voter (d'autant plus que l'abstention peut être un choix politique, un choix citoyen), c'est aussi participer activement au domaine politique. L'action, dit Hannah Arendt « se consacre à fonder et à maintenir des organismes politiques (2)». Les deux versants sont liés pour cerner ce qu'est un citoyen : le vote, auquel peut se substituer une abstention politiquement motivée, plus l'action politique. Comment l'école peut-elle préparer l'enfant à devenir un citoyen, c'est à dire un homme apte à mener la vie active politique ? Surtout pas en séparant l'éducation civique des autres apprentissages, ce serait inciter l'enfant à croire que la citoyenneté est un surplus, un supplément d'âme à l'existence collective. L'enfant pensera alors ce que toute la société, à commencer par les médias et la publicité, mais aussi trop d'enseignants, le poussent à penser : que l'important c'est la sphère de la réalisation personnelle, de l'accomplissement de ses possibilités, de son épanouissement dans la société civile et que ce qui relève du civique et du politique, l'identité du citoyen, n'est que superfétatoire. On inverse l'ordre des priorités à chaque fois que l'on fait de l'éducation civique une matière à part : le rôle de l'école n'est pas d'abord d'épanouir et ensuite, accessoirement, de faire un citoyen, il est, prioritairement, de former, d'instituer le citoyen (et il est possible que cette formation du citoyen aille contre l'impératif philoludique de l'épanouissement). C'est tout le travail scolaire qui doit être imprégné par la forme de l'éducation civique. C'est tout le travail scolaire qui doit tendre à élever l'enfant à la dignité de citoyen.

Le citoyen est un être artificiel, le produit d'une certaine forme d'éducation. Lorsque Rousseau pose le citoyen spartiate en modèle, il insiste pour montrer que c'est l'éducation spartiate qui a fait de l'homme un citoyen vertueux. A y regarder de près, on se rend compte que deux conceptions du citoyen entrent en jeu : une conception statique du citoyen (la conception républicaniste qui insiste sur l'obéissance aux lois) et une conception dynamique (qui est celle d'Hannah Arendt et de Cornélius Castoriadis, qui insiste sur la créativité citoyenne de certains mouvements révolutionnaires, c'est à dire des moments de désobéissance aux lois instituées). Il peut être citoyen de désobéir. Désobéir pour obéir à de plus hautes lois. Désobéir pour créer des lois.

Si l'on s'en tient à la conception statique de la citoyenneté, l'activité du citoyen consiste dans la participation active à l'institué. Néanmoins l'idéal du citoyen culmine dans l'activité instituante, c'est à dire dans la création de lois ou d'institutions nouvelles. L'instituant peut s'entendre en un sens pacifique : lorsque des débats (comme par exemple le récent débat sur la parité) font évoluer des lois. Mais il s'entend surtout en un sens révolutionnaire. Dans des moments de crise, lorsque des formes inédites d'associations politiques voient le jour ; cette créativité politique va des  coordinations  lors de mouvements sociaux jusqu'aux soviets, ou conseils, lors de mouvements révolutionnaires. La Commune de Paris est un exemple de cette créativité instituante, pourtant illégale au regard des lois existantes. L'expérience menée en 1973 par les ouvriers de Lip est un exemple du même type : l'illégalité est alors plus citoyenne que la légalité. Cornélius Castoriadis et Hannah Arendt ont bien eu raison de voir dans l'expérience des conseils ouvriers de Budapest en 1956 un pareil moment instituant. Pendant quelques semaines de cette année là, on put voir revivre la démocratie à l'antique, la démocratie directe, à la fois démocratique et républicaine. On l'a vue aussi ressusciter chez Lip. C'est dans cette activité politique instituante et créatrice que s'accomplit le mieux l'essence politique de l'homme.

La citoyenneté exige une structure particulière pour pouvoir s'exercer : le forum, l'agora, la place publique où l'on débat des principes et des fins de l'association politique, des moyens d'y parvenir. Et à l'école ? Peut-on être citoyen à l'école ? Peut-il y avoir l'agora à l'école ? A juste titre Alain Finkielkraut a stigmatisé l'illusion dans laquelle Philippe Meirieu est tombé qui revient à transformer l'école en un lieu d'interminables débats qui finissent par rendre l'enseignement impossible ; cette illusion obéit aveuglément à l'idéologie de la communication, elle résulte d'une foi aveugle dans cette idéologie (3). Le débat permanent empêche les tâches intellectuelles de l'école, qui ont besoin d'une habitude de l'ascèse ; l'élève est parasité par mille autres soucis que l'étude : l'agora scolaire, qui place l'élève et ses désirs au centre de l'éducation, met fin au loisir de l'élève, à sa scholè, qui le disposait au travail intellectuel ; la transformation de l'école en forum - songeons aux conseils de la vie lycéenne et aux heures de vie de classe récemment installées dans les lycées- paralyse l'enseignement en entourant celui-ci de tout un réseau d'activités qui le marginalisent. L'école ne peut être une agora où l'on débat à l'infini sans se perdre elle-même; d'une part parce que l'école n'est pas une société politique, que les élèves ne sont pas des citoyens, n'ont ni à l'être ni à être considérés comme tels, et d'autre part parce que les débats sur l'agora politique supposent des êtres humains déjà formés, responsables, aptes à argumenter raisonnablement, déjà citoyens, pas des enfants ni des adolescents. Transformer l'école en une agora, même par le truchement des parlements d'enfants, ne fait que parodier la citoyenneté. C'est transformer l'école en une parodie du monde adulte tout en laissant croire à l'élève qu'il a le droit de s'exprimer sur la manière dont va le cours du monde. D'autre part, grand est le risque de donner à l'enfant une vision ludique de la politique (de masquer à jamais sa dimension tragique, la dimension tragique du citoyen, de l'empêcher à jamais d'y accéder), déjà trop favorisée par les médias (par exemple les Guignols de Canal Plus).

 

 

2.Qu'est-ce que l'éducation civique ?

Pratiquer l'éducation civique ce n'est pas créer du lien social - comme on le dit trop souvent-, c'est créer du lien politique. Le lien social est l'affaire des associations - par exemple des associations de quartier, associations sportives, associations d'alphabétisation etc.- tandis que le lien politique est l'affaire de l'école.

L'éducation civique, si elle existe, est là pour permettre la réussite du défi républicain : qu'un vaste Etat (la France) vive politiquement comme une cité (une cité antique, ou bien la Genève telle que Rousseau l'idéalisait (4) ).

L'éducation civique est cette pratique pédagogique qui forme le citoyen. Le citoyen est l'être politique participant effectivement par les voix et par l'action à la vie politique de la cité. Le citoyen n'est pas l'être simplement social. L'éducation civile est cette pratique qui forme l'homme, l'être social. Cette éducation là n'est pas l'œuvre explicite de l'école. La famille et la société, parfois la religion, donnent à l'enfant cette éducation civile. Comment en est-on arrivé à confondre les deux, civique et civil, homme et citoyen, éducation civique et éducation civile - confusion qui paraît patente dans les déclarations de Ségolène Royal ? Historiquement parlant, c'est l'interprétation chrétienne appliquée à la pensée d'Aristote qui a fusionné le politique et le social en affirmant, comme Saint Thomas d'Aquin lorsqu'il commente Aristote, que l'homme est « animal politique, c'est à dire social » (5). Or, me semble-t-il, Aristote avait en vue une radicalité de l'être politique, distinguée du social, que nous devons bien comprendre si nous voulons accéder au sens le plus élevé de ce qu'est une instruction civique. Ce n'est pas pour rien que la théologie chrétienne comme la doxa contemporaine, cette opinion publique fabriquée par les médias et reflétée par bien des circulaires ministérielles, recouvre (masque) la radicalité de l'être politique (l'homme défini comme l'animal politique) par la socialité (animal politique = animal social). C'est cette démarche, d'origine chrétienne, qui conduit à la confusion entre l'éducation civile et l'éducation civique, c'est à dire politique, dans laquelle nous sommes plongés aujourd'hui. Actuellement on cherche à masquer la dimension politique de l'homme derrière sa dimension sociale ; on confond éducation civique et éducation civile parce qu'on se refuse à retrouver ce qu'il y a de purement politique derrière la définition aristotélicienne de l'homme.

L'éducation civique ne doit pas être seulement républicaine (comme c'était le cas à Sparte) ; elle doit être également démocratique (sans que, pour autant, l'école soit une démocratie). Le concept de démocratie entretient un rapport étroit avec celui de division. Le régime démocratique vit grâce à la division conflictuelle qu'il est contraint à la fois de susciter, de reconnaître et d'euphémiser. L'éducation civique doit éduquer également à la division, puisque c'est elle qui constitue l'âme des démocraties (contre les totalitarismes qui sont invariablement des fanatismes de l'unité). La « république de démocratie », pour utiliser une formule chère à Jaurès, est celle qui, à la différence des républiques totalitaires, cultive la division sociale (et même cette division fondamentale qui est la division entre la société civile et l'Etat). Quand l'Etat ingurgite la société civile, on a - Claude Lefort l'a assez mis en évidence (6) - le totalitarisme; quand inversement la société civile phagocyte l'Etat, on a la démocratie sans la république, et tous les maux qui s'en suivent, c'est-à-dire la démagogie, le fanatisme de la différence pour la différence, l'injustice, l'inégalité, la tyrannie des sociétés particulières. L'esprit de l'institution scolaire est en France - nonobstant les mille signes qui augurent des dangers qui le menacent- marqué par l'alchimie entre l'idée de république et l'idée de démocratie. Pour être à la fois républicaine et démocratique, l'éducation civique doit se révéler à la fois une éducation de la division et du conflit (démocratie) et à la fois une éducation de l'unité politique sous la tutelle universelle des lois (république). L'élément démocratique est celui de l'euphémisation du conflit dont pourtant la démocratie vit (on sait que pour Kant, le régime démocratique est celui qui se laisse le moins républicaniser) quand l'élément républicain est celui de l'unité sous le pouvoir de la loi. Bref, civique renvoie à politique, et éducation civique à éducation politique à la fois républicaine et démocratique.

Le civil renvoie plutôt à l'urbanité, à la vie collective dans sa dimension non politique, au système des besoins immédiats pour évoluer dans la société civile (bref, à la vie de tous les jours dans sa dimension non encore politique, non encore citoyenne, antécitoyenne et antépolitique). L'éducation civile, à distinguer donc de l'éducation civique, renvoie, elle, à l'union, à la bienveillance. L'éducation civile se produit, pour sa part, dans la famille, dans la société ; ainsi se déploie-t-elle à partir de l'opinion, de la doxa, dans l'opinion, dans la doxa. Cette éducation ne peut pas former un citoyen ; elle ne peut former qu'un homme, un homme civil, un bourgeois dirait Rousseau (pour l'auteur de L'Emile, entre faire un homme et faire un citoyen, il faut opter (7). L'éducation civique à l'inverse est l'œuvre propre de l'école.

L'éducation civique peut-elle parvenir à former le citoyen, c'est-à-dire l'individu participant effectivement à la vie de la cité dans la dimension politique de celle-ci ? Le citoyen demeure un idéal jamais pleinement réalisé, un maximum que nous n'avons pas sous les yeux ; il n'existe jamais que des ébauches plus ou moins approchantes du citoyen. Le citoyen accompli est toujours à venir. Cette idéalité du citoyen fait de l'éducation civique une protestation implicite contre l'état présent de la société, contre la nature actuelle de l'homme. Pour cette raison la société ne peut pas réclamer une éducation civique authentique, car ce serait reconnaître qu'une position de surplomb au-dessus d'elle est possible et que l'enseignement doit occuper cette position ; la société ne peut que réclamer une éducation civile, une éducation à la civilité et au conformisme, une école qui ressemble à la vie, une école ouverte sur la vie, une école qui singe la vie, c'est à dire une immanence de la société à l'école (tandis qu'une véritable éducation civique se fonde sur la transcendance de l'école à la société et nécessite une position de surplomb de l'enseignant eu égard à toutes les activités de la société (8). Plus généralement, tout enseignement figure une pareille protestation : il s'oppose à l'homme tel qu'il est afin d'instituer à partir de l'enfant l'homme tel qu'il devrait être. Il s'agit toujours d'éduquer les enfants à ce que les hommes devraient être. De les éduquer à partir d'une idée de l'homme. D'où la sourde haine que l'on constate souvent de la société civile contre l'enseignement républicain. Ce n'est pas sur la vie, sur la société, sur l'homme tel qu'il est que l'école doit être ouverte, c'est sur l'idée, sur les œuvres de l'esprit, sur l'idéal ; l'école doit être fermée sur la vie pour être ouverte sur l'esprit (par exemple elle ne doit pas enseigner ce qui est venu en dernier en matière de littérature, la dernière pluie, de poésie, de musique, la dernière mode, elle doit enseigner les commencements, commencer par les commencements, les classiques - l'école doit résister à la tyrannie de l'actualité, de la nouveauté qui bande tous efforts vers l'effacement du passé). Les hommes tels qu'ils sont dans la société civile, les groupes de pression et d'intérêt, toutes les puissances, les médias, ne peuvent tolérer cet affront permanent à ce qu'ils sont qu'est l'école. Ils essaieront, ils essaient de la phagocyter, d'agir pour que l'école ressemble à la société ; ils sont en passe de réussir. La société civile ne peut que prendre ombrage de l'enseignement ; par conséquent ce n'est pas à partir d'elle, de ses idées, de ses pratiques, qu'une véritable éducation civique peut s'instaurer. La société civile désirent que les enseignants ressemblent au commun des mortels ; Péguy, dans son éloge des hussards noirs de la république, avec leur liséré violet, le violet dit-il n'étant pas seulement la couleur des évêques mais aussi la couleur de l'enseignement primaire, dans son éloge des instituteurs, avait compris que l'enseignant devait être distingué du commun des mortels, que cette distinction était la condition d'une éducation civique qui fût autre chose qu'une éducation civile (9).

C'est l'école qui doit être l'institutrice du peuple - faire que le peuple existe, bâtir le peuple, autrement dit instituer quelque chose qui manque souvent, quelque chose d'introuvable, le peuple, quelque chose qui toujours se défait -ce travail de Pénélope est celui de l'école parce que dans le donné par la République à la française à ce mot, le peuple n'existe pas avant l'école. Ce n'est pas instruire un peuple qui existait déjà. Instituer le peuple qui n'existait pas avant l'école, voilà la mission confiée depuis les lois scolaires par la République à l'école. Cette mission confiée à l'école ressemble farouchement à celle que Rousseau, dans Le Contrat social, attribue au législateur : « celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine (10) ». Mais, tandis que le législateur de Rousseau institue le peuple une fois pour toutes, l'institution qu'est l'école est une institution continuée : elle recommence à chaque génération, elle recommence chaque année son interminable travail de démogenèse, d'institution du peuple. Tant que l'école républicaine existe, la thèse de François Furet selon laquelle la Révolution française est terminée sera fausse. La permanence de l'école républicaine signale au contraire une Révolution continuée. Le peuple est fils de l'école. Il émane en permanence de sa matrice, l'école.

Il convient d'éviter de confondre ces deux concepts : le peuple et la société. Le peuple n'est pas la même chose que la société. Le législateur de Rousseau transforme une société, à laquelle il reste extérieur, en un peuple. C'est dans la mesure où l'école est coupée de la vie, retranchée de la société qu'elle peut être, à partir de cet écart, la matrice du peuple. L'énoncé : c'est l'école qui doit être l'institutrice du peuple est exactement le contraire de cet autre énoncé : la société doit éduquer l'école. Pourtant, toutes les réformes récentes - en particulier celles, inspirées par Philippe Meirieu, de Claude Allègre- reposent sur ce postulat funeste de l'éducation de l'école par la société, de la continuité entre l'école et la société. C'est ainsi qu'on voit l'humanitaire et son idéologie envahir les écoles.

Une éducation authentique ne se ramène jamais une éducation à…quelque chose. Par exemple : une éducation à la citoyenneté. Une éducation civique forte ne peut pas être une éducation à la vie politique, aux institutions etc. Toute éducation conçue sur le modèle de l'éducation à suppose une extériorité entre le sujet que l'on éduque et ce qu'on lui présente ; au fond, une éducation à (par exemple à la citoyenneté) suppose un sujet déjà constitué qui, à la limite, n'a pas besoin d'être éduqué, mais seulement informé. Bien à l'opposé, une véritable éducation institue, transforme radicalement le sujet, de l'intérieur. Une éducation civique est une activité qui constitue l'élève en citoyen, qui le fait grandir en sujet politique. Dans ce cas seulement, elle se contente pas de lui représenter pas la citoyenneté, comme le fait une éducation à, elle fait grandir la citoyenneté en lui.

 

 

3.Que doit promouvoir une éducation civique ?

Qu'est-ce que l'école, en République de démocratie? L'école n'est pas un service, ni même un service public, comme peuvent l'être les transports ou les postes. Elle est encore moins un service du public - l'école n'est au service d'aucun public. Elle n'est pas non plus au service de l'élève , cette figure abstraite agitée aujourd'hui comme un totem par Ségolène Royal, Claude Allègre et Philippe Meirieu. On croit valoriser l'école en disant qu'elle est un service public, alors qu'en réalité on la détruit. Il faut distinguer un service d'une institution. Une institution est un dispositif qui a quelque chose d'organique. C'est un dispositif destiné à engendrer de la vie politique. Un service n'est que guichetier. A travers une institution les citoyens ont un rapport vivant au corps politique. Au même titre que la gendarmerie, la justice et l'armée (aurait-on l'idée de dire que l'armée est un service public?) l'école est une institution politique. Son objet est d'engendrer la République, une génération par dessus l'autre. L'école est la matrice dans laquelle s'engendre la République. Elle a pour mission d'élever à la République, de continuer à l'enfanter -elle a pour destin d'en être l'enfantement continué. L'école est au sein de la société l'institution par laquelle le souverain (qui est le peuple) existe et se régénère en tant que corps politique. Rien n'est plus politique qu'enseigner! Enseigner n'est pas intégrer dans la société ; les enseignants ne sont pas des travailleurs sociaux. Enseigner n'est pas insérer dans la vie économique, ce n'est pas non plus préparer à une profession, -non, enseigner est dans une République de démocratie l'acte politique par excellence, par éminence, l'acte par lequel l'origine politique de la société ne cesse de se continuer. L'enseignement continue l'origine de la République : la révolution française. Un enseignant est un homme politique à un titre bien plus éminent que n'importe quel député ou conseiller régional. La sociologie et la psychologie, sciences du conformisme, se liguent pour occulter l'idéal politique de l'enseignement ; elles en font un effet politique mais pas un acte politique. On voudrait que l'éducation reflétât la société -le désert d'un social sans horizon politique, incarcéré dans le cycle production/consommation. On souhaiterait que le but de l'enseignement fût l'épanouissement de l'individu destiné à être propulsé dans le monde darwinien de l'économie: la lutte impitoyable pour la consommation, pour la domination et pour le niveau de vie. Il s'agit dans ce cas de l'épanouissement en dehors de ce qui, dans une tradition intellectuelle venue d'Aristote, revitalisée chez Hannah Arendt et Cornélius Castoriadis, constitue l'humain en propre: - la vie politique. L'épanouissement qu'on nous propose est un épanouissement inhumain, notre épanouissement comme agents économiques (11). L'humain habite dans la vie avec la pensée quand cette pensée est aussi politique. Toute la société contemporaine semble prêcher pour un enseignement dont l'objectif serait la simple vie ordinaire, domestique: une pensée utile, apolitique, protechnologique, idolâtrant à la fois la gestion et la nature; la politique effraie, spectre que le monde de la gestion tente de conjurer par des incantations sociologisantes, persuadé qu'il est (à juste titre) que pour tuer la politique il faut d'abord tuer l'école.

Pas d'éducation qui ne soit liée à un idéal humain qu'elle se propose de faire être, de bâtir, à travers les enfants et à partir d'eux ! La question fondamentale qui gouverne toute éducation se peut s'énoncer comme suit : Quel type d'homme voulons-nous former ? Ou mieux, parce que la fin (la forme) est toujours au commencement : Quelle forme de l'homme doit présider à nos pratiques éducatives ? Il s'agit évidemment d'une question politique : si toute politique débute par l'éducation, toute éducation débute, explicitement ou implicitement, par la politique. Quel est le type d'homme que l'éducation républicaine souhaite former? Le citoyen, a-t-on dit plus haut. Pourquoi le citoyen ? Parce que seule la figure du citoyen telle qu'elle a été exposée ici accomplit la politicité (l'homme animal politique) que les Grecs avaient découverte avant qu'elle ne fût occultée par son assimilation avec la socialité. Plus personne - à part quelques philosophes- n'ose pourtant (hélas) poser la question : quel type d'homme veut-on former ? Tant est puissant le terrorisme sur l'intelligence exercé par les sciences humaines ! La crise de l'école tire une bonne part de son origine dans ce tabou anthropologique. Ecoutons la litanie des discours tenus sur l'école, des programmes et proclamations, des ambitions ministérielles, la vulgate journalistique : on se contente de vouloir rendre les humains employables, assoiffés de biens de consommation, d'informations, de nouvelles technologies, on les veut communicants, souples, cools, adaptables. On ne veut plus une éducation politique, on veut intégrer, adapter, socialiser.

L'éducation civique se doit de promouvoir des valeurs. Lesquelles ? Les valeurs promues à l'école par l'éducation civique ne seront pas les valeurs sociales, en vogue dans la société, les valeurs parapublicitaires ou paramercantiles, les pseudovaleurs de la société civile, des médias, de l'opinion, celles brocardées par Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée (12). Parfois on entend des syntagmes comiques : valeur d'entreprise, culture d'entreprise. La laïcité de l'école ne vaut pas seulemnt par rapport aux religions ; elle vaut également comme protection contre l'invasion de l'école par tout ce qui ressemble de près ou de loin à l'entreprise. Mais les valeurs à promouvoir à l'école ne seront pas non plus les valeurs morales, l'éducation civique - et l'école en général- devant échapper au moralisme (comme Catherine Kintzler l'a signalé avec pertinence (13). Je ne veux pas dire que l'école sera immorale ou amorale ; je rappelle que la morale (les morales) relève(nt) de la société civile et des religions. Les valeurs à promouvoir par l'éducation civique sont les valeurs politiques, les valeurs qui nourrissent le développement de la politicité de l'homme. Dans la forme française prise par la République, ces valeurs ont reçues les noms de Liberté, Egalité, Fraternité. Ces trois notions - Liberté, Egalité, Fraternité- ne sont ni des structures (comme le travail, la famille, la patrie, qui ne peuvent pas être pris pour des valeurs) ni des valeurs morales (comme la bonté, la sincérité, la charité etc.). Ces valeurs -Liberté, Egalité, Fraternité- organisent non pas un lien social (les associations sont faites pour retisser fil à fil la trame déchirée du lien social même si des nos jours on tend à confondre le rôle des associations avec celui de l'école par le moyen du culte débridé des intervenants extérieurs) mais un lien politique.

La notion de Fraternité permet une intégration des personnes d'origine étrangère dans la République par une intégration politique différente de l'intégration simplement sociale qu'il est du ressort des associations de réaliser. L'intégration sociale n'est pas vraiment l'affaire de l'école, c'est celle de la société civile. Par contre, l'école doit développer non pas l'intégration sociale mais la Fraternité qui assimile chacun au corps politique, c'est à dire au peuple. Entre les trois concepts tutélaires de la République, celui de Fraternité demeure le plus minoré (par rapport à Liberté et à Egalité), comme s'il était le moins politique des trois. Il est comme oublié dans l'ombre. Or, il est incontestablement celui qui donne leur sens aux deux autres en étant leur accomplissement -si la Liberté et l'Egalité ne débouchent pas dans la Fraternité, elles sont une fausse liberté et une fausse égalité. La Fraternité est dès lors le critérium qui permet de juger du degré d'accomplissement de la Liberté et de l'Egalité. La République forme, pour parler comme Condorcet, « un peuple de frères », une fraternité. Mais cette fraternité n'est pas une fraternité de sang; c'est la fraternité de ceux qui partagent les mêmes valeurs politiques, une fraternité universelle dans l'amour des idées qui fondent la liberté politique. Une fraternité construite, et pas une fraternité de hasard procurée par la naissance dans une certaine ethnie, pas une fraternité biologiquement fatale. Cette Fraternité est construite par l'école: l'une des missions politiques de l'école est de produire cette Fraternité sans laquelle la Liberté et l'Egalité demeureraient des abstractions trop froides. La République est fraternelle d'une fraternité qui se forge dans l'école. La fraternité française n'est pas un fait de nature: -c' est un produit politique de l'école.

La Fraternité est le sens de la citoyenneté. L'école existe pour permettre aux enfants d'apporter aux parents ce qu'ils auront appris, dans la mesure où, comme l'écrit Michelet « L'éducation, ce mot si peu compris, ce n'est pas seulement la culture du fils par le père, mais autant et parfois bien plus celle du père par le fils ». La Fraternité forgée à l'école s'étend par la grâce de ce que l'enfant rapporte de l'école au père et à la mère, au foyer familial: l'enfant d'immigrés en étant politiquement intégré dans la Fraternité nationale par l'école assimile par ricochet ses propres parents dans cette Fraternité. Concluons : pivot de l'idée républicaine, liant du peuple, la Fraternité doit constituer le véritable objet de toute éducation civique. Apprendre la Fraternité est apprendre la République.

Robert Redeker
Conférence donnée à Foix, organisée par l'inspection Académique de l'Ariège dans le cadre de la Semaine Nationale des Initiatives Citoyennes, le 14 mai 1999.

 

(1) Aristote, Politique, III, I.
(2) Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, réed. Presses Pocket 1988.
(3) Philippe Breton, L'utopie de la communication, La Découverte 1997.
(4) Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, Dédicace à la république de Genève.
(5) Saint Thomas d'Aquin disait : « Homo est naturaliter politicus, id est, socialis » (Index rerum de l'édition taurienne de la Somme Théologique).
(6) Claude Lefort, Un homme en trop, Seuil, 1976.
(7) « Il faut opter entre faire un homme ou faire un citoyen » (Jean-Jacques Rousseau, L'Emile, Œuvres complètes, Ed. de la Pléiade, tome IV page 248).
(8) C'est pour cette raison que le vocable d'instituteur est infiniment préférable à celui d'enseignant. L'enseignant - comme le pédagogue esclave dans l'Antiquité- montre, telle une enseigne, ce qui existe dans la société. L'instituteur fait autre chose : il institue, il fait grandir dans l'enfant ce que celui-ci ne trouvera pas dans la société de même qu'il fait grandir l'enfant comme être politique.
(9) Charles Péguy, L'Argent (1913). Oeuvres en prose 1909-1914, Ed. de la Pléiade, pages 1101-1162.
(10) Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social, Œuvres complètes, Ed de la Pléiade, tome III, p.381.
(11) A ce sujet lire le beau livre de Marie-Claire Calmus, Où est passé l'humain?  (Edinter, 1998).
(12) Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard 1987.
(13) Catherine Kintzler, « Qui a peur des humanités ? », La Mazarine sept. 1998.

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