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Contributions : Analyses : Redeker

Lire également :
Apprendre la République, apprendre la Fraternité.(Conférence de R. Redeker à Foix le 14 mai 1999)
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Bibliographie

Allègre, Meirieu : l'école déscolarisée.

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Nous ne parlions pas le Français à la maison, jusqu'à ce que j'intégrasse le cours préparatoire. L'Allemand demeura longtemps la langue de notre misérable maisonnée. Les enfants du voisinage ne s'exprimaient que dans une des variantes de l'Occitan, un idiome frontière entre le Gascon et le Languedocien. Dès l'âge de six ans passé, je me mis à ramener à la maison des mots, des connaissances, des savoirs. Ainsi que d'autres ramènent des marrons, des girolles, des fraises sauvages. Mon trésor à moi, c'était la parole du maître. C'était l'histoire de France par exemple, qui se révéla si importante pour moi, pour mes parents, si précieuse pour que nos imaginaires pussent tisser jour à jour ce cordon ombilical qui devait à la fin nous relier à la France, faire de celle-ci notre patrie. 
Je ramenais donc des mots, des savoirs, des connaissances qui n'étaient pas ceux de la maison ¯qui faisaient rentrer dans notre maison étriquée de ce village étriqué le vaste monde. Quel décalage entre le riche butin de l'école et le quotidien buté de la vie domestique à la ferme où père s'employait comme ouvrier agricole, vacher ! Je nomme ce décalage la différence entre l'école et la maison, le maître et les parents, différence dans laquelle l'enfant grandit ; je le nomme également la fissure dans laquelle l'enfant s'installe, dans laquelle il pousse. L'école me donnait une identité que je ramenais à la maison ; grâce à elle, un halo de lumière paisible emplissait la cuisine jusqu'à très tard le soir : penchée sur mes devoirs, à un coin de la table en bois recouverte d'une sorte de lino, ma mère apprenait le Français à travers les devoirs que le maître me donnait. Au tendre éclat de son visage, alors que la nuit s'avançait, nous faisions de la grammaire, de la conjugaison, des dictées. L'enfant enseignait sa mère. Tous deux nous devenions Français.
J'ai toujours pensé que l'école existait pour permettre aux enfants d'apporter aux parents ce qu'ils auront appris en ce lieu, dans la mesure où, comme l'écrit Michelet « L'éducation, ce mot si peu compris, ce n'est pas seulement la culture du fils par le père, mais autant et parfois bien plus celle du père par le fils ». Là est l'axe de l'enseignement républicain. La cour aussi éhontée que cynique faite par C.Allègre aux parents d'élèves renverse ce principe : les parents désormais seront les maîtres à l'école.
 

Je voudrais insister sur quelques aspects des réformes en cours dans l'Education Nationale ¯ ou plutôt de la grande Contre-Réforme (contre-républicaine et aussi contre-démocratique que farouchement démagogique) que les autorités gouvernementales mettent en place. 
Pour des raisons que l'on comprendra, les vocables de maître, de professeur et d'instituteur sont bien préférable à celui d'enseignant ¯qu'on emploiera cependant, mais par défaut. L'enseignant ¯comme le pédagogue esclave dans l'Antiquité- montre, telle une enseigne, ce qui existe dans la société ; c'est pourquoi ce terme plaît tant à tous ceux qui souhaitent la mort de l'école républicaine. L'oeuvre de l'instituteur est toute différente de celle de l'enseignant : il institue, il met debout, il fait grandir dans l'enfant ce que celui-ci ne trouvera pas dans la société, il le fait grandir à partir de forces qui ne sont pas celles de la société. 
Les maîtres seront empêchés (sont de plus en plus empêchés) d'être des maîtres ¯c'est à dire également des étudiants. Or, c'est ce rapport à ce qu'il étudie, à cette étude dans laquelle il habite, qui institue le maître en tant que maître, qui fait de lui un humain exemplaire, un certain exemple d'humanité, un exemple pour les élèves autant qu'un exemple pour la cité. Ce n'est pas à l'enfant d'être placé au centre de la relation éducative ; le centre est dans le lien entre le maître et ce qu'il étudie ¯le lien entre le maître et le savoir est beaucoup plus essentiel que le lien entre le maître et l'élève. Tout montre qu'on (C.Allègre, P.Meirieu, S.Royal, F.Dubet) ne veut plus de maître-étudiant, de maître lié au savoir, de maître ayant un lien continu à la chose étudiée ; au contraire, on veut des moniteurs multitâches, montrant (enseignant) au élèves la société, ayant un rapport aux enfants (le puérocentrisme figurant le pivot de toutes les réformes récentes) et ayant un lien de vassalité à la société. Craignons que l'emploi-jeune (l'aide-éducateur) ne devienne sous peu le paradigme de l'enseignement, le modèle montré à l'enseignant ¯tout enseignant étant voué à plus ou moins long terme à se transformer en un emploi-jeune. L'emploi-jeune est l'esquisse de ce que le ministère souhaite en guise d'enseignants.
L'exemplaire ne sera plus le maître dans son rapport étudiant au savoir (su et incertain à la fois); pour C.Allègre, l'exemplaire, le modèle humain ce sera le consommateur, le sondé, l'électeur, le sportif, le publicitaire, l'animateur culturel, la vedette médiatique, le journaliste, l'intervenant extérieur, l'emploi-jeune aide-éducateur (1), le parent d'élève, le locuteur natif, bref tout, sauf le maître. Tout ce qui a un rapport à la société, à ce qui se fait dans la société, à se voit à la télé, devient dans la démarche de C.Allègre valeur, à l'exclusion du maître dans la mesure où celui-ci conserve un rapport rigoureux, austère, à ce qu'il enseigne (à ce qu'il sait, à ce qu'il étudie, à ce qu'il ne sait pas, à ce qu'il cherche). Allègre veut réduire le maître au rôle paratélévisuel de « chef d'orchestre ».
Le « Chef d'orchestre » est le tombeau des instituteurs et des professeurs. « Chef d'orchestre » ? On ne saurait trouver formule plus tonitruante pour annoncer que le maître n'aura plus rien à enseigner (au sens en passe de sombrer dans la caducité d'enseigner), qu'il aura à animer, à montrer ce que les autres font dans la société. La classe deviendra un orchestre d'intervenants divers (de solistes) devant les enfants. La tâche proposée au maître ne sera plus l'enseignement, ce sera d'harmoniser la cacophonie des intervenants extérieurs. Cette transformation du maître en un chef d'orchestre se traduira inévitablement par une marginalisation du maître, qui sera soumis aux pressions de tous. La laïcité avait été construite pour que le maître fût à l'abri du curé, du maire, des parents ; les plans de C.Allègre et de S.Royal, les différentes « chartes » pour l'école, organisent un renversement de la laïcité puisque le maître sera contraint de faire allégeance aux puissances extérieures à l'école. Par le vouloir d'Allègre l'école deviendra le terrain de chasse de toutes les puissances locales, ce qui signifie la vraie fin de la laïcité scolaire. Par ailleurs, l'élève sera de son côté perdu dans le brouhaha des opinions diverses destinées à envahir l'école ; le maître ne pourra plus les surplomber, il n'aura plus une position de transcendance par rapport à toutes ces opinions, puisqu'il dépendra d'elles, obligé qu'il sera de composer ce qu'on appellera encore par dérision son enseignement avec elles. 

Je reviens sur la notion de « chef d'orchestre ». L'instituteur ¯après lui le professeur- sera un « chef d'orchestre ». Mais pour diriger quelle partition ? La diversité kaléidoscopique des intervenants extérieurs dans l'école, de tout le personnel animationnel qui s'y infiltre, des demandes parentales ainsi que des ressources municipales, impliquent la disparition des programmes nationaux rigoureux et la substitution à ceux-ci des « apprentissages fondamentaux » minimaux. A la place du corpus intellectuel commun à tous les citoyens, assurant une Bildung, une formation de l'esprit, rendant possible un bien commun intellectuel partageable par tous les Français, la métaphore du « chef d'orchestre » signale que nous aurons à côté des apprentissages minimalistes de déchiffrage (lire, écrire, compter), qui seuls seront véritablement nationaux, autant d'enseignements différents que d'écoles. Ainsi à terme, la substitution du « chef d'orchestre » à l'instituteur traditionnel prépare-t-elle la régression du sentiment national républicain, qu'il est du rôle citoyen de l'école de former, au profit des multiples communautarismes et localismes. Quel est le sens de cette transformation de l'instituteur en « chef d'orchestre » ? De nationale, républicaine et homogène sur tout le pays, l'école devient clientéliste (répondant aux parents clients qui dicteront leurs choix d'activités pour leurs enfants), hétérogène (l'instituteur d'un village déshérité de l'Ariège sera destiné à demeurer un chef d'orchestre sans musiciens : il aura bien du mal à obtenir deux heures d'intervenants extérieurs par semaine tandis que ceux-ci seront légion pour l'instituteur du centre-ville de Toulouse) et surtout municipale. La « charte pour l'école du XXIème siècle » trahit les principes les plus fondamentaux de l' idée scolaire républicaine en réalisant la municipalisation de l'école. L'école sera désormais extérieure à la nature républicaine de l'Etat. Défaite de la pensée (par le triomphe du culturel, du sociétal), défaite de l'école (par le triomphe de l'animation, le repli de la figure de l'instituteur sur le paradigme du travailleur social et du Gentil Organisateur de MJC, et par la réduction des programmes au minimum commun), cette charte pour l'école du XXIème siècle est surtout (par la municipalisation qu'elle institue) une défaite de la République, une dérépublicanisation de l'école. 
 

Dans le même temps où les maîtres seront empêchés d'être des maîtres les élèves seront empêchés d'être des élèves. L'école ¯celle dont je parlais tout au début lorsque j'évoquais des souvenirs aussi personnels qu'universels- n'existe qu'adossée au loisir, autrement dit dans l'écart par rapport à la vie, à la société, dans l'indépendance par rapport à tout ce qui se fait en dehors de l'école (et bien entendu dans l'indépendance par rapport à tous les groupes de pression). Le lycée rénové repose sur la désintellectualisation du métier de professeur: on lui confie le rôle d'un technicien de la pédagogie, valet de moins en moins cultivé, d'un animateur socioculturel, sommé de se vêtir tour à tour des défroques de l'organisateur de divertissements, du guide de voyages en tous genres, du psychologue, de l'assistante sociale, de l'éducateur, de l'orientateur, du copain et du gendarme. Réforme après réforme, on a transformé les professeurs en îlotiers de la culture (comment ne pas voir que plutôt qu'un enseignement de l'esprit critique, c'est un contrôle social généralisé sur la jeunesse qui est le résultat recherché d'une telle conception du professorat?).

Les projets de C.Allègre et S.Royal dessinent le modèle d'une école où l'on s'active beaucoup (le fanatisme de l'activité y imposant son terrorisme), où l'on s'occupe, où l'on est en permanence occupé, où le temps est occupé, où il n'y a pas de temps vide, pas de vacuité du temps, pas de vacance du temps, plus de vacance de l'activité. Bref, le projet est de bâtir une école des loisirs sur les ruines de l'école du loisir (la fameuse skholè). Ce projet court de la maternelle à l'université. L'école primaire, le collège et le lycée seront sommés de se conformer à ce modèle unique de l'école des loisirs. Les élèves seront occupés en permanence à des activités, les maîtres également. Avec le triomphe de l'activité est supprimé le loisir aussi bien aux élèves qu'aux maîtres ¯les uns et les autres étant les victimes de cette déscolarisation (substituer les loisirs au loisir est, puisqu'école vient de skholè, déscolariser l'école) de l'école. La déscolarisation de l'école répond à sa dérépublicanisation. 
Les maîtres seront changés en ressources humaines (en minerai ou en énergie) ainsi qu'en travailleurs sociaux (en travailleur payé pour masquer les dégâts des choix économiques ultralibéraux ¯d'où le mot d'ordre terriblement réactionnaire, secondimpérial, napoléontroinesque, de P.Meirieu, « l'école contre la guerre civile »). Pour sauver la politique ultralibérale à laquelle nos gouvernements s'abandonnent, pour la sauver d'une révolution, de jacqueries, de troubles à l'ordre public, P.Meirieu a proposé ses recettes au pouvoir. Dans cette perspective commune à P.Meirieu, à F.Dubet, à S.Royal et à C.Allègre, transformer le maître en un travailleur social est vouloir que les enseignants soient les chiens de garde du libéralisme avancé (remplacement des hussards noirs de la République, que C.Péguy exalta, par les chiens de garde du libéralisme, formés par P.Meirieu) .
 

Contre-Réforme : au lieu d'instituer le peuple à travers l'institution des enfants, Allègre, Royal et Meirieu veulent construire une école qui continue la société. 
Dans l'idéal républicain, c'est l'école qui doit être l'institutrice du peuple ¯faire que le peuple existe, bâtir le peuple, autrement dit instituer quelque chose qui manque souvent, quelque chose d'introuvable, le peuple, quelque chose qui toujours se défait -ce travail de Pénélope est celui de l'école parce que dans le donné par la République à la française à ce mot, le peuple n'existe pas avant l'école. Ce n'est pas instruire un peuple qui existait déjà. Instituer le peuple qui n'existait pas avant l'école, voilà la mission confiée depuis les lois scolaires par la République à l'école. Cette mission confiée à l'école ressemble farouchement à celle que Rousseau, dans Le Contrat social, attribue au législateur : « celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine (2)». Mais, tandis que le législateur de Rousseau institue le peuple une fois pour toutes, l'institution qu'est l'école est une institution continuée : elle recommence à chaque génération, elle recommence chaque année son interminable travail de démogenèse, d'institution du peuple. Tant que l'école républicaine existe, la thèse de François Furet selon laquelle la Révolution française est terminée sera fausse. La permanence de l'école républicaine signale au contraire une Révolution continuée. Le peuple est fils de l'école. Il émane en permanence de sa matrice, l'école. Il convient d'éviter de confondre ces deux concepts : le peuple et la société. Le peuple n'est pas la même chose que la société. Le législateur de Rousseau transforme une société, à laquelle il reste extérieur, en un peuple. C'est dans la mesure où l'école est coupée de la vie, retranchée de la société qu'elle peut être, à partir de cet écart, la matrice du peuple. L'énoncé : c'est l'école qui doit être l'institutrice du peuple est exactement le contraire de cet autre énoncé : la société doit éduquer l'école. Pourtant, toutes les réformes récentes ¯en particulier celles, inspirées par Philippe Meirieu, de Claude Allègre- reposent sur ce postulat funeste de l'éducation de l'école par la société, de la continuité entre l'école et la société. 
 

Jusqu'ici l'école (du primaire au baccalauréat) était cette institution organique de la République, véritable matrice politique de notre être collectif, qui désignait les valeurs, disait le sens, et nous mettait en contact avec ce qu'il y a de meilleur dans la vie de l'esprit; à l'inverse, C.Allègre, P.Meirieu et S.Royal préfèrent, conformistes qu'ils sont devant la plus démagogique des sociolatries, voir l'école suivre la société plutôt que la guider, adopter ses valeurs comme ses non-valeurs, abandonner ses fonctions magistrales (dans la connaissance) et matricielles (dans la politique) pour devenir, non point l'enseignement de la haute culture, l'initiation à la vie de l'esprit, l'apprentissage de l'existence politique, mais le simple reflet bariolé de tout ce qui se fait dans la société. Si ces fossoyeurs ¯Allègre, Meirieu, Royal, Dubet- réussissent dans leurs desseins, alors l'école n'instituera plus le peuple, elle suivra la société dans ses désirs. L'école dérépublicanisée sera également l'école déscolarisée. 
 
 

(1)Veut-on une preuve ? Le fait qu'Allègre ait prétexté de la nécessité de verser un salaire à ces emplois pour baisser la rémunération des heures supplémentaires que font les enseignants montre bien où se trouve pour Allègre ce qui est exemplaire et où se trouve ce qui est méprisable. 
(2)Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social, oeuvres complètes, Ed de la Pléiade, tome III, p.381.

Robert Redeker
24 mai 1999

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