Contributions : Analyses : Murat [1] - [2]



LA VACANCE SCOLAIRE
LE MOINS, LE MEME ET LE ZÉRO
(II)

Le degré zéro de la culture
Là encore, l'affaire remonte au temps des Lumières, au temps où les tenants du progrès par le commerce commencèrent à battre en brèche les "humanités" qu'enseignaient les Jésuites. Plus d'éducation de la personne par la fréquentation des chefs d'úuvre, plus de formation de l'esprit et de la sensibilité par la transmission d'un patrimoine littéraire, tout cela n'est bon que pour des aristocrates fainéants et des moralistes épris de vérités éternelles . En lieu et place il nous faut de l'utile et du contemporain à l'usage d'individus qu'il convient d'instruire pour les rendre pratiquement efficaces. Touchant le domaine scientifique, l'argument se retrouve à l'identique sous la plume d'un ministre de l'Education qui intitule son ouvrage : "La défaite de Platon" . Les mathématiques sont inutiles, leur idéalité les condamne. Excluant toute démonstration et toute théorie avant la classe de Terminale, donnons la priorité aux techniques, aux statistiques et à la physique. Platon était aussi, comme on sait, grec, philosophe et écrivain . Langue ancienne, source de culture, réputé élitiste, le grec est à ces trois titres intolérable. Devenu pure virtualité sur le papier, dans la pratique on interdira son enseignement: ce sera enfin une langue morte. La philosophie, se bornant à faire défiler un répertoire des conceptions qui se sont succédées, aura pour tâche, sous le nom d'ECJS , d'initier au droit et à la vie quotidienne en traitant sous forme de débats des sujets d'actualité qui intéressent les jeunes parce que les médias le disent et que la propagande le veut. La poésie, la littérature étant présumées élitistes ou bourgeoises par les libertaires et sans vertu opérationnelle pour les libéraux, on concédera à la tradition de les laisser aux littéraires. Pas de danger: leur section étant privée de maths, de science et d'économie, elle accueillera ceux qui n'ont pu trouver une autre voie, servira de réserve temporaire pour une espèce en voie de disparition, de ghetto avant la solution finale. Quant à la langue, le français comme les autres langues, elle est pur instrument d'expression, simple technique de communication et la lecture pur et simple moyen de documentation et d'information. Les langues sont donc sans sol ni histoire, sans civilisation ni culture et ce qu'on nommera "civilisation", ce seront les modes de vie et de consommation avec lesquels entrer en contact et commercer . Dira-t-on qu'ignorer jusqu'à l'existence de Shakespeare, Dante, Goethe et Cervantès ne fait guère avancer la conscience européenne? On répondra qu'à l'heure de l'américanisation du monde (Coca, Disneyland et Dow Jones) "l'anglais ne doit plus être une langue étrangère". Conclusion: c'est le français qui le devient ou l'est devenu. Autant donc sanctionner le fait qu'on juge accompli et pousser à la roue de l'entropie culturelle. Dans la foulée, on déculpabilisera les 10% d'illettrés que fabrique déjà le système en répandant icônes et idéogrammes. Pour les autres dont on acceptera les modes langagiers puisque toutes les "cultures" se valent, que tous les groupes sont également dignes, et dont on favorisera l'expression libre puisque la spontanéité est de rigueur , les "fondamentaux" leur suffiront : bidouiller de la communication, remplir une feuille d'embauche, répondre à un sondage, détenir un SMIC de débrouillardise dans la démocratie de marché et la jungle d'Euroland, consommer des soldes et fêter Halloween. Officiellement la culture se définit désormais comme une maîtrise des savoirs; celle-ci reposant sur l'acquisition d'informations et de "données", on privilégiera les techniques qui permettent de les déchiffrer et échanger. La notion de culture, ainsi soumise à une triple réduction de sens qui l'horizontalise dans l'utilitaire et l'actuel, se fait l'alibi de l'apprentissage obligatoire des nouveaux médias, se restreint à leurs contenus et modes de fonctionnement mental et, au nom de la juvénilité, de la flexibilité et du recyclage des connaissances, se borne à savoir "apprendre à apprendre". Aux Etats-Unis pris pour modèle et où l'on sait dans quel état se trouve le système public d'éducation, pareilles conceptions et pratiques se nomment "dumbing down" . En novlangue libérale: allégement et en bon français, au choix: abrutissement, terrorisme anti-culturel ou défaite de la pensée .
Si le clonage consiste à obtenir le maximum de reproduction avec le minimum de sexualité, le principe de l'enseignement nouvelle manière est d'arriver au maximum de standardisation grâce au minimum de capital symbolique. On l'a vu, plus on connecte, moins on transmet de symbolique; dans le même temps, plus on s'assigne à l' imaginaire de son clan médiatique, moins on a d'autre culture que les savoir-faire de la communication, techniques de branchement et expressions passe-partout qui servent de signes de reconnaissance à un groupe avant de se diffuser à tous. D'autres phénomènes paradoxaux témoignent d'une amnésie croissante. Plus on commémore en fêtes post-modernes le passé, plus ces ces hommages en enterrent sous leurs parades le sens et la réalité . A cet égard, ce sont les reconstitutions kitch de Las Vegas qui, sommant et annulant toute l'Histoire, servent de modèles à notre culte du patrimoine, ravalé, gadgétisé et transformé en parcs à loisirs. A quand le Louvre transformé en Grande Samaritaine pleine de nouveautés à tout instant, d'événements et de produits à écouler? Mais peut-être est-ce déjà fait. Ultime effet pervers et non le moindre concernant une Ecole où l'effort de mémorisation est discrédité au profit de la recherche autonome : plus on a de capacité à consulter et stocker de l'information et donc à alourdir la mémoire morte, plus se décharge la capacité à se souvenir et s'étiole la mémoire vive. De la même façon l'usage des calculettes supprime le calcul mental. Sont - elles bourrées de formules, elles désapprennent en plus à raisonner . On sait maintenant qu'à surfer sur sites et banques de données, on n'enregistre que de l'écume d'informations, ces ersatz de connaissances, et que s'atrophie cette faculté de les intégrer dans un ensemble signifiant que l'on nomme justement culture. Destructuration de l'esprit et amnésie vont ensemble .
C'est qu'il est trois attitudes face à la culture. Tels les chiens d'Héraclite aboyant contre ce qu'ils ne connaissent pas, vitupèrent contre elle ceux qui n'y ont jamais eu accès; ils la privent a priori de sens parce qu'ils sont eux-mêmes exclus du sens. Pareille aversion par ignorance ou incapacité est innocente en regard de celle dont témoignent ceux qui, en ayant eu quelque teinture, se croient autorisés, tels les demi-savants dont Pascal pointait l'aveuglement, à la répudier sans autre forme de procès en s'alliant par démagogie aux vandales au nom de l'utilitarisme et du culte de l'actuel quand ce n'est pas plus cyniquement au nom de la rentabilité. Et l'on voit trop bien à qui profite d'aligner la totalité des lycées sur le plus petit dénominateur en s'abritant derrière une nécessaire "culture commune" minimale. La non-pensée unique n'a que faire de ce qui enrichit intérieurement les hommes, elle fait plus que s'accommoder de données irreliées, de savoirs parcellaires, de savoir faire limités au court terme , d'une logique binaire du "c'est clair" ou "c'est nul" où s'annule clairement toute possibilité de dialectique et d'un "culturel" informe qui est ce qui reste quand on a tout oublié de la culture . Celle-ci est l'oeuvre d'une tout autre conduite, peu rentable dans l'immédiat: transformant les savoirs en connaissance et tirant de la connaissance du patrimoine une réflexion critique sur celui-ci, elle l'utilise pour penser et doter la vie de sens. L'utilité de la culture c'est la vérité dont elle permet l'approche en éveillant la soif de comprendre par la confrontation. Enfermé dans le même et privé de points de comparaison, on est aliéné.
Ainsi pour la première fois, comme au début d'un nouveau cycle historique, une génération s'ignorant héritière demande qu'on lui soustraie davantage encore de mémoire et la précédente qui la gouverne s'empresse d'acquiescer, pousse à la roue du moins. Et pour la première fois un monde advient qui ne se sent plus en rien le prolongement de l'ancien.
Le Diable et le bon Dieu
Il n'est pas de polémique sans quelques métaphores médicales ni surtout un brin de théologie.
La catastrophe, puisque catastrophe il y a, peut se résumer en trois maux qui touchent respectivement le corps, l'âme et l'esprit de la société. Le cancer est la maladie du plus, pléthore anarchique de cellules, comme les banlieues pour la cité qu'elles dissolvent. Le sida emblématise la déficience de nos structures morales incapables de résister au non-sens déguisé en droits, un système de valeurs qui s'autodétruit. L'Alzheimer touche le mental : des trous de mémoire se creusent auxquels on ne prête d'abord pas attention puis tout l'édifice du souvenir s'abat et l'on se retrouve zombi, souffrant sans plus savoir pourquoi. Le but et le terme du moins, c'est le zéro.
Si l'on veut théologiser, on considérera qu'en bonne orthodoxie, le Diable a deux visages adverses: Lucifer et Satan. Porteur de lumière, Lucifer est l'esprit qui nie la matière. Poussant à son comble le processus d'abstraction qui sous-tend notre histoire - toujours moins de matière, moins de réalité tangible-, il numérise le monde, le remplace par ses calculs, l'abolit sous ses artefacts; il irréalise à force de signes et de virtuel . Exit le référent. En regard, l'obscur Satan est la matière qui nie l'esprit: toujours plus d'objets, marchandisation de toute úuvre, assignation à l'utilitaire, à l'immédiat et au profit où disparaît toute culture. Il est l'entropie en marche, l'éviction du sens. D'un côté, les nouvelles technologies qui informatisent la chair des choses, de l'autre un système économique qui absorbe toute création pour en faire ses produits. Tous deux si complémentaires qu'ils sont indissociables et diablement efficaces.
Mais trêve de lamento. "Il n'y a pas de négativité absolue dans le monde" aimait à répéter un vieil husserlien et de citer son maître: "Toute époque est grande selon sa vocation". Et si celle de la notre était, face à l'ampleur des mutations, d'obliger à convertir celle-ci en intensité de conscience et d'en présenter à l'esprit le défi?
Crise matérielle assurément où se perdent la nature sous les immondices, le réel sous ses simulacres et dans les écrans, le travail concret sous les flux immatériels et le corps sous ses prothéses technologiques. Mais aussi et par la même occasion, corps réinvesti de sens et obligé à la maîtrise de soi, conscience d'une interdépendance physique dont témoignent tant l'écologie que la globalisation des économies: à quelle autre époque a-t-on été ainsi contraint de comprendre que la survie de tous dépend de la vie de chacun et que le moindre battement d'aile étend ses effets jusqu'au bout du monde? Crise morale aussi, bien sûr. C'en est fini de l'individu qui avait besoin d'une Loi et d'un Père à qui s'opposer pour poser son illusoire indépendance. "C'est le non qui brûle en enfer" disait Maître Eckhart et don Juan s'abîme avec lui. Sur les cendres de l'ego, s'élève le chant de la Flûte enchantée qui célèbre la liberté comme conscience de l'appartenance à un "nous". "Etre membre" disait Pascal s'opposant à l'esprit diviseur de Descartes . Quant à la logique justement, si l'attention à laquelle constamment nous sommes astreints s'obnubile sur des informations en perdant le sens de l'ensemble, l'incapacité dont nous souffrons à relier les phénomènes témoigne en creux du désir d'accéder à une compréhension englobante et, par ce qu'il faut nommer concentration, de saisir le global dans le local. C'est là toute la crise d'un positivisme emprisonné dans ses systèmes clos et son esprit d'analyse; éclatant sous nos yeux, sa ruine ouvre la voie à une rationalité élargie, à un esprit de synthèse dont témoigne l'ensemencement des modes de connaissance occidentaux par les philosophies et spiritualités orientales. L'accélération elle-même jusqu'à l'instantané du flux des messages convoque la réflexion à se faire réflexe et, mettant fin au dualisme qui hantait notre culture, incite à faire de la vie un art martial, une pratique d'éveil à l'im-médiat .
"Comment ruiner aussi les ruines?" demandait Jarry et de répondre: "En en faisant de beaux édifices ordonnés par la raison." Une autre raison sans doute.
Ultimement, la crise dont l'état de l'Ecole est le symptôme peut s'interpréter comme l'obligation à faire du zéro la chance d'une mue, à voir dans l'actualité qui disperse et hallucine l'image inversée de la présence au présent où se rassemble la conscience, dans nos connexions la parodie de l'intersubjectivité, dans la dérision par indifférence la caricature de l'humour par compassion, dans la virtualisation du monde une manière artificielle d'évoquer sa déréalisation par la sagesse. Le diable est singe de Dieu mais il tire aussi l'eau du puits pour Lui. Et si c'était cela qu'il faille de toute urgence apprendre à l'école? Les temps s'y prêtent.

Pierre MURAT

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