Contributions : Analyses : Murat : [1] - [2]



LA VACANCE SCOLAIRE
LE MOINS, LE MEME ET LE ZÉRO


Le moins n'est pas toujours beau. Alléger signifie aussi anéantir en douceur. A preuve la disparition programmée de l'Ecole républicaine telle que fait plus que l'esquisser, à touches têtues, hâtives et concordantes, la réforme en cours des lycées après celle des collèges. L'Ecole étant à la fois le révélateur de la société et le moule où traditionnellement elle se forme, le "lycée light" qui s'organise met en cause la conception qu'on s'y fait de l'autorité, du lien social et de la culture. Assistons-nous au meurtre "soft" de l'identité française ou à l'euthanasie de ce qui devait nécessairement mourir sous l'impact des nouvelles technologies et l'assaut du libéralisme?

L'alibi du moins
Etre et avoir, intériorité et extériorité, vérité et utilité, qualité et quantité, esprit et matière, moins et plus, autant d'oppositions claires, analogues les unes aux autres, où la sagesse a depuis toujours valorisé le premier terme. Rien d'étonnant donc à ce que, lointains héritiers des cyniques et des franciscains et poursuivant à leur manière - rousseauiste et orientalisante- le combat mené par un René Guénon contre un monde moderne marqué par le matérialisme productiviste, les hippies aient vanté la beauté du moins face "au règne de la quantité" . Mais l'Histoire est pleine de ruses: grâce à ces chantres du plaisir sexuel et des paradis artificiels, la consommation put se régénérer, consommation de nature préservée, de corps épanouis, de fantasmes planants, de spiritualités à l'encan. Dans ces années qui suivirent 68, on eût pu s'alarmer que tel personnage officiel réclamât un '"supplément d'âme" ou que le critique médiatique du "toujours plus" exigeât "le bonheur en plus" . Le plus se déguisait en revendication du moins, l'idéologie du moins faisait le jeu de la croissance, la cause de l'être servait l'avoir ou encore, pour inverser la formule de Claudel, Dieu tirait l'eau du puits pour le Diable. Les faits donnèrent raison à Baudrillard: assurément "notre société s'équilibre sur la consommation et sa dénonciation". On vit alors l'agro-industrie produire du bio et de l'allégé, les techniques non polluantes ou de dépollution assurer l'essor des multinationales, la contestation écologique relancer le capitalisme et le libertarisme s'allier au libéralisme le plus débridé.
Achevant l'ère des utopies, la période 1968-1989 faisait ainsi fusionner deux idéologies apparemment antagonistes: Voltaire se réconciliait enfin avec Rousseau. Avec "Le Mondain", le premier avait proposé en vers de mirliton l'apologie la plus séduisante du libéralisme économique. Reprenant les propositions de Mandeville selon qui les vices privés sont tout bénéfice pour la collectivité et devançant l'anthropologie d'Adam Smith, il réduisait, contre toute sagesse antique ou chrétienne, l'humain à un individu et ce dernier à une somme indéfinie de besoins; ainsi la jouissance individuelle justifiait-elle une société de "commerce", faite de libre-échange et de communication tous azimuths . Son avénement exigeait que s'amoindrissent les contraintes économiques, morales ou politiques. Abolir frontières, puissance des états, emprise des religions, promouvoir luxe et loisir, éradiquer les cultures d'un monde colonisé par l'imagerie hédoniste et les produits de la technique, le programme de Voltaire se réalise sous nos yeux . Mais avec l'appui inespéré des descendants de Rousseau. A proclamer en effet l'innocence originelle de l'enfant et la pure liberté naturelle de l'homme, toutes deux aliénées par la société, deux siècles de romantisme ont confondu dans la même condamnation tyrans et bourgeois, parents et professeurs pour idéaliser face à eux la figure du marginal rebelle, si possible jeune et martyr, et en général tous les adolescents en crise d'identité, qu'ils se prennent pour Rimbaud ou James Dean. Une fois le "pater familias" et le "magister" assimilés au "dominus" despotique, toute autorité se voit récusée, il n'en est plus qui fasse autorité sauf peut-être celle de l'enfant que pédagogues rousseauistes et marchands de loisirs érigent de concert en roi d'une société à ce point jeuniste ou adolâtre qu'il faut la dire pédophile .
Le culte de la jeunesse et "l'enfant placé au centre du système éducatif" signifient moins de culture et de mémoire. Moins de discipline et d'héritage passe pour plus de liberté et de modernité. L'équation s'impose avec évidence et l'argument sert aux saigneurs de l'économie comme aux démanteleurs de l'école et aux réducteurs de têtes car il n'est pas de domaine qu'épargne la logique, fort rentable, de la réduction, ni les effectifs des entreprises ni ceux d'une fonction publique qu'il convient , selon le bon mot d'un ministre, de "dégraisser" ni, à en croire un autre, ces cartables qu'il est urgent d'alléger. Ainsi va l'économisme qui prodigue le superflu en économisant sur l'essentiel: l'école, le savoir, la mémoire, la culture et le sens.
Peut-on cependant se contenter de reprendre l'antienne de Gavroche et aller répétant : "C'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau"? L'idéologie du moins et les intérêts du marché qui vont désormais de pair ne sont pas seuls en cause. Il s'agit bien de détruire un passé qui entrave un avenir de profit, c'est-à-dire les divers systèmes politiques et symboliques qui lui font obstacle, mais pour l'essentiel la crise actuelle qu'on nomme "mondialisation" procède des nouvelles technologies de communication dont on voit proliférer et s'accélérer les effets. Produites par une économie qu'elles activent, promues par une doctrine du moins (miniaturisation et légéreté rendent autonome) dont elles accroissent l'impact, en elles comme en tout média, mais plus que dans tous les médias antérieurs, se conjoignent jusqu'à se confondre des instances qu'on croyait pouvoir jusqu'alors distinguer voire opposer. Impliquant un nouveau fonctionnement mental qui n'a plus de rapport avec la discursivité linéaire et des types de messages où le réflexe prime sur la patience, où le phatique fait l'essentiel du contenu, suscitant une économie qui se modèle sur leur logique de flux immatériels et instantanés, leur importance est devenue si décisive qu'on est tenté, par un réductionnisme contre lequel la médiologie doit se prémunir, de voir en ces médias et par contrecoup en tout média la cause unique de nos mutations et l'explication de toute évolution historique. Mais quand tout se tient et que tous les facteurs interagissent, il s'agit moins d'expliquer que de comprendre. On peut à cette fin interpréter le problème selon la tripartition traditionnelle des fonctions .
Si l'on veut bien en effet distinguer corps, psyché et esprit ou encore réel, imaginaire et symbolique, c'est-à-dire, pour la société, monde de la production (technologie et économie), domaine de l'organisation morale et politique et enfin sphère mentale (idéologies et modes de connaissance), on accordera que les médias relèvent par nature des premier et troisième niveaux: produites par l'économie, ces techniques produisent de l'intellection, chacune portant son type de message, l'imprimé la réflexion critique, la radio le mythe collectif, la vidéosphère la spectacularisation du réel. Au niveau intermédiaire sont les "corps médiateurs": organismes sociaux et institutions politiques chargés d'encadrer par des valeurs un corps social à qui ils confèrent une unité morale . Ainsi l'Etat, l'Eglise, l'Armée, l'Ecole Ö Qu'arrive-t-il quand un corps médiateur est confronté à un média ? Est-il à son unisson ? Peut-il en ce cas l'utiliser à ses fins ou simplement l'assimiler? Si leurs natures sont discordantes, est-il endommagé ou ruiné par le mode de fonctionnement de ce média ? Le sort de l'Ecole se joue dans cette question car il est deux sortes de médias, ceux qui assurent de la transmission et ceux qui fabriquent de la communication.

De l'autre au même
Il fallut la conjonction de l'Etat sous sa forme jacobine (centralisée, abstraite et unificatrice) et du livre (organe, depuis la Renaissance, de diffusion d'une pensée laïque) pour que naisse l'Ecole de Jules Ferry. Inséparable de la République (d'une idée certaine de la République qui y façonnait ses citoyens et leurs certitudes), l'Ecole l'était tout autant du livre car il s'agit là de deux organes de transmission. Tous deux en effet n'établissent pas un contact dans l'espace mais un relation à distance dans le temps et, dans les deux cas, c'est de façon aussi linéaire qu' abstraite, aussi réglée qu'analytique, qu'une autorité délivre codes conceptuels, doctrine et savoirs à un destinataire qui assimile la méthode de pensée pour accepter le message ou retourner l'arme logique dont il vient d'être doté contre l'envoyeur . Parlant comme un livre et au nom des livres, au nom de ces auteurs qui, comme le veut l'étymologie, font autorité en accroissant le patrimoine, le maître s'incarne dans le livre du maître où se trouvent les réponses à toute attente, à celle du moins que l'autorité a suscitée . Instruction civique et exemples tirés de l'Histoire, le livre à l'Ecole incarne une transcendance, fût-elle laïque, qui s'impose avec autant de naturel que l'autorité des pères dans la famille car elle transmet un héritage et inspire de la gratitude pour les aînés, auteurs de nos jours, de notre histoire, de notre savoir. C'est de ce modèle que la linguistique tire son schéma , abusivement nommé de communication: un émetteur, donné comme initial, envoie son message par un moyen de transmission à qui en est le récepteur. Sens unique obligatoire, message d'obligation et média obligé, voilà qui, dans un monde de filiation, forme au respect, discipline l'esprit et cadre une société. On y fait ses devoirs, comme en 14 on fera son devoir. Mais, l'ådipe aidant, un tel système favorise autant la transgression que la culpabilité. Car le livre, s'il conditionne à la classification, à l'analyse logique et à la linéarité discusive, forge aussi la réflexion critique. Et c'est avec méthode et organisation que, dans leurs univers respectifs, chahuteurs, mutins et révolutionnaires tiennent à renverser l'ordre établi pour imposer, réél ou symbolique, leur propre ordre. Comme en 17 au nom de l'esprit de classe, comme dans "Zéro de conduite" au nom de la classe. C'est que la transmission par l'Ecole du livre, située dans le temps, l'oriente: hommage aux ancêtres et remontée aux causes certes, mais aussi recherche des conséquences et des buts : utopies et messianismes laïques font pendant à l'émergence du récit et du roman historiques comme grands genres littéraires.
Quid lorsque l'Ecole, liée au livre, est confrontée à la télévision? S'adressant à la masse indifférenciée, l' avénement de la télévision coïncide avec la consommation de masse et la massification de l'enseignement. Banalisée, elle est banalisante. Elle n'a pas pour mission d'élever le niveau de culture et de réflexion d'"élèves" mais de satisfaire les usagers d'un service qui de public ne tarde pas à devenir service du public. Dès lors qu'il s'agit d'offrir du spectacle à son public, loin de démocratiser la culture, elle popularise la consommation d'objets promus culturels. Ce fut le destin des "maisons de la culture" de Malraux, dépourvues de bibliothèques, puis la raison d'être des manifestations impulsées par Jack Lang sous le signe du "tout est culturel". Ce faisant, elle répond à des aspirations qu'elle suscite et met en scène en intégrant la masse dans ses émissions: depuis les représentants du public présents sur le plateau en passant par le micro-trottoir jusqu'aux rires enregistrés, elle simule l'interactivité, joue la démocratie -celle des sondages-, préforme attentes et réactions. Elle est média de communication et le moins dérangeant du monde. Le livre pouvait dénoncer des scandales, la radio mobiliser des foules dans la rue (en 68 pour la dernière fois), la télé, elle, objet domestique indifférenciant les messages qu'il mouline, anesthésie les passions et aseptise les idéologies . Qu'un reporter-vedette mène une enquête en dévoilant aux spectateurs telle vérité réputée inouïe, certes la télévision se rend ainsi hommage en se présentant comme source du vrai mais, tout aussi sûrement, en elle la "vox populi", incarnée par le présentateur, retrouve sur l'écran et dans sa bouche les idées-images toutes faites que le média lui a déjà fournies et qu'il conforte pour assurer son succès d'audience. Le présentateur dont la personnalité rassemble dans son inidentité spectaculaire lieux communs et idées reçues n'est que la voix de la "majorité silencieuse" et celle-ci retrouve ses opinions sur un écran qui les a alimentées : reflet de reflet, mais qui dès lors reflète? Les pôles que l'analyse pouvait isoler dans la transmission à l'époque des sociétés pyramidales ou hiérarchiques se confondent désormais dans une circularité horizontale: l'émetteur s'abolit dans le récepteur, le message qui leur est commun est celui du media lui-même, la masse parle à la masse pour la plus grande gloire du média le plus massif. Avec l'âge de la communication, le même l'emporte sur l'altérité.
Plus question dès lors que le supérieur enseigne l'inférieur, que l'adulte s'adresse à l'enfant ou que le plus élève le moins jusqu'à lui. En même temps que la République vire à la démocratie du "look", du vedettariat et des sondages, les élèves deviennent des usagers dont on consulte les goûts et humeurs pour leur offrir un enseignement "relooké". Comment, à la suite d'un 68 hédoniste et libéral, ne répudieraient-ils pas qui s'évertue à faire son métier de professeur comme "fasciste", puis "archaïque" ou "ringard" quand tant de feuilletons les divertissent et que les experts en pédagogie affirment avec aplomb que le savoir est en eux, qu'il convient de partir de leur vécu et de les guider dans la découverte de ce qu'ils ne se savent pas suffisamment savoir? Ne serait-ce pas aux adultes d' apprendre à leur contact ? Le public étant désormais à égalité avec l'institution et ayant des droits, celle-ci n'a rien à lui refuser. Elle répond à la demande sociale en se mettant au niveau de la masse enseignée, en supprimant les filières discriminantes, en octroyant le plus largement possible le diplôme convoité -peu importe ce qu'il sanctionne, les enfants naissent égaux et bacheliers en droit-, en sollicitant la participation : Exprimez-vous, que diable! Jouez le jeu! Son offre se fait demande désespérée de demande. Car, remplaçant progressivement les professeurs ancienne manière, ces notables qui léguaient un patrimoine culturel à des héritiers, les fonctionnaires enseignants entraînés à la vente des savoirs à coups de savoir-faire ont beau introduire l'audiovisuel dans leur cours, rajeunir la littérature à coups de chansons, de BD et d'analyses de pubs , transformer l'histoire en séries de flashes et de spots sur des époques phares, copiner avec les "jeunes" et jouer aux vedettes, ils ne fonctionnent pas à 24 images par seconde et ennuient. Les spectateurs à qui ils ne renvoient pas suffisamment leur "culture" - du même, rien d'autre! - boudent le programme. Au chahut actif et organisé succèdent la défense passive, la grève larvée de la consommation, le zapping de l'attention.

Les gentils moniteurs
De la télévision à l'ordinateur, d'un spectacle consommé nonchalamment à un écran de travail dans lequel s'investir, l'Ecole semble avoir tout à gagner au changement. Il suffira de répartir les tâches: pour éduquer, des moniteurs humains et pour instruire, des moniteurs cathodiques. Logique simple, élégante, économique qui présente en fait surtout l'avantage d'évincer l'Ecole et, avec elle, tout ce qui relevait de la transmission car, en remplaçant les enseignants par un nouveau type de personnel, des "grands frères" auxquels s'identifier, et du matériel informatique qui fait se rêver autonome, on laisse les jeunes entre eux ou rivés à eux-mêmes . Triomphe du même, de Narcisse, de l'homo et du clone, mais aussi des groupes, des minorités et des périphéries .
C'est d'abord, dans la continuité d'une culture télévisuelle qui se perpétue, de moins en moins de figures de l'autre à rencontrer. Fin de l'ådipe, de l'obstacle et de son franchissement. Qu'il y ait du désarroi à errer parmi des images de soi, que la dépression accompagne l'assignation à l'autonomie, que l'anomie, toute autorité étant déconsidérée et bannie, débouche sur des crises régressives de "haine" analogues à celles que déclenche le manque de drogue ou qu'enfin une éducation à coups de meurtres frénétiques sur "play-station" ait fait perdre avec le sens du réel celui du prix de la vie, les moniteurs humains y remédieront . Si possible des emplois-jeunes dont le statut précaire reflète l'avenir de la population qu'ils sont chargés d'animer. Ainsi se font les économies en enseignants. Pour civiliser les "sauvageons", il faut à l'animateur reconstruire à chaque instant un lien social défaillant, non plus par classes où s'interpénétraient les classes de la société mais par équipes homogènes, cet autre nom de la bande. Ainsi le même est-il censé résoudre les problèmes que pose le même. Le maître datait du temps des pères, des patrons et de la nation; l'enseignant représentant l'Etat-Providence répondait aux consommateurs; la figure d'avenir est celle du "coach" qui tente de coordonner des énergies instables au sein d'équipes, de faire exister un "projet individuel" et de l'intégrer dans le "projet" particulier de l'établissement-entreprise. Ainsi s'affirme l'idéologie de la concurrence entre groupes. Aux derniers enseignants qui ne sauront être tout à fait ni des Aimé Jaquet ni des managers, il restera à jouer aux maîtres Jacques et à se soumettre aux maîtres-mots du temps, "mobilité", "projet" et "réseau". Animateurs de caféterias, huileurs de rouages humains, hilotes ilôtiers, assistants sociaux et pédagos de surcroît, ils optimaliseront les moyens, témoigneront d'une approche transversale des problèmes et la polyvalence de leur fonction les mettra en symbiose avec les objectifs finalisés d'un établissement concurrentielÖ
Que les autres se rassurent, ils se contenteront d'assurer la sécurité et la maintenance d'un parc de machines dont les multiples fonctions les remplacent avantageusement . L'ordinateur personnel est, en effet, tantôt un fournisseur auprès duquel, sans conflits d'humeur, enregistrer de l'info et de la docu prémâchées et sans pépin - mais est-ce bien là ce que l'on nomme culture?-, tantôt, et moyennant un logiciel interactif, un alter ego par lequel se former, un copain en silicone programmé pour s'adapter instantanément au niveau de "l'apprenant" et rectifier ses bourdes en toute convivialité - mais enseigner est-ce seulement inculquer des réflexes baptisés "compétences"? En tout cas, ni jugement dévalorisant ni appréciation négative ; le système en vigueur les a d'ailleurs d'ores et déjà proscrits puisqu'il faut "positiver" et ne pas brimer. Quant au réseau sur lequel se brancher, on y trouvera de quoi dupliquer des devoirs corrigés - il est vrai que la "pompe" est déjà institutionnalisée comme un des beaux-arts ou une forme du travail d'équipe mais il faudra en acquitter le prix aux services fournisseurs - et surtout on y rejoindra ses congénères pour partager de la communication loin de tout contrôle central, entre soi. C'est que dans un réseau, il n'existe pas davantage de centralité que dans ces villes qui se sont mises sur orbite de leurs banlieues : chaque périphérie accède au statut de centre, chacune équivalant aux autres. Là où la télé induisait une uniformité encore rassembleuse, l'ordinateur personnel et Internet impliquent donc une double tendance, repli schizophrénique sur soi et retrouvailles entre soi, où disparaissent aussi bien le lien politique qui forme une nation que le lien social qui forme un peuple. Grâce au "P.C." chaque atome individuel se forme en s'alignant gentiment, de lui-même, sur la norme programmée, une norme qui n'a plus lieu d'être nationale mais tend à être celle de telle ou telle firme et qui, pleine de sollicitude, s'aligne d'elle-même sur les capacités de l'utilisateur pour le conformer à sa logique, le formater selon ses propres critères et l'adapter à ses besoins, c'est-à-dire l'utiliser. Dans le même temps, sur la "Toile", chaque particule ne trouve à affirmer sa particularité qu'en trouvant ses repères dans le groupe égalitaire de ses pairs où il peut se voir tenant et aboutissant. Après le citoyen du livre, après les masses de la télé, voici les particules élémentaires prises dans des flux partiels. Le reste n'est que détails pédagogiques que l'on peut observer dans ce qui reste d'Ecole où, accompagnant l'évolution générale et sous couleur d'"ouverture à la vie et à la société", déboulent les habitudes créées par les nouveaux médias: autorégulation "cool", entretien des différences culturelles et culture du débat-forum où se forment en blocus mouvants, coordinations éphémères et "essaims" bourdonnants de constants tribunaux des enseignants. Les múurs de l'ère informatique sont dans la place, anticipant sur les réformes qui les institutionnalisent et l'avénement officiel du cyber-enseignement. Il est vrai qu'on en fait l'apprentissage très tôt et chez soi . C'est dès le plus jeune âge qu'on est dressé aux nouveaux codes de communication. Nouvel instituteur, la gentille poupée Furby, programmée pour y programmer les enfants, est sur le marché. On se l'arrache.
Son idéologie et ses méthodes prétendaient préserver l'Ecole et ses membres du système marchand: plus d'Ecole, moins de soumission à l'économie. Le marché des nouveaux médias se la soumet désormais : moins d'Ecole, plus d'économie(s). En en faisant un marché fructueux - "le grand marché du XXI° siècle", répètent à l'envi les idéologues du libéralisme, les commissaires européens et le ministre de ce qui se nomme encore Education nationale -, les nouvelles technologies détruisent l'Ecole et Bill Gates, sans coup férir, tue allégrement Jules Ferry . Rien de grave à cela si avec eux ne disparaissait pas tout un monde et que, empêchant tout travail de deuil, l'institution qui se nie et le détruit ne prétendait pas le maintenir en vie, voire le ressusciter comme on fait de ces úuvres d'art réhabilitées, rénovées et recyclées qui sont désormais tout sauf ce qu'elles furent et qu'on fait croire plus authentiques que jamais.
Le livre et la République intégraient individus et communautés dans une visée d'universalité, décidément trop austère, qui déracinait l'individu de sa communauté pour l'ancrer dans l'Histoire et le confronter à l'autorité. La loi du marché et les modes de fonctionnement des réseaux favorisent les identifications partielles, les associations ponctuelles, enracinements instables et rhizomes diffus qui insèrent dans l'actuel et immergent dans le même. Alors l'idéal du citoyen dont on se gargarise est remplacé par le modèle du "civil", le politique par le relationnel, l'engagement par le ludique et l'alphabétisation par la connexion. S'amenuisent à vue d'úil l'Etat, si modeste pour être moderne qu'il n'intervient que pour se limiter, l'institution qui s'accuse d'être encore une institution , le symbole aboli dans le médiatique, Marianne figurée en "top model" , un espace public commun rongé par les consignes de l'intérêt, l'idée de devoir réduite à un consensus éthique, l'égalité dissoute dans les différences dès qu'on en fait de l'équité ou de la parité, la nation dans les communautés, l'identité dans les identités et la culture dans "le tout culturel" ou le "tout info". Or, avec ce dernier point, ce ne sont plus les modes de survie en commun qui sont en jeu - le temps en a vu tant défiler qui se pensaient pérennes -, il y va de de la langue, de la mémoire de tous et de la vie mentale de chacun.

.../...

Accueil

[1] - [2]

Hosted by www.Geocities.ws

1