A en croire certains
ministres,
les syndicats seraient devenus
la première force réactionnaire du pays. Or, si
le taux de syndicalisation est élevé
chez les enseignants, c'est parce qu'ils ont
été massivement des électeurs socialistes. |
Pourquoi
l'éducation résiste-t-elle et à quoi
résiste-t-elle? A questions confuses, réponse
qui vient de loin, par exemple, de cette autre
question: comment distinguait-on en France, il y
a quelque quinze ans, un gouvernement de droite
d'un gouvernement de gauche? Puisque libéralisme et
socialisme réformiste s'y illustraient déjà
comme courants respectivement majoritaires, on
était fondé à porter l'observation sur le
rôle dévolu par l'un et l'autre à l'Etat. Le
"laisser-faire, laisser-aller" ne
pouvant faire l'économie d'une forte
intervention publique (la loi antitrust aux
Etats-Unis pour preuve), la finalité de
l'intervention de l'Etat valait pour critère de
distinction. Logiquement, les interventions d'un
gouvernement de droite visaient d'abord à
corriger les effets économiques pervers du
libéralisme, tandis que celles d'un gouvernement
de gauche avaient pour priorité d'en corriger
les effets sociaux, c'est-à-dire l'accroissement
des inégalités.
Les unes et les
autres se déroulaient sur fond de spécificité
française: l'existence d'un fort secteur public,
legs, après la guerre et la collaboration, de la
reconstruction, qui fructifia sous le double
patronage de la conception gaullienne de l'Etat
et de la conviction du bienfait des
nationalisations devenue commune à la gauche
française à la fin des années 30. Les projets,
pour ce secteur, de la droite libérale et de la
gauche respectaient leur finalité propre, la
première cherchant à le faire entrer dans le
jeu du marché (par alignement de ses règles, en
particulier les fameux "statuts" de ses
salariés, ou démantèlement, via
privatisation), la seconde pariant qu'il pouvait
constituer un fer de lance en matière de
politique sociale.
Nous en étions
là des distinctions et des traditions, lorsque
le parti socialiste opéra ce qui fut appelé sa
"conversion au libéralisme". A
l'instar de celle d'autres partis socialistes
européens, celle-ci fut progressive. Son point
d'origine (le choix du franc fort, en 1983, ou
l'accueil de "personnalités
d'ouverture" dans le gouvernement Rocard)
importe donc moins que le constat qu'en 1997, à
la prise de fonction de Lionel Jospin, elle
était, dans ses grandes lignes, admise - et
échappait au "droit
d'inventaire": l'attribution des
allocations familiales selon les ressources fut
une bourde vite rattrapée, tandis qu'on
privatisa à tour de bras.
Cette conversion
n'est en rien un ralliement à l'économie de
marché. Ralliés, les socialistes le sont depuis
près d'un siècle, l'acceptation du capitalisme,
moyennant réformes mais sans changement de
structures, étant le fondement de leur
originalité. Elle signifie seulement, en vertu
de ce qui précède, que leurs actions sont
désormais principalement guidées par le souci
d'un bon fonctionnement dudit marché. La
nouveauté, depuis 1997, est que cette évolution
n'engage plus le seul parti socialiste, mais
l'ensemble de la gauche non radicale, puisque PCF
et Verts lui apportent soutien et caution.
Reste qu'à
cette évolution le secteur public renâcle. En
1997, la fraîcheur de décembre 1995 invite à
ne pas réveiller les transports. L'éducation,
alors? Les projets ne manquent pas, mais à
quelle fin? Le ministère de l'Education, copiant
Matignon, s'en tient au discours de la méthode.
La gestion pratiquée et les réformes
envisagées par ce ministère apportent
implicitement des réponses quant aux finalités
de l'action gouvernementale en matière
d'éducation.
D'abord, gérer
cette part du secteur public telle une entreprise
privée: sur 136 000 recrutements, 70 000
emplois-jeunes et plusieurs dizaines de milliers
de contrats emploi-solidarité (le Canard
enchaîné, 22 mars 2000). Les remontrances
de Jospin au vilain Michelin n'y changent rien:
l'Etat, par le truchement du gouvernement, est
aujourd'hui l'un des pires employeurs en France,
prompt à user des "mesures
incitatives" contribuant à la précarité. "Contre le gel de
l'emploi public", jargonnent les
syndicats, mais ils visent juste: l'emploi
public, c'est un statut, un CDD à vie et sa
contrepartie, la relative faiblesse du salaire.
Multiplier les contrats "atypiques"
(qui atteignent par endroit 40 %), c'est avoir
déjà renoncé à la fonction de résistance, si
ce n'est d'entraînement, du secteur public.
Ensuite,
démanteler ce secteur, c'est-à-dire non pas
faire appel pour lui à des fonds extérieurs
(des équipes de recherche travaillent sous
contrat en conservant leur autonomie), mais
donner aux créanciers un droit de regard sur les
contenus des enseignements et la gestion des
établissements. C'est la
"professionnalisation" qui menace
l'enseignement spécialisé, technique et
universitaire. Or les partenaires éventuels
(entreprises ou collectivités), parce qu'ils
uvrent dans le court terme de la
rentabilité capitaliste ou électorale, ne sont
pas nécessairement les mieux placés pour ouvrir
l'école sur l'emploi: les spécialisations se
périment plus vite que les cursus se mettent en
place, et certains le savent qui préfèrent
embaucher un esprit suffisamment ouvert et
critique pour innover.
Corrélativement,
la réduction des inégalités est hors champ.
Certaines des propositions ministérielles sont
à ce point iniques que les
"savoir-faire",
"savoir-être" et autres
"centrages sur l'apprenant" semblent
n'avoir pour fonction que de masquer cette
mission de l'éducation. Ni l'allégement des
horaires et des programmes (plutôt que des
effectifs), ni la simplification des exercices (y
compris dans les concours de recrutement des
enseignants) ne sont raisonnables dans une école
où, de longue date, le mot "scolaire"
est péjoratif. L'école sélectionne aussi ses
élèves sur d'autres qualités que celles
qu'elle est en mesure de les aider à
développer. Les "héritiers",
dépositaires par leurs parents, leurs proches ou
leurs quartiers, d'une culture lettrée, l'auront
toujours; les autres, non contents de ne l'avoir
toujours pas, recevront encore moins. De ce
renforcement des inégalités participent
également, par exemple, le manque de moyens en
ZEP ou le plan pour l'Université du troisième
millénaire (sic) qui prévoit neuf
"pôles d'excellence" dont les
diplômes n'auront de facto pas la même valeur
que ceux délivrés par les quelque 70
"pôles de médiocrité". Et
l'inégalité géographique, dans cette
université désormais mal nommée, renchérira
sur l'inégalité sociale à peine entamée par
un système de bourses désuet.
On sait
maintenant à quoi l'éducation résiste, mais
pourquoi le fait-elle en particulier par le biais
des enseignants? A la dégradation de leurs
conditions de travail (mieux connue car souvent
seule commentée), s'ajoute un faisceau de
facteurs, parmi lesquels, par exemple, la charge
contre les syndicats qui seraient devenus, à en
croire certains ministres, la première force
réactionnaire du pays (on aura donc tout enlevé
à la droite...). Or, si le taux de
syndicalisation est élevé chez les enseignants,
c'est aussi parce qu'ils ont été massivement
des électeurs socialistes. Leur tort est d'être
restés plus longtemps que leurs élus fidèles
à l'idée qu'existait, entre libéralisme et
socialisme, une troisième voie,
sociale-démocrate, dont la cogestion est
historiquement la pierre de touche.
A désillusion,
désillusion et demie, et le leitmotiv des
enseignants, sur lequel s'est faite la jonction
avec les parents d'élèves, est bien le recul de
la lutte contre l'échec scolaire dans l'ordre
des priorités. Que la réduction des
inégalités ne soit plus la seule finalité
d'une politique de gauche revient, pour un
enseignant, à n'être que la gare d'un triage
dont il ne maîtrise pas les données. Qui
accepterait de son travail le sabotage quotidien?
Il serait fâcheux, en période électorale,
d'oublier qu'une catégorie sociale peut estimer
de son intérêt que d'autres progressent plus
vite qu'elle, car les enseignants sont lucides
quant à la fonction de "chiens de
garde" du libéralisme qui leur échoit
quand un projet de société vient à manquer.
Ceux qui refusent cette fonction, et c'est
l'immense majorité, ont été parmi les
électeurs de la gauche non radicale. Qu'une
partie d'entre eux se radicalisent aujourd'hui ou
s'abstiennent demain tient aussi à ce que, dans
la tête d'un prof, quotidiennement, coexistent
deux formes de savoir: "la France a le
cinquième PNB mondial" et "certains
des élèves auxquels je m'adresse ont
faim".
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