Revue de presse

Dans Libé du 10 avril : http://www.liberation.fr/quotidien/debats/avril00/20000410b.html

" L’éducation, îlot de résistance. " par Anne-Sophie Perriaux, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen.

Analyse intéressante de la résistance légitime opposée par les professeurs au discours sur l’école de la démocratie sociale convertie au libéralisme.

Texte.

Attaqués de toutes parts, les enseignants ont le tort d'être les derniers à défendre l'idéal social-démocrate face à la conversion de la gauche au capitalisme.

L'éducation, îlot de résistance

Par ANNE-SOPHIE PERRIAUX
Anne-Sophie Perriaux est maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Rouen. Dernier ouvrage paru: "Renault et les sciences sociales" (S. Arslan, 1998).

Le lundi 10 avril 2000

A en croire certains ministres,
les syndicats seraient devenus
la première force réactionnaire du pays. Or, si le taux de syndicalisation est élevé
chez les enseignants, c'est parce qu'ils ont été massivement des électeurs socialistes.
Pourquoi l'éducation résiste-t-elle et à quoi résiste-t-elle? A questions confuses, réponse qui vient de loin, par exemple, de cette autre question: comment distinguait-on en France, il y a quelque quinze ans, un gouvernement de droite d'un gouvernement de gauche?

Puisque libéralisme et socialisme réformiste s'y illustraient déjà comme courants respectivement majoritaires, on était fondé à porter l'observation sur le rôle dévolu par l'un et l'autre à l'Etat. Le "laisser-faire, laisser-aller" ne pouvant faire l'économie d'une forte intervention publique (la loi antitrust aux Etats-Unis pour preuve), la finalité de l'intervention de l'Etat valait pour critère de distinction. Logiquement, les interventions d'un gouvernement de droite visaient d'abord à corriger les effets économiques pervers du libéralisme, tandis que celles d'un gouvernement de gauche avaient pour priorité d'en corriger les effets sociaux, c'est-à-dire l'accroissement des inégalités.

Les unes et les autres se déroulaient sur fond de spécificité française: l'existence d'un fort secteur public, legs, après la guerre et la collaboration, de la reconstruction, qui fructifia sous le double patronage de la conception gaullienne de l'Etat et de la conviction du bienfait des nationalisations devenue commune à la gauche française à la fin des années 30. Les projets, pour ce secteur, de la droite libérale et de la gauche respectaient leur finalité propre, la première cherchant à le faire entrer dans le jeu du marché (par alignement de ses règles, en particulier les fameux "statuts" de ses salariés, ou démantèlement, via privatisation), la seconde pariant qu'il pouvait constituer un fer de lance en matière de politique sociale.

Nous en étions là des distinctions et des traditions, lorsque le parti socialiste opéra ce qui fut appelé sa "conversion au libéralisme". A l'instar de celle d'autres partis socialistes européens, celle-ci fut progressive. Son point d'origine (le choix du franc fort, en 1983, ou l'accueil de "personnalités d'ouverture" dans le gouvernement Rocard) importe donc moins que le constat qu'en 1997, à la prise de fonction de Lionel Jospin, elle était, dans ses grandes lignes, admise - et échappait au "droit d'inventaire": l'attribution des allocations familiales selon les ressources fut une bourde vite rattrapée, tandis qu'on privatisa à tour de bras.

Cette conversion n'est en rien un ralliement à l'économie de marché. Ralliés, les socialistes le sont depuis près d'un siècle, l'acceptation du capitalisme, moyennant réformes mais sans changement de structures, étant le fondement de leur originalité. Elle signifie seulement, en vertu de ce qui précède, que leurs actions sont désormais principalement guidées par le souci d'un bon fonctionnement dudit marché. La nouveauté, depuis 1997, est que cette évolution n'engage plus le seul parti socialiste, mais l'ensemble de la gauche non radicale, puisque PCF et Verts lui apportent soutien et caution.

Reste qu'à cette évolution le secteur public renâcle. En 1997, la fraîcheur de décembre 1995 invite à ne pas réveiller les transports. L'éducation, alors? Les projets ne manquent pas, mais à quelle fin? Le ministère de l'Education, copiant Matignon, s'en tient au discours de la méthode. La gestion pratiquée et les réformes envisagées par ce ministère apportent implicitement des réponses quant aux finalités de l'action gouvernementale en matière d'éducation.

D'abord, gérer cette part du secteur public telle une entreprise privée: sur 136 000 recrutements, 70 000 emplois-jeunes et plusieurs dizaines de milliers de contrats emploi-solidarité (le Canard enchaîné, 22 mars 2000). Les remontrances de Jospin au vilain Michelin n'y changent rien: l'Etat, par le truchement du gouvernement, est aujourd'hui l'un des pires employeurs en France, prompt à user des "mesures incitatives" contribuant à la précarité. "Contre le gel de l'emploi public", jargonnent les syndicats, mais ils visent juste: l'emploi public, c'est un statut, un CDD à vie et sa contrepartie, la relative faiblesse du salaire. Multiplier les contrats "atypiques" (qui atteignent par endroit 40 %), c'est avoir déjà renoncé à la fonction de résistance, si ce n'est d'entraînement, du secteur public.

Ensuite, démanteler ce secteur, c'est-à-dire non pas faire appel pour lui à des fonds extérieurs (des équipes de recherche travaillent sous contrat en conservant leur autonomie), mais donner aux créanciers un droit de regard sur les contenus des enseignements et la gestion des établissements. C'est la "professionnalisation" qui menace l'enseignement spécialisé, technique et universitaire. Or les partenaires éventuels (entreprises ou collectivités), parce qu'ils œuvrent dans le court terme de la rentabilité capitaliste ou électorale, ne sont pas nécessairement les mieux placés pour ouvrir l'école sur l'emploi: les spécialisations se périment plus vite que les cursus se mettent en place, et certains le savent qui préfèrent embaucher un esprit suffisamment ouvert et critique pour innover.

Corrélativement, la réduction des inégalités est hors champ. Certaines des propositions ministérielles sont à ce point iniques que les "savoir-faire", "savoir-être" et autres "centrages sur l'apprenant" semblent n'avoir pour fonction que de masquer cette mission de l'éducation. Ni l'allégement des horaires et des programmes (plutôt que des effectifs), ni la simplification des exercices (y compris dans les concours de recrutement des enseignants) ne sont raisonnables dans une école où, de longue date, le mot "scolaire" est péjoratif. L'école sélectionne aussi ses élèves sur d'autres qualités que celles qu'elle est en mesure de les aider à développer. Les "héritiers", dépositaires par leurs parents, leurs proches ou leurs quartiers, d'une culture lettrée, l'auront toujours; les autres, non contents de ne l'avoir toujours pas, recevront encore moins. De ce renforcement des inégalités participent également, par exemple, le manque de moyens en ZEP ou le plan pour l'Université du troisième millénaire (sic) qui prévoit neuf "pôles d'excellence" dont les diplômes n'auront de facto pas la même valeur que ceux délivrés par les quelque 70 "pôles de médiocrité". Et l'inégalité géographique, dans cette université désormais mal nommée, renchérira sur l'inégalité sociale à peine entamée par un système de bourses désuet.

On sait maintenant à quoi l'éducation résiste, mais pourquoi le fait-elle en particulier par le biais des enseignants? A la dégradation de leurs conditions de travail (mieux connue car souvent seule commentée), s'ajoute un faisceau de facteurs, parmi lesquels, par exemple, la charge contre les syndicats qui seraient devenus, à en croire certains ministres, la première force réactionnaire du pays (on aura donc tout enlevé à la droite...). Or, si le taux de syndicalisation est élevé chez les enseignants, c'est aussi parce qu'ils ont été massivement des électeurs socialistes. Leur tort est d'être restés plus longtemps que leurs élus fidèles à l'idée qu'existait, entre libéralisme et socialisme, une troisième voie, sociale-démocrate, dont la cogestion est historiquement la pierre de touche.

A désillusion, désillusion et demie, et le leitmotiv des enseignants, sur lequel s'est faite la jonction avec les parents d'élèves, est bien le recul de la lutte contre l'échec scolaire dans l'ordre des priorités. Que la réduction des inégalités ne soit plus la seule finalité d'une politique de gauche revient, pour un enseignant, à n'être que la gare d'un triage dont il ne maîtrise pas les données. Qui accepterait de son travail le sabotage quotidien? Il serait fâcheux, en période électorale, d'oublier qu'une catégorie sociale peut estimer de son intérêt que d'autres progressent plus vite qu'elle, car les enseignants sont lucides quant à la fonction de "chiens de garde" du libéralisme qui leur échoit quand un projet de société vient à manquer. Ceux qui refusent cette fonction, et c'est l'immense majorité, ont été parmi les électeurs de la gauche non radicale. Qu'une partie d'entre eux se radicalisent aujourd'hui ou s'abstiennent demain tient aussi à ce que, dans la tête d'un prof, quotidiennement, coexistent deux formes de savoir: "la France a le cinquième PNB mondial" et "certains des élèves auxquels je m'adresse ont faim".

 


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