|
Pierre Le
Hir [email protected]
Mis à jour le vendredi 7
avril 2000
SA chute
était attendue : on ne boudera pourtant pas
totalement le plaisir de voir partir celui qui
n'a pas ménagé ses efforts pour se rendre
odieux à toute une profession, et aussi à ceux
au nom desquels il disait agir, élèves ou
étudiants. Mais la satisfaction est de très
courte durée : les effets de sa politique
se feront encore sentir lorsqu'il aura regagné
son laboratoire ; d'ailleurs était-ce bien
" sa " politique ?
L'attention qu'il a attirée sur sa personne
- on se demandait parfois si sa politique
avait un autre but - risque de dissimuler
qu'il n'a fait pour l'essentiel que proroger ou
prolonger la politique de ses prédécesseurs et
accentuer la remise en cause de l'université,
inlassablement appelée à se réformer,
c'est-à-dire, dans l'esprit des ministres qui se
sont succédé depuis quinze ans, à s'effacer
devant le grand marché des prestations
éducatives en cours de constitution sans pour
autant renoncer, vaille que vaille, à ses
tâches scientifiques ordinaires.
Rapidement, le ton fut
donné. Il fallait " dégraisser le
mammouth ", mettre au travail des
enseignants absentéistes... Dans l'ordre du
mépris, ce fut un festival. Que feignent
d'oublier ceux qui s'étonnent aujourd'hui de la
mise en cause ad hominem d'Allègre dans
toutes les manifestations.
Pierre Bourdieu et
Christophe Charle sont respectivement président
et secrétaire de l'Association de réflexion sur
les enseignements supérieurs et la recherche
(Areser). Ce texte a été élaboré par les
membres du bureau de l'association. Il est
cosigné par Christian Baudelot, Michel Espagne,
Sandrine Garcia, Bernard Lacroix, Frédéric
Neyrat, Daniel Roche, Claudio Scazzocchio et Ann
Thomson.
Certes, on ne demande pas
que le ministre de l'éducation soit le ministre
des enseignants. Mais du moins est-on en droit
d'attendre d'un employeur un minimum de respect
pour l'ensemble des personnels - les
enseignants ne furent pas, en effet, les seules
victimes des " dérapages
verbaux " de
" leur " ministre. Des
dérapages contrôlés, puisque répétés et
immédiatement justifiés, au nom des élèves et
des étudiants. Il allait les replacer au centre
du système éducatif, et si ses propos
typiquement populistes, qui ravissaient tant de
commentateurs, pouvaient choquer, c'est parce
qu'ils froissaient les intérêts et le
conservatisme des enseignants. Découvrant
l'existence d'une lutte des classes, le ministre
prenait courageusement le parti des
opprimés : les pupitres contre l'estrade,
les familles contre les
" corps ".
En fait, le mot d'ordre
demandant que l'élève ou l'étudiant soit mis
au centre n'avait rien de nouveau. Son
prédécesseur avait tenu exactement le même
discours, en termes cependant moins fleuris.
Plus, ce souci proclamé des
" usagers " du système
éducatif n'était pas sans rappeler
l'" obsession " du client qui
est au fondement des nouvelles modes
managériales développées depuis le début des
années 80 dans le sillage des prophètes de
l'" excellence "
gestionnaire, Thomas Peters et Robert Waterman.
Au-delà de l'incantation, pourtant, on assista
à un renforcement de la différenciation des
" usagers " du système
éducatif, pendant exact de la segmentation des
clients du monde marchand. Ce fut le thème de la
lourdeur des programmes, de l'empilement des
savoirs, qu'illustra le ministre, avec la rouerie
du camelot, en invitant le journaliste qui lui
faisait face, lors d'une émission télévisée
du dimanche soir, à soupeser une besace lestée
de manuels. Comme si l'on exigeait des élèves
la maîtrise du contenu des manuels, conçus
avant tout comme des recueils de documents, sur
lesquels s'appuie le travail réalisé en
classe ! Qu'importe ! Il fallait
alléger. Sous prétexte que certains élèves ou
étudiants n'avaient pas les moyens d'accéder à
ces savoirs, il faudrait aussi adapter
l'enseignement dispensé, le réduire à
l'essentiel et viser l'utile.
Malgré les proclamations
ministérielles, les lycéens, dont le ministre
disait épouser le parti, se sentirent placés
non au centre du système, mais plutôt à la
périphérie. Ils se retrouvèrent, dès 1998,
dans la rue pour réclamer, avec les enseignants,
des moyens pour l'école. Le coup était rude, la
jeunesse, une fois encore, ignorante et ingrate.
Heureusement, il pouvait compter sur les parents,
pas les parents de base, mais les responsables
des deux grandes fédérations
" représentatives ",
jusque-là concurrentes et défendant les mêmes
positions, les siennes. Jusqu'à ce que se
multiplient les actions réunissant professeurs,
élèves et parents...
Face aux réactions
négatives que suscitaient les foucades verbales
et les attaques irresponsables contre telle ou
telle discipline, les langues cantonnées dans
des usages pratiques, les mathématiques
congédiées au nom des calculettes, Allègre ne
changea pas de ton, mais mit en avant quelques
efforts de concertation. Là encore, il
n'innovait pas par rapport à son prédécesseur.
Sauf peut-être dans la forme : là où
Bayrou lançait des " états
généraux ", Allègre, lui,
sollicitait un autre registre sémantique, celui
des " chartes " : charte
pour bâtir l'école du XXIe siècle, charte
pour la réforme des lycées, charte des thèses,
charte de la déconcentration, charte de la vie
étudiante, charte de qualité des constructions
et rénovations scolaires, charte de
l'accompagnement scolaire... Des chartes, donc,
de celles que l'on octroie, et dans le cadre
strict desquelles s'organisera un simulacre de
concertation.
Il est parti. On ne le
regrettera pas. Le risque serait pourtant de s'en
satisfaire. Car, au-delà de la forme, Allègre,
dont on essaiera de nous faire croire qu'il a
été victime de ses audaces réformatrices,
s'est situé dans une continuité politique de
gestion des dossiers éducatifs. Dès lors, on
peut craindre que, en l'absence de mobilisation,
l'orientation libérale de la politique
éducative, largement pensée dans un cadre
européen et continuellement inspirée de
l'exemple américain, ne s'accentue encore. A cet
égard l'enseignement supérieur se trouve en
première ligne : son adaptation au marché
et, plus encore, sa transmutation en un marché
sont en fait très largement amorcées.
A partir du milieu des
années 80 - et sans doute l'année
1983 marque, là encore, la rupture -, la
thématique de l'inadaptation de l'enseignement
académique aux besoins, d'ailleurs jamais
précisément définis, des entreprises
- comme si elles étaient les seules à
recruter - envahit les discours
gouvernementaux, de gauche comme de droite. Alors
que le chômage s'aggravait, alors que l'on
renonçait, conversion néolibérale oblige, à
l'application de politiques macroéconomiques de
relance, le procès fait à l'enseignement en
général et, particulièrement, à l'université
permit de déplacer les responsabilités, de
laisser croire que le chômage des jeunes était
lié à la seule insuffisance de leur formation,
et de leur faire intérioriser la légitimité de
leur exclusion croissante du marché du travail.
Autre convergence entre les
gouvernants, par-delà les positions politiques,
la nécessité de la
" massification " de
l'enseignement supérieur s'imposa même à ceux
qui tenaient jusque-là un discours élitiste de
sélection à l'entrée des universités :
ne faut-il pas répondre à la demande sociale de
plus en plus forte de scolarisation tout en
demandant à l'université de jouer le rôle
d'instrument de gestion du chômage en retardant
l'entrée sur le marché du travail ? Ce
nouveau boom des effectifs universitaires
- plus qu'un doublement en quinze
ans -, après celui des années 60,
s'il est une spécificité française, n'a pas
supprimé mais creusé les inégalités entre
filières. Pour lutter contre cette tendance
propre au système dual à la française, il
aurait fallu engager des moyens budgétaires qui
ne se réduisent pas à un rattrapage après la
stagnation des années antérieures et une
réforme de longue haleine qu'aucun ministre,
alternances ou mouvements étudiants aidant, n'a
ni su ni voulu entreprendre. Si la massification
permet des économies d'échelle, la
démocratisation de l'enseignement ne peut se
faire qu'à coût (individuel) croissant.
Toutes les politiques
d'enseignement supérieur mises en oeuvre depuis
le milieu des années 80, de Jospin à
Allègre en passant par Lang, Fillon et Bayrou,
ont cherché à tirer les profits, notamment
électoraux, de l'augmentation des effectifs,
tout en essayant d'en limiter le coût
budgétaire. C'est dans cette perspective que
l'on a mobilisé la rhétorique de l'inadaptation
et développé la professionnalisation en trompe
l'oeil. Dans l'université, à moyens constants,
la création de filières
" professionnelles "
- dont le dernier avatar sont les licences
professionnelles - ne peut se faire qu'au
détriment des filières existantes, qualifiées
de classiques et déclarées inadaptées.
Cette fausse
professionnalisation est, en réalité, le cheval
de Troie de la privatisation de l'enseignement
supérieur. Elle favorise ou autorise les
interventions croissantes des représentants du
" monde économique "
- un euphémisme utilisé pour parler des
employeurs sans susciter trop d'opposition dans
la " communauté
universitaire ". Elle justifie
l'allégement des savoirs disciplinaires au
profit de l'acquisition de compétences floues
dont on ne sait si elles pourront d'ailleurs
être mises en oeuvre dans un cadre
professionnel : que deviendront, par
exemple, les détenteurs d'une licence en
écriture de scénario ? Enfin, elle remet
en cause la notion de diplôme national et de
certification par l'Etat de titres
universitaires. Mais elle est partout brandie,
même là où l'on aurait pu s'attendre à
d'autres références, lorsque l'accès à un
métier, qui existe déjà et n'a donc nul besoin
d'être constitué, se fait par concours.
Le projet de réforme des
Capes, et, plus largement, du recrutement et de
la formation des enseignants, publié en février
2000, est, sous ce rapport, exemplaire. Par ce
nouveau dispositif, il s'agit de
présélectionner, dès le mois de septembre, sur
des critères contestables - " la
vocation professionnelle " serait ainsi
évaluée dans l'oral forcément court qui double
l'examen du dossier -, ceux qui seront
préparés, dans le cadre des instituts
universitaires de formation des maîtres (IUFM),
aux écrits du concours. Une préparation
réduite au minimum, quatre mois, et sanctionnée
par des épreuves d'admissibilité allégées,
compte tenu du temps imparti pour leur
correction. La logique est claire : ce ne
sont pas les connaissances disciplinaires qui
importent dans cette nouvelle conception du
recrutement et du métier même d'enseignant.
Le nouveau
" professionnel " de
l'éducation, appelé pour l'essentiel à faire
de la " socialisation ",
notamment dans les établissements dits
" difficiles ", devra avant
tout compter, pour répondre à la demande,
- désormais différenciée selon que les
élèves sont scolarisés en ZEP ou en
centre-ville -, sur les trucs et les astuces
d'une pédagogie désincarnée parce que coupée
de tout socle disciplinaire et relevant souvent
de pseudo-sciences telles que la programmation
neurolinguistique ou l'analyse transactionnelle,
qui ont désormais des vulgarisateurs officiels
dans les instances de formation
" professionnelle " des
futurs enseignants comme des enseignants en
activité.
L'enseignement supérieur a
été investi à son tour par le discours du
marché que le ministère de l'éducation
nationale a travaillé de multiples façons à
inscrire dans les têtes et dans les faits :
en engageant individuellement des enseignants et
des chercheurs, à travers la loi sur
l'innovation, à se lancer dans la création
d'entreprises ; en poussant les universités
soucieuses de rénover ou d'agrandir leurs
locaux, dans le cadre du plan Université du
troisième millénaire (U3M), à tisser ou à
renforcer des liens avec le milieu économique
local ; en organisant, via
l'" agence " Edufrance,
créée par Claude Allègre, et destinée à lui
survivre, la vente du " savoir-faire
éducatif français " à l'étranger,
façon d'expérimenter pour demain le transfert
au marché de la fourniture des prestations
éducatives ; en préparant, via l'Agence de
modernisation des universités, la mue des
universités pressées d'acheter les logiciels de
gestion qu'elle produit - logiciels de
gestion comptable et de gestion des ressources
humaines notamment, bien entendu vendus à un
prix de marché ý et conviées ainsi, sous
les auspices de la fée informatique, à se
familiariser avec des critères de gestion tirés
du secteur privé. Il est probable que les forces
qui souhaitent la déréglementation, malgré
l'échec de la tentative de Seattle, reviendront
probablement à la charge très vite.
Après trois ans
d'agitation absurde et de fausses réformes à
peine amorcées, les talents de metteur en scène
du nouveau ministre ne suffiront pas à rattraper
le temps gaspillé. Ils ne pourront en tout cas
pas résoudre ni même masquer les problèmes
cruciaux qui restent posés à l'avenir de
l'Université et de la recherche et dont nous
rappellerons ici les plus urgents - en
espérant que ce ministre trouvera le temps de
lire les propositions de réforme précises et
réalistes, issues d'un long travail de
réflexion mené par un groupe d'enseignants de
tous les rangs et des toutes les
disciplines :
- rien ou presque, en
dehors de vagues recommandations de conseillers
du prince, pour assurer le rapprochement entre
les universités et les grandes écoles ;
- le pacte de solidarité
entre chercheurs et enseignants-chercheurs, mal
engagé par la réforme avortée du CNRS, reste
à conclure et à mettre en pratique, et cette
fois avec les deux ministres de tutelle ;
- l'avenir des jeunes
docteurs, malgré les formules magiques sur la
formation par la recherche à la recherche et non
plus pour la recherche, s'assombrit parce que le
ministère a choisi - Bercy oblige - de
préférer les postes précaires ou à horaires
lourds au détriment des postes
d'enseignants-chercheurs ;
- les formules
incantatoires sur les logiciels
d'auto-apprentissage ont fait oublier la
nécessaire réflexion sur le rééquilibrage
entre cours magistraux et groupes à effectifs
restreints qu'utilisent toutes les universités
étrangères réellement efficaces ;
- l'européanisation de
l'enseignement supérieur n'a donné lieu
jusqu'ici qu'à des rencontres entre ministres
sous les lambris de nos plus vieilles
universités (Sorbonne et Bologne) pour des
calendriers à long terme d'harmonisation.
Pendant ce temps, certains
rêvent, à l'occasion de l'ouverture des
frontières, de soumettre l'usage aujourd'hui
incontrôlé des nouvelles technologies de
communication aux forces social-darwiniennes
d'une concurrence généralisée, supposée bonne
partout et toujours, sans voir que, dans un
domaine où la France n'est pas leader, une telle
concurrence sauvage ne profiterait qu'aux plus
nantis ou aux nations économiquement et
linguistiquement dominantes. La construction d'un
espace universitaire européen ne sera réelle et
profitable à tous que si la communauté
universitaire, au lieu de s'en remettre aux
décisions de technocraties régionales,
nationales ou européennes, soumises à des
impératifs pratiques ou financiers, s'engage
dans une réflexion intellectuelle collective. En
préconisant un véritable parlement des
universités - ouvert sur les enseignements
supérieurs européens - et des engagements
pluriannuels de l'Etat sur des objectifs
collectivement discutés, l'Areser a proposé des
pistes en ce sens pour rompre avec les fausses
concertations rituelles des périodes
d'après-crise que la France universitaire
connaît depuis trente ans.
L'Europe universitaire
comme les nouvelles technologies d'enseignement
ou de diffusion du savoir pourraient nous
permettre de nous rapprocher de l'idéal exigeant
et universaliste qui a fondé les universités
européennes. C'est du moins notre souhait. Mais
il dépend de tous, universitaires, étudiants et
personnels administratifs, et non de nos
éphémères ministres et de leurs conseillers à
la mode, qu'il se réalise sans sacrifier ni
l'autonomie du savoir, ni la pluralité des
points de vue, ni l'accessibilité au plus grand
nombre.
Ce texte est cosigné
par Christian Baudelot, Michel Espagne, Sandrine
Garcia, Bernard Lacroix, Frédéric Neyrat,
Daniel Roche, Claudio Scazzocchio et Ann Thomson.
Pierre Bourdieu et
Christophe Charle
Le Monde daté du samedi 8 avril 2000
|