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Alain Finkielkraut vient de publier un
ouvrage intitulé Une voix qui vient de l'autre rive (Gallimard).
Il y dénonce l'attitude des " amis
inquiétants "
de la mémoire d'Auschwitz. Un chapitre y est consacré
à " La rédemption pédagogique ".
J'y suis le seul " pédagogue "
cité et violemment pris à partie. Ce chapitre se conclut
par le paragraphe suivant : " Le
noble souci de guérir la culture de ses compromissions ou
de ses inclinations barbares conduit ainsi à placer l'universel
sous la juridiction exclusive de la rationalité instrumentale,
celle-là même qui a été mobilisée
pour les usines de la mort et qui a conféré aux crimes
administratifs du XXe siècle leur atypique banalité
et leur monstruosité sans pareille. "
En d'autres termes : Philippe Meirieu, la main sur le coeur,
prépare de nouveaux Auschwitz. Rien de moins.
Qu'ai-je fait pour mériter pareille
accusation ? Alain Finkielkraut fait état, tout d'abord,
des conceptions " humanistes "
classiques incarnées par Renan : " Moi
qui suis un homme cultivé, je ne trouve pas le mal en moi.
(...) Si tous étaient
aussi cultivés que moi, tous seraient comme moi dans l'heureuse
impossibilité de mal faire ", expliquait ce
dernier. Quoique nostalgique d'une telle " religion
de la culture ",
Alain Finkielkraut explique néanmoins que nous sommes " condamnés
à repenser "
cet humanisme : " l'auteur
de L'Avenir de la science croyait
qu'il suffisait d'éclairer le peuple pour que l'humanité
soit délivrée de la méchanceté "
(p. 77) ; or le colonialisme, la première guerre
mondiale, l'extermination des juifs et le communisme ont montré
que " c'estprécisément
la fin suprême assignée à l'histoire la
disparition du mal dans le triomphe des Lumières qui
dégrade les hommes en moyens, et les offre au sacrifice "
(pp. 76 et 77).
Plus loin, dans un autre chapitre où
je suis à nouveau abondamment mis en cause, Alain Finkielkraut
consent même que " ceux
que la force criminelle ne conduit pas à l'abdication, ceux
qui, malgré les risques encourus, entendent les appels des
persécutés, ne se recrutent pas exclusivement parmi
les anciens élèves des Grandes Écoles ".
Oui ! Vous avez bien lu : " ne
se recrutent pas exclusivement parmi les anciens élèves
des Grandes Écoles " :
ces derniers, dans leur grande générosité,
en acceptent aussi quelques autres !
Sur le fond, je partage avec Alain Finkielkraut
la même terrible inquiétude devant la même lancinante
question : " J'ai
découvert, écrit
Chaïm Potok dans Le Maître de trope, qu'à la
conférence de Wannsee, sur les quinze hommes qui se sont
assis autour de la table pour mettre sur pied la bureaucratie qui
allait massacrer les juifs d'Europe, huit avaient des doctorats "
(Livre de poche n° 14 617, p. 36). La culture et
la raison, à elles seules, ne délivrent pas de la
barbarie. Voilà qui est devenu une triste banalité !
Dans ce contexte, pour discréditer
les pédagogues, il suffit de se comporter exactement comme
les cybernautes que dénonce Alain Finkielkraut : " Ne
reconnaître que les faits qui conviennent à sa propre
croyance " (p. 52).
On affirme d'abord que, puisque l'adversaire
soutient que " la
culture et la raison, à
elles seules, ne délivrent pas de la barbarie ",
c'est qu'il écarte systématiquement toute forme de
culture et de rationalité, n'y voyant qu' " une
entreprise tyrannique et monstrueuse d'uniformisation "
(p. 82). On en déduit que, si Meirieu prétend
que " l'instruction
n'est pas l'outil miraculeux de l'émancipation des peuples ",
c'est qu'il demande de " renoncer
à initier la jeunesse au Vrai, au Bien et au Beau "
(p. 78) ! On oublie que le pédagogue incriminé
n'a cessé de rappeler, à travers tous ses travaux,
l'importance de l'accès à la vérité
pour arbitrer les conflits entre les opinions qui s'affrontent.
On ignore qu'il a sans cesse travaillé sur la " construction
de la Loi ", affirmant
que celle-ci s'impose, de manière transcendante et au nom
de l'universalité de l'humain, aux groupes affinitaires,
aux clans et tribus de toutes sortes. On passe sous silence tous
les textes qui affirment le pouvoir unificateur de l'art, en-deçà
et au-delà de toutes les différences qui séparent
les hommes. On ne précise surtout pas que celui que l'on
a dénoncé publiquement à la Sorbonne, le 6 mai,
comme " un
garde rouge de la sous-culture "
vient de publier un ouvrage qui se veut un plaidoyer pour la formation
à la littérature et par la littérature.
Mais peut-être, tout cela est-il
sans importance après tout ? Le plus grave n'est-il
pas que Meirieu et les pédagogues soient les artisans de
cette " rationalité
instrumentale " qui
manipule les individus comme des souris dans des labyrinthes pour
leur faire avaler la sous-culture de la mondialisation et, simultanément,
les encourager à se replier dans des niches identitaires
où ils goûtent à satiété le seul
plaisir de l'instant ?
Faut-il que j'argumente sur ce point ?
Faut-il évoquer, contre l'inculture arrogante qui s'étale
ici, le travail de la pédagogie, depuis un siècle,
pour se débarrasser de tous les avatars de l'enseignement
programmé et des techniques de conditionnement ? Faut-il
retracer par le menu, contre l'ignorance hautaine qui se prend pour
de la pensée, les débats et les conflits entre " pédagogues "
et " didacticiens " ?
Cela n'intéresse évidemment pas les " intellectuels "
qui préfèrent " penser
en abolissant la réalité "
comme le Monsieur Teste de Paul Valéry.
On ne peut, tout à la fois, dénoncer
la " rationalité
instrumentale " de
la pédagogie, ses velléités manipulatrices,
et lui reprocher, plus loin, son spontanéisme : " Il
ne saurait être question, écrit
Alain Finkielkraut pour décrire mes positions, d'aller
les mains pleines à la rencontre des nouveaux venus. Il s'agit,
au contraire, de s'effacer pour qu'ils existent, de se taire pour
qu'ils ouvrent la bouche et d'accueillir leur richesse créative
plutôt que de les conformer ou de les assassiner sous prétexte
de les instruire " (p. 114). Qui a jamais affirmé
cela ? Comment peut-on dire cela à tous ceux qui se
battent, au quotidien, pour faire accéder les élèves
les plus démunis aux textes fondateurs de notre culture ?
Comment les soupçonner de venir " les
mains vides " alors
que, simplement, ils cherchent les moyens pour que ce qu'ils ont
dans les mains ne suscite ni l'indifférence, ni l'ennui,
ni le dégoût ? Et qui a jamais dit que la culture
interdisait l'expression personnelle ?
Personne ne le nie, et surtout pas moi-même :
la parole de l'éducateur est première. Son antériorité
n'est pas seulement chronologique, elle est aussi ontologique :
il porte et présente le monde à ceux qui arrivent.
Mais la parole de l'éducateur n'est pas " dernière " :
en effet, son projet est bien de susciter une autre parole dont
le texte ne soit pas écrit à l'avance. Il n'y a pas
d' " équivalence " entre l'éducateur
et l'éduqué, mais bien une double dissymétrie :
dissymétrie de l'enseignement qui place l'éducateur
en amont et au-dessus de l'éduqué ; dissymétrie
de l'apprentissage qui place l'éduqué en position
de s'approprier, de prolonger et de démentir ce qui lui a
été enseigné. C'est cette seconde dissymétrie
qui permet à l'éducation de n'être pas seulement
reproduction. C'est elle qui permet de former à l'exercice
de la démocratie... et non comme on me le fait dire
malhonnêtement de la singer artificiellement dès
l'école.
C'est peut-être cela, au fond,
qui agace l'oracle qui prétend parler au nom de ceux qui
sont " sur
l'autre rive " ?
Il voudrait bien, en effet, être, tout à la fois, la
première et la dernière parole. Celui qui introduit
et celui qu'on adore en partant. Il tempête contre l' " égalitarisme ",
le " nivellement "
par le bas, le " règne
de l'équivalence ",
l' " esprit de démocratie [qui] marque
toute dissymétrie du sceau de l'infamie totalitaire "...
Alain Finkielkraut prétend parler d'Auschwitz. Il ne fait
que défendre les privilèges des clercs dont il fait
partie dans le grand cirque médiatique. Alain Finkielkraut
n'aime pas la démocratie. C'est son droit. Naïveté,
orgueil démesuré ou coup de pub ? Qu'il joue
sa partie et veuille crier plus fort que les autres dans le " bruit
du monde " qu'il
dénonce, c'est chose finalement assez commune. Mais qu'il
enrôle les juifs de Terezin dans son combat douteux est indigne.
La ligne rouge a été franchie.
Je veux pouvoir, demain, regarder mes enfants en face. Je voudrais
aussi qu'ils puissent me regarder sans honte. Je suis certain que
vous comprenez cela. C'est pourquoi, Monsieur Finkielkraut, je suis
convaincu que vous comprendrez aussi cette question, qui sera, à
jamais, ma dernière interlocution à votre égard :
" De
quelle couleur sera l'étoile dont on affublera demain, si
les clercs que vous représentez venaient, par malheur, à
nous gouverner, les pédagogues comme moi ? "
Philippe Meirieu est pédagogue, directeur de l'Institut
national de recherche pédagogique. par Philippe Meirieu
Le Monde daté du vendredi 12 mai 2000
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