Réponses à quelques e-mails

vie et bouddhisme

question 83




Si j'arrive à me libérer de cette souffrance (dukkha), serais-je encore vivante ?

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Réponse :
"Tant que je souffre, tant que je suis capable d'hurler, de m'émouvoir, de pleurer, de rire ou de crier, je me sens vivante. Est-ce qu'on peut être bouddhiste, pratiquer la méditation, se détacher de la souffrance et continuer à se sentir "vivant" ?" tels sont quelques mots de votre question

Je vous remercie de votre question. Je dois dire que je m'attendais à tout comme questions, mais là, je reste sans voix (probablement plus sur la forme que sur le fond). Alors que, à la lecture de certains mails reçus, tant de personnes semblent vouloir se tourner vers le bouddhisme en lui posant des problématiques auxquelles le bouddhisme ne peut évidemment pas répondre (comme par exemple « vouloir donner un sens à sa vie », ou « vouloir trouver un sens à sa vie » …), vous vous déclarer vouloir rester dans une appréhension totale et extrême des sens, fut-elle douloureuse, afin de vous sentir « vivante ».

Pourtant votre question est pertinente et juste, car elle montre bien la difficulté de la démarche bouddhiste et la nécessité de comprendre que nous ne sommes pas « rien », quand on décide de ne plus être l'esclave de l'ego. Pour reprendre vos expressions, nous ne sommes pas comme mort lorsque nous décidons de laisser l'engrenage de la sollicitation des sens, de la satisfaction des sens et de la recherche de la satisfaction des sens occuper arbitrairement toute notre vie.

Vous parlez d'abord des quatre nobles vérités, en vous centrant sur la première : « la vie est dukkha ». Je vous incite à approfondir ce sujet et à bien comprendre que cette notion de dukkha va au-delà du simple terme de « souffrance ». C'est pourquoi, j'utilise toujours le mot dukkha.

Vous ne pouvez pas réduire dukkha à la simple notion de souffrance, notamment avec les exemples que vous donnez. Vous ne pouvez pas réduire dukkha au simple spectacle de vos sensations. Le fait de sentir ou de ne pas sentir de souffrance, n'est pas la problématique que représente dukkha. En particulier ne fait de ne pas ressentir de souffrance, ne vous met pas sur la voie de trois autres nobles vérités. Ce n'est pas l'absence de sensations qui représente la voie bouddhiste, c'est le renoncement à l'aliénation aux sens, à l'attachement, à la soif quel que soit son objet.

Vous me dites que suite à quelques expériences de méditation (il faudrait que vous nous en parliez, cela serait certainement intéressant de voir), vous préférez, à la tranquillité et à la paix, les stimulations vivifiantes que vous apportent la colère, la passion, la douleur, l'émoi, … (je reprends vos propres mots).

Je pense que cette mise en balance entre cet état de tranquillité profonde et ces états émotionnels forts, me dit que vous avez beaucoup de chance de pouvoir accéder avec tant de facilité à ces deux univers et en particulier au premier. Je suis admiratif que vous ayez atteint un tel niveau de détachement et que vous puissez vous trouver devant un tel choix.

Mais, en fait, est-ce vraiment le cas ?

Je vous dirai, si cela était vraiment le fond de votre question, que personne ne vous demande de vous mettre dans cette posture, que vous décrivez comme étant « aperceptive » et comme en totale rupture avec le monde (ce « vide » dont vous parlez, cette « incapacité à ne plus rien ressentir »…, pour reprendre là encore vos propres mots), n'est pas la visée du bouddhisme.

Je ne vois aucun bouddhiste pour vous demander cela. Je ne vois aucun bouddhiste pour vous dire, le bouddhisme c'est cela. Je ne vois aucun bouddhiste pour vous dire, le bouddhisme, c'est la rupture sensorielle totale avec le monde extérieur au point de ne plus rien sentir ou ressentir. Je ne connais pas de bouddhiste dont le but serait de dire « voilà j'ai construit un rempart tellement robuste que je ne suis plus accessible ni aux sensations, ni aux émotions... »

Quand je lis les récits des bonzes bouddhistes thaïlandais ou birmans, et notamment ceux qui enseignent la méditation dans différents centres ouverts aussi bien aux nationaux qu'aux étrangers, je vois au contraire des personnes très attentives au monde extérieur, percevant les choses dans leur moindre détail, très au fait de ce qui se passe dans la société et que les candidats leur rapportent, très en capacité à expliquer ce qui est en œuvre dans ce que vivent ces personnes et à mettre en relation ce qui est vécu aujourd'hui avec la façon dont un sujet fonctionne.

Le bouddha historique lui-même, montre l'exemple d'une personne qui, bien qu'ayant atteint l'état d'éveil, a poursuivi ses déplacements au travers de l'Inde, a promulgué ses enseignements jusqu'à l'age de 80 ans. Jusqu'au bout, il n'a cessé d'écouter les questions qui lui étaient posées, de répondre, même aux questions les plus saugrenues, ou bien quand la personne avait déjà posé la même question, même quand une réponse avait déjà été formulée. Jusqu'à la fin, le bouddha historique a expliqué sa doctrine et a répondu à toutes les sollicitations qui se présentaient à lui.

Le bouddhisme ne correspond en rien à l'état éthéré que vous semblez décrire et que vous semblez craindre.

Pour les bouddhistes, les sens correspondent à un système d'informations, de sollicitations propres à assurer nos fonctions vitales, et les indispensables liaisons avec le monde qui nous entoure et avec lequel nous formons un tout. Pour les bouddhistes, les sollicitations des sens sont juste ce quelles sont, et il n'est dit, ni écrit nulle part qu'il faille les nier, le rejeter, les couper, les isoler, les annihiler, les combattre, les noircir, les soupçonner …

Tout cela, aucun bouddhiste ne vous le présentera comme une doctrine bouddhiste. Tout cela n'appartient pas à la doctrine bouddhiste.

En revanche, je pense que ce qu'un bonze pourrait vous dire à ce stade serait : arrêtez les discours, arrêtez les théories fumeuses et asseyez-vous tranquillement à l'abri dans un endroit approprié. Croisez les jambes, tenez-vous bien droit, relâchez vos muscles et vos tensions, respirez profondément, puis, simplement inspirez et expirez, à votre rythme, calmement. Si vous voulez, vous pouvez prononcer mentalement la syllabe « bu » en inspirant et la syllabe « do » en expirant, si cela vous aide à vous concentrer. Voilà, à mon avis, la seule chose qu'un bouddhiste pourrait vous dire.

Pour vous dire la vérité, au fond, au risque de vous paraître un peu sévère, je ne crois pas tellement à votre histoire d'insensibilité aux stimulations extérieures. Sincèrement, je ne vous pas bien à quoi vous faites allusion. Avez-vous seulement essayé, de vous abstenir de remplir votre estomac aux heures habituelles ou de réduire votre alimentation et d'observer votre comportement alors ? Avez-vous seulement essayé de vous abstenir de parler pendant une journée entière  et d'observer votre comportement alors ? Avez-vous seulement essayé de vous abstenir de bouger pendant une durée suffisamment longue et d'observer votre comportement alors ?

Je voudrai vous dire que je suis assez surpris par votre relation de la pratique de la méditation. Croyez-vous vraiment n'avoir rien ressenti d'autre que cette inquiétude lors de votre expérience du détachement ? Croyez-vous vraiment que la méditation doivent vous conduire à une telle perte de sens, et excusez-moi, qui frise à l'absurde ? Croyez-vous vraiment qu'il n'y ait pas parallèlement à ce détachement, qui est lent, qui est progressif, qui est en effet une expérience totalement déconcertante, qu'il n'y ait pas donc, la sensation, la réalisation d'une profonde tranquillité, sans conflits, sans tiraillements ? Ne constatez-vous pas simplement que vous êtes bien vivante ? Ne constatez-vous pas simplement que vous réagissez aux stimuli de la faim, de la soif, que vous plissez les paupières devant la lumière, que vous ressentez la fatigue, l'ennui, le contentement ou le mécontentement, la joie ou la tristesse, sans que vous n'ayez là non plus rien à faire … ?

N'y a-t-il pas plutôt une volonté de mettre un terme à cette expérience que vous vivez et qui peut-être, vous bouscule, faute d'être correctement guidée ? Ou bien, à quoi d'autre, ou à quoi de particulier êtes vous si solidement attaché que vous ne puissiez imaginer d'en être séparé ?

En fait, ce que vous nous déclamez, n'est-ce pas tout simplement un formidable plaidoyer pour l'égocentrisme (on pourrait dire aussi pour l'égoïsme pur) ? Pour vous, vivre, ce ne serait que la manifestation et l'actualisation permanente de vos émotions ? Vous avez aussi le sentiment que ne plus ressentir vos émotions, fussent-elles les plus dures, les plus violentes, c'est ne plus être vivant. Je pense plutôt que vous croyez, à tort, ne plus rien ressentir, ou que vous croyez que c'est possible.

En fait, vous nous décrivez bien ce que ce qui se passe exactement quand l'ego triomphant a pris le contrôle du sujet face à sa propre vie. Vous décrivez ce qui se passe quand l'ego, à la recherche permanente de la satisfaction immédiate de ses désirs, ne laisse aucun autre espace à autre chose et met en échec toute tentative pour accéder à autre chose. Vous décrivez très bien que l'appétit irrépressible de l'ego s'exprime tout aussi bien avec la soif d'avoir, d'obtenir et de s'approprier, qu'avec la soif de détruire. Soif de l'existence, de l'affirmation de l'existence …

Ainsi, vous allez jusqu'à proposer une présentation de la vie que je résume : « je souffre à l'idée de ne plus souffrir de mes émotions ». Vous avez tellement peur de ne pas ressentir toutes vos émotions que vous craignez d'en souffrir.

En fait, vous êtes follement attaché à vos passions. Peut-être cela traduit-il aussi d'une manière cachée, une profonde interrogation face à la mort. Car, vous ne semblez pas déceler d'autres alternatives, finalement à cette vision que vous présentez de la vie.

Je dois vous dire que si percevez parfaitement le problème de l'ego, vous n'avez pas une vue exacte de la pensée bouddhiste sur ces questions et de la finalité de la démarche bouddhiste dans son ensemble. Je pense, que vous êtes complètement représentative de ce que nous sommes tous, en fait, quand on laisse l'ego prendre les commandes. Tout le monde est pareil de ce point de vue. Ce que vous éprouvez, tout le monde le ressent et l'éprouve (avec quelques nuances …).

Ce que vous éprouvez, tout le monde l'a éprouvé un jour, tout le monde s'est dit « mais alors, je n'existe plus si je ne sens plus rien ». C'est pour cela que la démarche bouddhiste est lente, progressive, et expérimentale. Vous voyez bien qu'on ne peut pas être bouddhiste par pure idéologie, car quand on essaye sérieusement comme vous le faites, cela pose des questions cruciales, sur ce que c'est qu'un sujet pensant, ressentant, éprouvant, et qu'est-ce qu'il y a au-delà ou en deçà, sachant que les bouddhistes postulent à une absence d'âme ou quelconque entité qui perdurerait. Le bouddhisme est également pour beaucoup et notamment par rapport à la pratique de la méditation, une démarche solitaire et votre bon sens doit aussi se manifester à côté de vos expérimentations.

Je voulais en profiter pour vous dire que vous avez raison de mentionner cette notion de « vide » avec le sentiment de crainte qu'elle peut occasionner. Vous le savez peut-être, mais les bouddhistes du courant zen, ont fait de cette notion de « vide », un concept central de leur enseignement. Je ne sais pas si votre vision vient de là et de ces courants du zen et notamment en France. J'ai toujours trouvé pour ma part, que cette notion pouvait faire peur, tant elle prend de la place, et en vient même à prendre toute la place, à la manière d'un dogme. Il me semble que certains textes sur ce concept, peuvent conduire à la confusion, voire à l'incompréhension. Dans le bouddhisme Theravada, ce concept existe, mais l'enseignement n'est pas centré dessus. Il me semble qu'il est fondamental de ne pas retenir que le bouddhisme conduit au vide, où que le bouddhisme découvre la vie pour la remplacer par le vide. Toutes ces théories sur le vide sont dangereuses de ce point de vue. Si ces idées vous ont été inculquées, je vous engage à vous en détacher.

Si les expériences de méditation que vous avez conduite vous ont procuré un résultat bénéfique, je pense que vous pouvez les poursuivre. En revanche, si vous arrivez à une impasse et que vous avez le sentiment d'un déchirement de l'ordre que vous décrivez, vous avez raison d'arrêter. Si votre expérience se situe entre ces deux extrêmes, vous devriez certainement revenir en arrière et comprendre où vous buttez. Je pense que vous avez aussi une interprétation inexacte des concepts bouddhistes et je pense que vous devriez réexaminer ces questions plus sereinement. Je pense que vous devriez certainement être accompagné par un bikkhu ou une bikkhuni si vous décidiez de renouveler vos expériences de méditation.

En particulier, il me semble qu'il conviendrait que vous regardiez à nouveau ce qu'est dukkha, puisque votre réflexion est partie de là. Qu'est-ce que dukkha ? Pour revenir à cette notion, il faut rappeler que dans notre quotidien dukkha nous apparaît suivant deux évidences. Les bouddhistes ne définissent pas dukkha, par ce quelle est (ailleurs, on parle de souffrance physique ou psychologique…) et par la façon dont elle est ressentie. Les bouddhistes remontent toujours à la racine des choses, cherchent la cause, l'origine. Premièrement dukkha c'est l'irruption brutale, soudaine, inattendue, d'un évènement sur lequel nous n'avons aucun contrôle et qui a pour vous des conséquences imprévues. Cet évènement révèle que ce contrôle que nous pensons exercer sur les choses est d'une part limité (nous exerçons bien un contrôle, déjà sur nous même, ainsi que sur un certain nombre de choses), et d'autre part dépendant de lois qui s'imposent à nous et sur lesquelles nous ne pouvons rien. Pour donner quelques exemples autres que les trois rencontres du bouddha historique (vieillesse, maladie, mort), lorsqu'il effectue ses premières sorties du palais où il avait été préservé du spectacle de la réalité de la vie, voici quelques autres exemples simples.

Sans trop savoir pourquoi, vous êtes follement attaché à un membre de votre famille, un frère, une sœur, une grand-mère, quelqu'un, qui naturellement a toujours été là. Pour quelque raison, départ, décès, cette personne disparaît de votre vie : dukkha.

Voilà le niveau le plus immédiat, le plus facilement accessible de dukkha : la souffrance, la peine, l'affliction, la douleur, la tristesse …

Ensuite, dukkha c'est l'insatisfaction. C'est tout un ensemble de situations qui émaillent de façon permanente notre vie quotidienne et qui sont autant de situations d'échec de nos projets, de nos désirs, de nos attentes, et qu'il faut savoir gérer. Voici quelques exemples.

Jeune, vous tombez amoureux d'une personne, elle occupe toutes vos pensées, vous projetez mille choses avec elle, vous la portez dans votre cœur, l'horizon de votre vie s'éclaire d'une douce lumière, mais, cette personne ne vous aime pas : dukkha.

Vous attendez sans raison, plus que prévu, vous vous impatientez : dukkha. Vous aviez préparé telle sortie, tel déplacement, tel achat, et pour quelque raison, rien ne se passe comme prévu, vous êtes déçu, amer, déconcerté, perdu : dukkha. Vous ratez quelque chose, vous manquez une opportunité, un rendez-vous, malgré tous vos efforts  : dukkha.

Voilà, le niveau le plus courant de dukkha : échec, imperfection, insatisfaction, inachèvement, vacance, vide, manque …

Dukkha c'est bien d'autres choses, notamment tout ce qui relève du changement et tout ce qui relève du conditionnement. Si vous voulez approfondir cette question, l'article sur la notion de dukkha, détaille de manière méthodique toutes les dimensions de dukkha.

Il me semble qu'en analysant plus profondément ce qu'est dukkha, vous devriez aussi voir que vous devriez modifier votre perception.

Sur cette notion du dukkha au-delà des quatre nobles vérités et de l'article sur dukkha, vous pouvez aussi consulter dans la liste des réponses aux e-mails, les réponses aux questions suivantes :

1 - question n° 19 Peut-on orienter l'éducation d'un jeune pour le soustraire de dukkha ?

2 - question n° 23 Dukkha n'est-elle pas également impermanente ?

3 - question n° 60 De dukkha à la libération de dukkha

4 – question n° 76 Pourquoi dukkha apparaît comme nécessaire ?

Pour répondre à votre dernière formulation (Est-ce qu'on peut être bouddhiste, pratiquer la méditation, se détacher de la souffrance et continuer à se sentir "vivant" ?), tournez-vous que les bouddhistes de par le monde, en Thaïlande, au Tibet, au Népal, au Sri Lanka …, trouvez-vous ces bouddhistes tristes, désincarnés, trouvez-vous qu'ils ressemblent au fantôme que vous décrivez … ?

J'espère avoir répondu à cette question sur la place de la mort dans la pensée bouddhiste.








Texte complet de la question

J'ai lu vos réponses aux mails reçus mais n'y ai pas trouvé de réponse à la question que je me pose. Je vous écris donc en espérant que vous pourrez m'aider.

La première vérité est que la vie est souffrance; or le "but" de l'enseignement bouddhique est de se libérer de la souffrance.

Question: si j'arrive à me libérer de cette souffrance, serais-je encore vivante ?

J'ai arrêté la méditation à cause de cette question: Je commençais à me détacher des choses, à ne plus ressentir de colère..., et je me suis sentie terriblement "vide", comme si j'étais devenue incapable de ressentir quoi que ce soit.

Tant que je souffre, tant que je suis capable de hurler, de m'émouvoir, de pleurer, de rire ou de crier, je me sens vivante. Est-ce qu'on peut être bouddhiste, pratiquer la méditation, se détacher de la souffrance et continuer à se sentir "vivant" ?

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Cette page a été créée le 12 mars 2004.


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