Chargé de Cours à
l’Institut de Sociologie Criminelle
de l’Université de Voulain-La-Neuve
¾ Paru dans Bulletin de
Sociologie Transversale (BST), Février 2003 ¾
Professeur Tafessoli,
vous êtes réputé depuis longtemps pour l’observation de la criminalité
d’entreprise, et vous avez récemment publié un ouvrage intitulé Du ludisme
au luddisme, prolégomènes à une écosociologie du travail.
Oui, en effet, je me
suis spécialisé dans ce domaine, largement méconnu par mes confrères.
Votre dernier ouvrage
débouche sur des conclusions étonnantes. Vous apportez la démonstration que la
situation que l’on connaissait depuis le XVIII° siècle s’est totalement
transformée, et que ce sont les employeurs qui se sont mis à supprimer le
travail.
Certainement. Les
statistiques parlent d’ailleurs d’elles-mêmes. Sur dix entreprises qui brûlent,
huit sont victimes d’un incendie volontaire, et sur ces huit, cinq au minimum
sont incendiées, de façon prouvée ou de façon probable, par la Direction
de l’entreprise. Dans de nombreux cas, cet acte criminel intervient alors que
l’entreprise se trouve aux prises avec une situation économique inextricable,
et que sa Direction, ne voyant plus d’issue positive, préfère se débarrasser de
la main d’œuvre, des coûts de fonctionnement, des dettes contractées auprès des
banques et de ses problèmes en général, en mettant le feu à l’usine,
occasionnant ainsi une prise en charge des salariés par les Pouvoirs Publics,
et un remboursement des valeurs existantes ainsi que de la perte d’exploitation
par les assureurs.
Selon vous, les grands
saboteurs de notre époque ne sont donc plus des salariés, mais les employeurs.
Oui, c’est le moins que
l’on puisse dire. Mais je voudrais ajouter sans tarder ce qui constitue ma véritable
découverte. Car ce que je viens de vous dire relève de l’évidence, tout le
monde s’en était déjà aperçu. Là en revanche où j’innove, toute modestie mise à
part, c’est quand j’avance que cette criminalité n’est que l’aboutissement
extrême de l’activité normale d’un management. Je m’explique. Les progrès en
matière de rendement et de productivité visent à multiplier les marchandises
produites tout en supprimant du travail humain. La suppression du travail est
donc devenue une composante centrale du travail des dirigeants. Il s’agit même
d’une constante. Ce qui se présente de la sorte en temps normal continue à se
manifester en situation d’exception. Quand il y a péril en la demeure, la
suppression du travail non seulement persiste comme axe d’orientation, mais
elle passe à un niveau supérieur, et la suppression de l’entreprise sous sa
forme concrète vient ainsi couronner une dynamique parvenue à son terme. Cette
suppression finale est le sacrifice qui permet d’une ultime façon de sauver de
la valeur.
Quelle est la position
des employés à cet égard ?
Les employés ne
comprennent pas cette logique. Leur sort individuel étant lié à l’existence
concrète de l’entreprise, ils souhaitent sa pérennité sous forme de murs, de
machines, de produits. Mais tout cela relève évidemment d’une grande myopie. A
quoi servent des murs, des machines ou des produits s’ils ne dégagent pas un
profit suffisant ? Les employés témoignent d’une optique de petit
épargnant, de petit bourgeois qui tient à préserver son patrimoine (alors qu’en
l’occurrence, il ne s’agit même pas de leur propre patrimoine). Les managers,
au contraire, sont beaucoup plus lucides, ils sont parfaitement conscients du
fait essentiel que tous les biens et équipements matériels ne sont justifiés
que par leur caractère profitable ; et, à l’inverse, réfutés si ce
caractère profitable n’existe plus.
Votre réponse ne manque
pas de logique, mais n’est-elle pas un peu dure pour des salariés qui n’ont pas
d’autre choix que de défendre leur emploi ?
Ecoutez, il faut
regarder les choses en face. Les employés d’une entreprise ne sont pas en
position pour juger de telles questions. Indépendamment du QI individuel de
l’un ou de l’autre, ils sont tous globalement condamnés à se tromper sur ces
sujets. Je ne vais quand même pas suivre leurs erreurs ou les approuver,
simplement par charité chrétienne.
Pensez-vous qu’ils
devraient s’estimer satisfaits de se retrouver au chômage ?
Bien sûr. Dans de
nombreux pays, le chômage n’existe même pas. Et par ailleurs, que diraient-ils
si le feu était mis aux usines pendant les heures de travail ? Les
employeurs témoignent quand même d’un sens absolu de responsabilité citoyenne
en attendant la nuit pour régler la question. Et puis enfin, c’est parfaitement
faux de prétendre qu’il ne se crée pas d’emplois. Regardez, à propos de
Metaleurop, certains ouvriers vont être recasés comme surveillants dans un
établissement pénitentiaire en cours de construction sur place, à Vendin-le-Vieil :
que demander de plus ?
En quoi cela
touche-t-il à ce que vous appelez de l’écosociologie ?
Mais c’est clair, tout
de même. Une usine pollue. Une usine qui disparaît ne pollue plus. C’est même
la seule façon de supprimer la pollution.
Mais en brûlant, elle
pollue beaucoup ?
Ecoutez, elle pollue
sûrement moins que si les ouvriers mettaient en pratique les menaces de
pollution qu’ils sont de plus en plus nombreux à proférer.
Question
Votre dernier ouvrage
soutient que cette évolution bouleverse la notion même de criminalité.
Réponse
Elle bouleverse cette
notion, à première vue. En réalité, elle en révèle la nature profonde, qui a
toujours été vraie, mais pas toujours sous une forme aussi visible. En effet,
est criminel celui qui détruit la valeur, et est sain celui qui la préserve. Si
l’on arrête de se fier aux apparences les plus grossières, on comprend très
vite que ceux qui brûlent les usines accomplissent le plus souvent une œuvre de
salubrité, tandis que ceux qui protestent contre la fermeture des usines sont
de réels casseurs, des casseurs de valeur. Il est indispensable de raisonner un
peu pour comprendre que ces braves pères de famille, protestant contre le
licenciement de leurs semblables, font beaucoup de tort à la société, qu’ils en
sont à vrai dire les fossoyeurs, d’authentiques criminels. Le crime n’est pas
forcément là où on le cherche. Il faudra encore détruire beaucoup d’usines pour
qu’il ne reste que des exemplaires absolument profitables. Mais s’arrêter
auparavant est de la folie. On ne fait pas d’épuration à moitié.
Une dernière question.
Qui relève aujourd’hui du luddisme, les employeurs pyromanes ou les employés
pollueurs ?
Lorsque les employés
menacent de polluer l’environnement pour sauver leurs emplois, ce n’est pas
sérieux. C’est de l’esbroufe. C’est ce que j’appelle du ludisme. Quand une
Direction met le feu à une usine, c’est du sérieux, c’est du concret. C’est du
luddisme. De ce fait, le luddisme a une réalité contemporaine, que je suis pour
le moment le seul à avoir identifiée.
Monsieur le Professeur
Tafessoli, nous vous remercions pour cet interview stimulant.
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