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Lettre à JLD,
le 13 octobre 2001
Dans leurs 14
thèses Sur la Commune signées Debord, Kotànyi et Vaneigem, qui datent
du 18 mars 1962 et avaient été republiées par l’IS dans son n° 12 de 1969 pour
polémiquer contre Lefebvre, les situationnistes exprimaient à propos d’un
exemple historique leur approche de la fête comme pratique unitaire. Les
situationnistes visaient le dépassement des sphères séparées. A ce titre, ils
ne pouvaient manquer de viser celui de la politique, au sens de ce que ce terme
désigne dans le monde bourgeois (ou bureaucratique), c.a.d. l’organisation
pratique, la codification et la systématisation de la dépossession collective
et de la privation subjective, la mise en forme positive de la négation
des masses et de la vie. L’absence de chefs dans la Commune, la généralisation
à tous de l’armement, la réalisation (par la destruction des lieux du Pouvoir)
d’un urbanisme révolutionnaire, la négation de l’art séparé (brûler
Notre-Dame), autant de thèmes que les anarchistes espagnols ont ensuite
développés, avec plus ou moins de conséquence et de succès, mais sans jamais en
oublier la nécessité. Toutes ces mesures se résument assez clairement :
elles vont toutes à l’encontre d’une subordination du peuple, à l’encontre
d’une séparation entre décideurs faisant exécuter leur pouvoir, d’une part, et,
d’autre part, une masse subissant ces décisions, et ce pouvoir. Cette
destruction du Pouvoir ne peut se traduire que par la disparition de tous les
ingrédients du Pouvoir. Pour la même raison, les situationnistes reprochaient à
la Commune les exemples dans lesquels elle s’était montré oublieuse d’une si
absolue nécessité, et où elle avait laissé subsister l’ennemi, par exemple en
ayant renoncé à prendre d’assaut la Bourse pour la détruire.
Voilà, en bref,
en quoi la Commune avait dépassé la politique, et s’était acheminée vers la
fête.
Il ne s’agissait
donc nullement, dans ce texte, d’une fête au sens où l’entendent les adeptes du
happening ou des autres rituels codifiés et pseudo-spontanés (et ce que l’IS en
dit dans ce texte ne rejoint pas, et de loin, la « fête dionysiaque qui se
termina dans un bain de sang prométhéen » : l’emphase romantique de
ce genre de formules revient plus à noyer le poisson, en dépit d’intentions
plus ou moins sympathiques). Dans ce texte, la fête était une notion (plus ou
moins bien choisie) utilisée pour signifier le dépassement des comportements
institutionnels, l’action dont l’intelligence réside dans l’impulsion pratique
des masses, par opposition aux actes prémédités et cautionnés par une idéologie.
On se situait dans le prolongement des conceptions de Rosa Luxemburg sur la
spontanéité des masses, et on montrait de quelle façon la pauvreté des
comportements spécialisés (le « sérieux », le
« divertissant », le « réfléchi »,
« l’impulsif ») reposait sur un monde réifié, et commençait à se
dissoudre dans une situation révolutionnaire, laissant place à de nouvelles
synthèses plus vivantes, plus riches, plus capables d’évolution dans le temps,
plus capables aussi de ne pas se perdre dans les impasses du rituel. Il ne
s’agit nullement d’opposer un irrationnel dionysiaque à une rationalité
apollinienne, mais plutôt de dépasser cette opposition stérile et de trouver le
rationnel là où, sottement, on ne le cherchait pas.
L’opposition de
cette spontanéité à la marche réifiée des institutions politiques et à
l’existence même de ces institutions est évidente. Dans leur opposition
pratique et, finalement, insurrectionnelle à la société qui les exploite et qui
les nie, les prolétaires sont amenés de fait à agir pour bouleverser le
cadre qui les contient. Ce cadre est quasiment sans fin, dans la mesure où peu
de choses existent positivement qui ne traduisent pas le pouvoir de l’économie
marchande, et l’impuissance de ceux qui la subissent : villes, banlieues, vitrines,
usines, monuments étatiques ou religieux, tours administratives, ministères,
casernes, musées, discothèques, supermarchés, villages de vacances, rien
n’échappe à cette règle, tout simplement parce qu’en plusieurs siècles, la
marchandise et l’Etat ont eu le temps de refaire le monde à leur image. Ce
qu’on appelle « la politique » n’est qu’un moment de ce système
d’aliénation, et de toute évidence, elle ne mérite pas de survivre au reste.
Alors, pourquoi
les Amis de Némésis ont-ils entrepris de parler de politique, voire d’en
traiter positivement l’idée ? Est-ce par oubli de tout ce que nous venons
de rappeler ? Est-ce par souci de simuler une nouveauté théorique ?
Est-ce pour avoir subi l’influence de Hannah Arendt, qui est à l’origine d’une
sorte de réhabilitation de « la politique », ou, pire encore, pour
avoir subi celle des citoyennistes qui tentent de sauver « la
gauche » et qui opposent, comme dans Le Monde Diplomatique et chez
Attac, une régénération de l’Assemblée Nationale aux exactions de la
« mondialisation » et du « marché » ? Ou est-ce pour
initier une bataille de mots (une de plus, aussi vaine que les autres) ?
Or, nous
rejetons fermement la totalité de ces attitudes, et nous les considérons comme
des positions ennemies.
Quels sont donc
nos motifs ?
Tout d’abord, la notion de « politique » a
accompagné toutes les pratiques de l’ennemi depuis les révolutions
bourgeoises : la bourgeoisie se donnait un air de respectabilité en
revêtant son exercice du pouvoir d’un terme antique, un peu comme un manager
qui viendrait au bureau en toge et en chlamyde. On pourrait évidemment se
dire : il suffit de laisser ce terme à l’ennemi. Le terme périra avec la
chose. Mais on peut aussi partir de l’idée qu’il n’existe pas de terme vide, ou
de terme se réduisant à son emploi aliéné. Les situationnistes avaient très
bien posé la question du dictionnaire, et de la propriété des mots. Nous nous
battrons donc pour certains mots, quand ceux-ci nous paraissent dépasser
l’usage qui en est fait, et que nous leur trouvons un noyau rationnel qu’il
faut éviter de jeter avec l’eau trouble de l’aliénation.
La politique n’a
pas attendu l’usage bourgeois du terme pour exister. Elle a constitué un axe
majeur de la réflexion dans la Grèce antique. Nous ne nous moquons pas de la
Grèce antique, et nous ne la réduisons pas à une sorte d’époque bourgeoise
avant terme, c.a.d. avant la domination du capital sur un prolétariat
salarié : Platon et Aristote ont beaucoup à nous dire, y compris s’il
s’agit de dépasser le monde bourgeois (et il n’y a que cette perspective qui
nous intéresse, dans ces penseurs comme dans les autres). La pensée grecque
précède l’instauration de l’aliénation économique, elle est en prise avec ses
prémisses ; et elle émerge de l’aliénation étatique, qu’elle abandonne aux
« barbares » : elle s’oppose donc aux deux, et représente
un moment de libre lucidité, au moins à titre fragmentaire.
Les errements
actuels nous paraissent démontrer à quel point une acception pertinente de la
politique importe : car notre époque produit en même temps des défenses de
la politique qui s’arrêtent à mi-chemin, comme celle de Miguel Abensour, dans La
démocratie contre l’Etat, et des rejets bien intentionnés mais bornés de la
politique, comme celui exprimé par Roland Simon, dans Le démocratisme
radical (nous ne mentionnons bien évidemment que des positions qui se
veulent radicales). Il ne semble pas superflu de prendre le contre-pied des
deux points de vue abstraits qui, finalement, enterrent et occultent le
potentiel de cette idée, de ce projet. Car la politique, dans l’Athènes
du 4ème siècle ou dans le monde du 21ème siècle, est un
projet, et, au-delà de toute circonstance empirique, cette dimension de projet
nous paraît essentiellement inhérente à la politique : les hommes n’ont à
s’unir et à se concerter que pour réaliser leur volonté. C’est dire
aussi que ce que l’on nomme aujourd’hui « la politique » s’en situe à
mille lieues.
La politique
paraît une zone particulière et réifiée tant qu’on s’en tient à la rationalité
pauvre des sociétés à Pouvoir et à Etat. Mais c’est lui faire un mauvais
procès : car c’est précisément dans ces sociétés-là qu’aucune politique
(aucun être-ensemble politique) ne peut exister (bien plus, assurément, dans
les sociétés dites « primitives »). Or, le dépassement de cette
conception bornée de la politique nous paraît indispensable comme corollaire
d’une révolution anti-économique. Selon nous, la politique s’était précisément
constituée contre la domination de la vie sociale par les catégories
économiques (un peu comme ce que Clastres écrivait, à notre avis trop
abstraitement, à propos de La société contre l’Etat). La politique,
libérée de ses entraves et de son aliénation par l’économie et par les
catégories positives, au sens du jeune Hegel, du système social
hiérarchisé (la famille, la propriété, l’Etat), est elle-même un mode d’être
qui libère des passions inconnues à ce jour. Le sentiment historique, par
exemple, en fait partie, au sens où il est la perception immédiate de la qualité
historique (décisive, irréversible, joignant la particularité à
l’universel) d’un moment (virtuellement : de tout moment), et il ne mène
qu’une existence secrète, clandestine et sous-jacente dans notre monde. Peu de
chemins d’accès en existent : les moments authentiquement
révolutionnaires, bien sûr, certaines œuvres littéraires presque entièrement
consacrées à la poursuite de ce sentiment (comme celle de Georg Büchner, par
exemple, dont la trop courte vie n’a été qu’une quête assez consciente, et en
tout cas très cohérente, de ce thème), et, également, certaines formes de folie
individuelle (certaines formes de psychose apparaissent assez clairement, et
avec insistance, comme la revendication hallucinatoire permanente de cette
qualité [1]). Or, la philosophie
grecque classique (qui s’achève avec Aristote, pour tomber ensuite dans une
hygiène individualiste sans commune mesure avec la grandeur de ce qui précède)
était consciente de cette qualité, unique à ses yeux, au point de scinder sa
pratique de tout le reste de l’existence, jugé inférieur et domestique.
Nous pensons
que, pour le moins, un débat sur ce sujet mérite d’exister. Nous ne croyons pas
apporter de solution toute faite, mais nous souhaitons rouvrir une perspective
désormais fermée, voire ignorée, ou combattue. Il nous incombera aussi, bien
sûr, de déterminer avec quoi cette perspective est compatible, et avec quoi
elle ne l’est pas. Notre recherche ne relève d’aucune façon de l’invention ou
de la découverte, mais plutôt d’un infléchissement de l’orientation critique, sans
aucun désaveu de ses précédents acquis. Du reste, nous nous reconnaissons
pleinement dans la remarque de Freud disant que toute découverte est une
redécouverte.
Nous espérons vous
avoir apporté quelques précisions à propos de notre recherche, et ne plus vous
faire craindre que nous retombions en-deça du dépassement que la
« politique » au sens actuel exige violemment, et de façon urgente.
Les
Amis de Némésis
:Comptes-rendus de publications
[1] Au point qu’on pourrait
définir ces folies comme résultant de l’absence collective de cette qualité du
vécu et de l’activité. Mais même des névroses classiques mériteraient d’être
étudiées sous cet angle : la recherche sur la psychopathologie n’analyse
jamais l’étiologie de son objet que par rapport à ce qui est ; mais
jamais par rapport à ce qui n’est pas, mais pousse à être (la catégorie
du possible au sens hégélien).