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Lettre à FL, le 15 février 2002
C’est sans hésitation
que nous publions votre lettre. Elle nous paraît relever de la méprise la plus
totale, mais elle exprime une haine de la dépossession politique que nous
partageons entièrement, ne vous en déplaise. Et puisque vous nous assimilez à
Bourdieu, vous nous facilitez la tâche de nous expliquer : il nous suffira
de nous situer par rapport à ce que ce dernier écrit sur la politique.
Prenons par
exemple l’opuscule intitulé Propos sur le champ politique [1]. Bourdieu commence par un
constat banal, mais qui en dépit de sa banalité, ne parvient pas du tout à
faire son chemin dans la réalité pratique : « L’action des hommes
politiques implique certes la prise en compte des intérêts réels ou présumés de
leurs mandants, mais ces intérêts n’ont de chance d’être problématisés comme
politiques que s’ils épousent les intérêts spécifiques des professionnels de la
politique et se coulent dans les formes qu’autorise le jeu propre aux
mandataires […] Il est important de savoir que l’univers politique repose sur
une exclusion, sur une dépossession. Plus le champ politique se constitue, plus
il s’autonomise, plus il se professionnalise, plus les professionnels ont
tendance à regarder les profanes avec une sorte de commisération »[2]. Ce constat porte sur un
simple fragment de réalité (la perspective structuralo-sociologique du
« champ » ne permet jamais de sortir du fragment[3]) : la réalité sociale
ne se traduit que d’une façon déformée et anesthésiée dans une sphère politique
qui est infiniment plus attachée à ses propres intérêts (de concurrence
individuelle ou d’esprit de corps corporatiste). Mais de cette
« autonomie » de la politique on ne dit rien, en réalité, si l’on
n’ajoute pas que pour bénéficier de cette autonomie, la sphère politique a du
accepter une fois pour toutes d’être l’esclave de l’économie[4] : elle n’est
indépendante de la réalité sociale que parce qu’elle est dépendante de la
réalité économique. Tant que cette dépendance de la politique sera
acceptée, les lamentations sur ses soliloques se répéteront sans fin, et sans
effet. Et là, nous retrouvons différentes possibilités d’orientation de
l’analyse et de l’action :
o
Ou bien l’on prétend revigorer l’influence de la réalité sociale
sur la sphère politique sans rien changer au partage et à l’existence des
trois sphères, et l’on tombe dans la démagogie politique habituelle, où
chaque candidat s’affiche mensongèrement comme moins menteur que les
autres ;
o
Ou bien l’on veut réduire l’influence de l’économie sur
la politique, établir entre ces deux sphères une sorte d’équilibre des pouvoirs
(« chacun chez soi »), pour augmenter l’influence de la
« société civile », et l’on aboutit au citoyennisme, qui n’est que le
dernier rejeton en date d’un réformisme comme le fut il y a quelques décennies
la social-démocratie, et qui aboutit toujours, forcément, à être intégralement absorbé par le
capitalisme ;
o
Ou bien l’on comprend cet ensemble de trois sphères (sociale,
politique, économique) comme formant un système, que Marx avait analysé
comme capitalisme, et il ne peut s’agir que de ruiner le système en tant que
tel, d’établir la société, sans cette fragmentation contradictoire, de
manière à permettre la libre circulation de la communication et la libre prise
de décision, et l’expression politique d’une réalité sociale réconciliée avec
la nature et l’individu et devenue indivisible (c.a.d. sans classes, sans la
domestication par l’économie qui est indissociable de l’existence des classes).
Comment Bourdieu
se situait-t-il par rapport à ces trois orientations ? Et d’ailleurs, comment
peut se situer par rapport à ces questions quelqu’un qui est Professeur au
Collège de France, Directeur du Centre de Sociologie Européenne, Docteur honoris
causa de l’Université de Berlin et de l’Université de Francfort, membre
de l’Académie européenne et de l’American Academy of Arts and
Sciences, médaille d’or du CNRS, et médaille Huxley de l’Institut Royal de
Grande-Bretagne et d’Irlande ? Il se voit obligé, pour reprendre ses
propres termes, « de rendre à l’Etat […] qui me paye ce que je crois être
le savoir sur le monde social »[5] ; de se comporter,
quoi qu’on dise et quoi qu’il veuille, comme un instituteur de la Troisième
République, et de déplorer le faible taux de vote aux élections (désintérêt du
« corps électoral » qu’il cherchait à expliquer en termes de
« capital culturel » ou de « capital symbolique »,
autrement dit : le faible taux de vote s’explique non pas par la
réalité politique, mais par celle de l’électeur, et,
essentiellement, par son caractère
analphabète). Ce « capital culturel » désigne ce que nos ancêtres
appelaient « l’instruction ». Les manuels d’éducation civique du
début du XXème siècle laissaient entendre que c’est par ignorance, ou par vice
(le bistrot !) que les pauvres n’accomplissent pas leur devoir d’électeur.
Mais parmi tout ce beau monde, sociologues, instituteurs, personne ne retient à
titre d’hypothèse ce que tant de gens clament pourtant à longueur de journée
(même s’ils ne l’appliquent pas forcément) : que la
« politique » est une duperie, et qu’ils ne veulent plus en être les
cocus[6]. Laissons les sociologues
débattre des supposés liens entre cette lucidité, qu’ils flattent tout en la
contestant, et le « capital culturel » qui est leur dada vermoulu.
De la même
manière que tous les citoyennistes, Bourdieu pense que « si on
l’abandonnait à sa logique propre, il [le champ politique] fonctionnerait
finalement comme un champ artistique très avancé où il n’y a plus de public,
comme la poésie, ou l’univers de la peinture d’avant-garde » [7] : ce qui signifie qu’il
ne faut pas l’abandonner à sa logique propre. Les militants ont décidément
à cœur de sauver leur ennemi. Faudra-t-il donc militer pour que le monologue en
vienne à accepter des fragments de dialogue ? Comment défendre un point de
vue pareil alors qu’on sait que le monologue politique ne peut jamais devenir
total (sauf dans les régimes « totalitaires ») et que sa survie
repose justement sur l’injection épisodique de « bouffées
démocratiques » ? La poursuite d’un objectif en réalité déjà
réalisé restera à jamais la spécialité des antichambreurs du pouvoir et des
critiques dévitalisées.
Bourdieu nous
apparaît donc comme foncièrement en accord avec les milieux citoyennistes qui,
à bonne raison, se réclament de lui. Ceci étant établi, il ne resterait plus
qu’à enregistrer des divergences ponctuelles entre Bourdieu et les autres, mais
elles ne nous intéressent guère : faut-il plutôt rénover le syndicalisme,
ou encourager la formation de mouvements sociaux qui « sont issus, très
souvent, du refus des formes traditionnelles de mobilisation politique, et en
particulier de celles qui caractérisent les partis communistes de type
soviétique, qui sont enclins à exclure toute espèce de monopolisation du
mouvement par des minorités et à exalter et à encourager la participation
directe de tous les intéressés et, proches en cela de la tradition libertaire,
ils sont attachés à des formes d’organisation d’inspiration autogestionnaire
caractérisées par la légèreté de l’appareil et permettant aux agents de se
réapproprier leur rôle de sujets actifs » [8] ¾ et Bourdieu
d’ajouter : « contre notamment les partis politiques auxquels ils
contestent le monopole de l’intervention politique ». Voici donc un
« homme de gauche », comme nombre de ses congénères très déçu de ce
que cette gauche est devenue, parce qu’elle a ruiné leurs futiles illusions
initiales. Mais même déçu, un homme de gauche reste un homme de gauche :
on ne peut en effet radicaliser qu’une substance évolutive. La radicalisation
d’un homme de gauche produit par conséquent quelqu’un qui souhaite que tout le
monde aille voter (pour la gauche), et, simultanément, que les mouvements
sociaux ne se comportent plus totalement en « base », et débordent
les partis qui en étaient parvenus à revendiquer « le monopole de
l’intervention politique ». Ce monopole doit disparaître au profit d’un
pluralisme vocal, d’une polyphonie citoyenne, d’une « gauche vraiment
plurielle ». Il faut réconcilier la base et le sommet en mettant le sommet
au diapason de la base, et en conservant le sommet. Avec des contestataires de
ce genre, le sommet a vraiment de belles années devant lui.
On le
voit : entre Bourdieu et les autres citoyennistes, la question est de
savoir si la contestation doit accepter telle quelle la représentation
politique ou la bousculer un peu, beaucoup, pas trop. Mais il n’est jamais
question de lui tourner le dos, ou de voir en elle l’un des principaux ennemis
à abattre. Ces différences de degré, mais non de nature, affirment l’identité
profonde de ces points de vue réformistes, qui reposent sur l’idée que la
sphère politique, malgré ses défauts, restitue, reflète la réalité
sociale ; les citoyennistes font dans la théorie du reflet : ils sont
des léninistes refroidis. Dès lors, la seule question qui se pose est si le
reflet est fidèle ou déformant, si la restitution est plus ou moins véridique.
Mais cette question, précisément, est inepte, avant que ne le soient les
réponses qu’on lui apporte. En réalité, une apparence devenue autonome (comme
la sphère politique) s’oppose à la substance représentée. Il ne faut
donc pas l’ajuster, mais la ruiner en bloc, et en empêcher durablement toute
recrudescence. La sphère politique est un système séparé ne laissant entrer en
lui que des bribes de réel, du réel comme bribe. Ce réel morcelé n’y est qu’abstraitement
invoqué. Le réel en tant que tel en reste proscrit, interdit de séjour, il ne
peut en aucun cas s’y déployer. C’est ce qui se vérifie quotidiennement dans
les fins de non-recevoir opposées par la totalité des instances
institutionnelles à la totalité des demandes produites par la totalité des
personnes rencontrant un problème ou éprouvant un manque : le réel a sa
cohérence propre, et ne se présente pas sous la forme de bribes, seules assimilables
par l’institution. Or, l’institution (qui est la pratique profane mise en place
par la sphère politique éthérée) n’accepte que ce qui la nourrit, et ne la
nourrit que ce qui a renoncé à sa logique propre (ce qui montre bien
l’opposition catégorique d’une sphère à l’autre) : c’est ce qui se montre
empiriquement par le fait que la totalité des questions semblent devenues
ontologiquement indécidables, une pure fatalité (les vagues de
licenciement ; la dictature des « experts » européens ;
l’aggravation de la délinquance ; la transformation de la prostitution et
de la précarité en surmoi social ; la disparition de toute forme
d’éducation ; la nullité des films, des musiques et des livres ;
l’auto-dissolution de la « Justice » ; la pollution de l’air,
des sols, des rivières et des mers ; la confiscation et la dégradation du
vivant). Si l’on compare cette contradiction entre la pratique politique et les
questions posées dans le réel, avec celle qui règle les relations entre la
valeur d’échange et la valeur d’usage, on constate que la forme
« politique » est parvenue, comme par hasard, au même degré d’abstraction
que la forme marchande, par l’élimination de son substrat. La
marchandise a mis plusieurs siècles pour réduire la valeur d’usage à sa plus
petite expression (de nos jours, en remplaçant le tangible par l’image et par
le symbole, et le besoin par le désir). L’algorithme politique agit de
même : le réel social qu’il invoque n’est plus que le blason symbolique de
sa propre pérennité, la très lointaine réminiscence d’un monde disparu (la vie
quotidienne réelle). Il est voué à proliférer sans être traité dans une
obscurité qui le contient à la fois, très étrangement, comme évident et comme
clandestin : par là, le système s’enfonce dans une sorte de psychose
inversée où, au contraire de l’hallucination, l’on devient capable de faire
comme si n’existait pas ce dont on parle pourtant sans arrêt. Pour une oreille
un tantinet attentive, la logorrhée préélectorale actuelle n’a pas d’autre
contenu que le constat, lui-même parfaitement impuissant, des diverses
impuissances, et la parfaite assurance qu’aucun changement n’est envisageable.
Dans l’opuscule
cité, on voit Bourdieu aborder la question importante, déjà formulée par
Durkheim, du « mode d’existence des groupes » sous l’angle de
l’opposition entre la simple addition (le simple agrégat) d’individualités
atomisées et un mouvement traduisant organiquement une subjectivité collective[9]. Sa réflexion sur le sujet
se montre évidemment favorable au second terme puisqu’elle a établi que dans la
première hypothèse, la forme de l’agrégat correspond au sujet marchand et reste
effectivement soumise à une parole, éminemment non démocratique, qui lui vient
d’ailleurs. Mais cette réflexion tourne court puisqu’elle néglige de développer
la contradiction suivante, qui découle indissociablement de la première, et
exige d’être traitée sous peine d’invalider l’ensemble du propos.
En apparence, ce
que Bourdieu oppose comme catégorie unifiée et unifiante au simple agrégat
formel se présente comme une totalité vivante. Mais que peut signifier concrètement
une totalité vivante dans la société contemporaine ? Il peut s’agir aussi
bien d’un secteur précis de la société, c.a.d. d’un secteur de la division du
travail ou de la hiérarchie dans la consommation, et donc d’une entité
intégralement définie par le système capitaliste et dans les termes de ce
dernier (dans le langage que le système parle concrètement, en
définissant matériellement les individus et les groupes), que d’une
collectivité forgée par ses membres de façon indépendante, cette fois sans être
le reflet passif de leur condition aliénée [10]. Dans le premier cas,
nous assistons à la création d’un lobby, d’un syndicat sectoriel, ou d’une
association ad hoc. Dans le second cas, nous voyons prendre naissance un
mouvement que nous devons considérer comme enfin politique. Pourquoi
politique ? Parce que la politique ne peut se définir que comme médiation
d’un groupe humain vers son humanité en général, donc forcément comme
facteur activement constitutif de soi (producteur d’identité collective,
et non transmetteur d’une identité préexistante). Ce chemin coïncide
avec celui qui mène de l’expression du besoin particulier à celle de vérités
générales (perçues comme plus importantes que le besoin particulier), les
vérités générales étant bien sûr différentes d’une simple addition de besoins
particuliers, parce que devenant elles-mêmes, une fois qu’elles mènent une
existence consciente, le principal besoin de tous (et donc un nouveau
besoin, en réalité de multiples nouveaux besoins, si l’on tient compte de la
multiplicité des cas d’application). Le besoin particulier est, dans
l’aliénation économique, la seule apparence, clandestine et honteuse, sous
laquelle apparaît tacitement la vérité générale. Chacun réclame pour soi,
sous une forme déterminée d’objet, la dignité politique qui ne peut
pourtant régner que de façon universelle : et donc sous une forme
aberrante, puisque s’opposant aux autres. C’est précisément pour cette raison
que le tort matériel subi n’est rien comparé à la condition d’avoir à le
subir. La misère n’humilie pas autant que la reproduction de la
misère : c’est en se reproduisant (en durant, en se transmettant, en
augmentant, en continuant plus loin) qu’elle bafoue l’humanité de ses victimes.
C’est ce qui condamne toutes les luttes parcellaires : une fois
l’augmentation de salaire ou l’attribution d’un logement effectuées, le sujet
demandeur a fait l’expérience déprimante de sa dépendance, et se replonge en
elle sine die. Sa demande, paraît-il, est satisfaite. Mais cette
satisfaction est l’ultime confirmation du mal[11]. La logique alimentaire
est à la fois le produit inévitable du système du manque et la garantie de le perpétuer.
Ne faut-il pas penser que le refus, pour ne pas pouvoir être rabattu sur la
négation de lui-même, doit plutôt porter sur ce qui est dépossession politique,
ou manque d’humanité, ce qui est tout sauf une expression vide, et excède de
très loin le manque d’objets : à titre d’exemples, le manque d’une vie
libre et ludique, le manque de productions matérielles et mentales qui seraient
autre chose que des misères et des poisons et qu’on aurait décidées soi-même,
la privation de tout pouvoir sur soi et sur tout le reste, la nécessité de s’humilier
en s’identifiant au moins tacitement à ce qui ne mérite que mépris et dégoût.
Bref, toute la question réside dans les possibilités de passage entre des
revendications formulables en termes économiques (qui forment la seule
substance de la prétendue « politique » contemporaine) et les
premières manifestations d’une pratique réellement politique, où le sujet
collectif ne s’adresse plus au Pouvoir mais entreprend de raisonner et d’agir
en tant que sujet collectif (toutes les actions des dernières décennies sont
émaillées de regrets à propos d’organisations spontanées valant infiniment plus
que les objectifs fixés, et tombant pourtant dans l’inanité aussitôt ces
objectifs atteints). Cette question ne se retrouve que sous une forme plus ou
moins cryptée et allusive sous la plume du réformiste Bourdieu :
« Comment inventer et instaurer des modes de production des opinions aussi
peu inégalitaires que possible ou, si l’on préfère, des conditions optimales de
production des opinions s’agissant de donner à tous des chances égales d’avoir
des opinions conformes à leurs intérêts ? L’essentiel est le mode de
production de la décision. Quand un groupe a à produire une opinion, il est
important qu’il sache qu’il a à produire une opinion sur la manière de produire
une opinion et que, en ne le faisant pas, il accepte tacitement un mode de
production favorable aux dominants »[12]. Il ne s’agit évidemment
pas de « produire de l’opinion » (un mouvement social n’a pas à se
faire une opinion, comme un téléspectateur solitaire, mais à produire une
orientation pratique qui lui permettra d’accéder à la vérité de sa conscience,
et de transformer cette dernière en conséquence) ; il n’est pas davantage
question de produire des « opinions conformes aux intérêts » (ce
mixage de notions psychologiques et économiques se montre fatalement
désastreux), car ce qui survivra à l’intérêt sera déterminé par ce
qui survivra à l’opinion (la valeur d’usage sera librement définie, de
façon non économique, et ce changement supprime à la fois l’intérêt et l’opinion) ;
il ne s’agit pas non plus de se montrer « aussi peu inégalitaire que
possible », mais absolument et passionnément égalitaire ; en
revanche, il est parfaitement vrai que « l’essentiel est le mode de
production de la décision », au sens où le processus est toujours plus
important que le résultat, puisque le résultat peut être résorbé dans le
processus mais pas l’inverse ; mais un mode émancipé de production de la
décision est tout bonnement incompatible avec le système existant de la « délégation
politique » (comme il est incompatible avec la propriété privée des moyens
de production). L’économie est le fétichisme du résultat (comme aussi « la
Politique » et « la Stratégie » au sens de calculs
séparés) : le profit, comme mobile conscient de l’ensemble du processus,
rabat tout le processus sur le seul résultat (le mort saisit le vif, et l’enrichissement
consume sa médiation), alors qu’en réalité, et sans qu’il veuille le reconnaître,
le capital ne vit qu’actionné et valorisé par le travail vivant. Les tentatives
capitalistes de plus en plus poussées de se libérer du travail vivant expriment
ce conflit, ce refus de l’histoire, mais ne doivent en aucun cas inciter la
critique à vouloir rétablir, comme chez les citoyennistes, un stade antérieur
(industriel) du capital. Le ver était dans le fruit, et ce fruit est
ontologiquement pourri.
Bourdieu était
donc quelqu’un avec qui la critique de la société capitaliste marchande ne peut
entretenir aucune connivence, même si la Presse répète le contraire, pour
minimiser la portée de l’opposition possible au système dominant. Bourdieu
était simplement plus audacieux que ses confrères en voulant injecter des doses
homéopathiques de démocratie directe dans un système parfaitement opposé à
cette dernière. Mais cette attitude, qui ressemble à une qualité si on la compare
à son environnement universitaire, représente en-dehors de pareilles limites
une terrible inconséquence, et un cul-de-sac évident. Le dépassement
révolutionnaire de cette impasse n’inspirait à Bourdieu que des phrases du
genre : « La question politique est alors de savoir […] comment le groupe
peut-il maîtriser (ou contrôler) l’opinion exprimée par le porte-parole. […] La
question fondamentale, quasi-métaphysique, étant de savoir ce que c’est que de
parler pour des gens qui ne parleraient pas si on ne parlait pas pour
eux »[13].
On a beau renvoyer Heidegger à la métaphysique, on ne s’en est pas délivré
soi-même pour autant, tant qu’on croit que la parole est confisquée parce que s’ils
l’avaient, « les gens ne parleraient pas ». On a beau passer pour le
grand méchant loup au milieu du bétail universitaire, on s’avère incapable d’imaginer
autre chose et on ne veut que rafistoler le système existant lorsqu’on écrit :
« Provoquer par là une sorte de mobilisation pour abattre cette frontière,
sommer les responsables d’être responsables devant les irresponsables »[14] ou encore :
« les mouvements sociaux comme celui des sans-papiers seraient à mon avis
très importants si, par l’intermédiaire des journalistes ou des syndicats qui
en font partie, ils parvenaient à susciter l’intérêt spécifique des gens qui
sont dans le champ politique »[15] ; ou encore :
« quand on veut dire quelque chose au champ politique, on peut mettre des
bombes comme les anarchistes du siècle dernier, on peut faire des grèves ou des
manifestations »[16]. Bref, pour Bourdieu,
tout ce qu’on peut faire ne vise qu’à parler au Pouvoir, qu’à améliorer le
Pouvoir. Nos ancêtres n’auraient pris d’assaut la Bastille ou le Palais
d’Hiver que pour réveiller Capet ou le Tsar. Pour créer « un élargissement
du champ politique »[17]. Mais la véritable
politique ne commence que là où toute sphère politique a disparu.
Bourdieu a
pourtant énoncé une vérité en nourrissant l’illusion qu’elle ne le concernait
pas : « la recherche en sciences sociales reste enfermée dans une
retraduction pseudo-savante de problèmes et de divisions politiques »[18]. C’est bien ce que nous
venons de constater.
Nous serions
ravis d’avoir apaisé vos craintes.
Les
Amis de Némésis
:Comptes-rendus de publications
[1] Pierre
Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses Universitaires de
Lyon, 2000. Tous les renvois à cet écrit seront marqués « op. cit. ».
[2] Op. cit., p.16.
[3] Et
pourtant, Bourdieu, le découvreur de ce pseudo-concept, ne manque pas d’en
assurer la promotion, jusqu’à en déplorer l’absence chez Max Weber :
« Max Weber a été le chercheur qui s’est le plus rapproché de la notion de
champ et qui, en même temps, a toujours été privé de cette notion » (Ibid.,
p. 30). Pauvre Weber, à qui il manquait la clé du champ ! Sans parler de
Marx, qui lui aussi se situe en amont de cette nouvelle coupure
épistémologique…
[4] L’évolution
de la social-démocratie allemande, fondée il y a plus d’un siècle, sous l’ombre
tutélaire d’Engels, par Ferdinand Lassalle, Wilhelm Liebknecht et August Bebel,
parvint assez rapidement à organiser l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa
Luxemburg, en attendant de finir sa décomposition et de confier sa direction
aux représentants du commerce, de l’industrie et de la finance que furent
Helmut Schmidt ou Gerhardt Schröder : son exemple permet ainsi d’établir
avec une assez grande précision un relevé fiable des étapes parcourues dans sa progression
vers une corruption achevée.
[5] Op. cit., p. 44.
[6] Dans la
bouche de Bourdieu, cette évidence grossière devient ceci : « C’est
quelque chose dont les profanes ont parfois l’intuition. Ils ont une suspicion
à l’égard de la délégation politique » (p. 56). Quel beau témoignage de
l’art de déguiser en esquisse de savoir, encore discutable, un fait massif et
écrasant depuis longtemps. Des générations de « chercheurs » pourront
se succéder avant que la circularité du cercle ne soit établie, ce qui en
arrange évidemment plus d’un.
[7] Op. cit., p. 60.
[8] Pierre
Bourdieu, Les objectifs d’un mouvement social européen, in : Le
Monde du 25.01.02.
[9] « On a
donc deux types opposés d’opinion qui correspondent à deux types opposés de
modes de production des opinions, c’est-à-dire à deux types de groupe. A
l’idéologie libérale, qui est au principe de la philosophie de l’élection comme
choix libre et individuel, Durkheim oppose une autre philosophie :
l’opinion véritable est l’opinion élaborée collectivement sur la base d’une
unité préalable. Peu importe ce que l’on pense de cette philosophie
« corporatiste », elle a le mérite de
contraindre à porter à l’état explicite la philosophie implicite de la
démocratie électorale. La philosophie libérale identifie l’action politique à
une action solitaire, voire silencieuse et secrète, dont le paradigme est le
vote, « achat » d’un parti dans le secret de l’isoloir. Ce faisant,
elle réduit le groupe à la série. […] La logique du marché, ou du vote,
c’est-à-dire l’agrégation de stratégies individuelles, s’impose toutes les fois
que les groupes sont réduits à l’état d’agrégats ou, si l’on préfère,
démobilisés. […] Le problème qui est commun à tous ses membres reste à l’état
de malaise, et ne peut être constitué comme problème politique. […] Le principe
essentiel et le mieux caché de la dépossession réside dans l’agrégation des
opinions. Avec le sondage, ou le vote, comme avec le marché, le mode
d’agrégation est statistique, c’est-à-dire mécanique et indépendant des
agents. La mise en relation des opinions se fait en-dehors des agents.
Ce ne sont pas les individus qui combinent leurs opinions, qui les confrontent dialectiquement,
pour accéder (idéalement) à une synthèse qui conserve les différences et les
dépasse, pour arriver à un tout, défini par ses connexions plus que par
ses éléments. Ce sont les opinions individuelles, réduites à l’état de votes
dénombrables mécaniquement, comme des cailloux, qui sont additionnés,
passivement, sans que rien ne soit fait à chacune d’elles » (op. cit.,
p. 82 à 86).
[10] C’est le
besoin d’une collectivité non aliénée, autre que déterminée économiquement, qui
pousse paradoxalement bien des gens en direction de catégories encore plus
aliénantes (ethniques, religieuses ou nationales), comme le développent les Thèses
sur le racisme, publiées sur ce site.
[11] C’est ce qui donne un statut
si étrange, si « hystérique » à la recherche de satisfaction dans la
société marchande : la logique de l’objet y remplace la logique politique,
mais elle ne parvient par vraiment à le faire. Elle parvient juste à donner une
forme décevante à l’objet obtenu.
[12] Op. cit., p. 86.
[13] Op. cit., p. 87.
[14] Op. cit., p. 70.
[15] Op. cit., p. 71.
[16] Op. cit., p. 71.
[17] Op. cit., p. 74.
[18] Op. cit., p. 94.