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Le seuil du consensus


 

Les besoins sont infinis et l'expansion de la science illimitée. On ne peut donner tout ce que la médecine peut offrir, sans arriver au seuil où l'on ne dispose plus ressources suffisantes pour le faire. Avant d'atteindre ce seuil du possible, toutefois, on en atteint un autre qui est celui du consensus. On atteint ce seuil lorsque l'effet de péréquation de la santé gratuite et universelle dépasse ce que la société est prête à accepter.

C'est le consensus social qui doit déterminer DIRECTEMENT la taille et la composition du noyau dur de services de santé « essentiels » que la société va donner à tous. C'est ainsi qu'une Nouvelle Société fait de la démocratie une réalité. Une Nouvelle Société se fait un devoir de promouvoir la solidarité et va aussi loin dans la réorientation des ressources collectives vers le secteur de la santé que le consensus social le lui permet. Démocratique, toutefois, elle ne relève pas le défi impossible d'aller au-delà de l'universalité qu'accepte ce consensus.

Ce seuil est déterminé par la distribution des revenus d'une société autour de sa médiane, car les individus cherchent à optimiser leur propre avantage : ils ne favorisent la péréquation que s'ils croient en tirer plus qu'ils n'y mettront. Un consensus démocratique pour la péréquation, n'est probable, que quand ceux qui y gagnent sont plus nombreux que ceux qui y perdent. Consensus facile, donc, quand il s'agit de faire payer un petit nombre de riches pour une masse de pauvres, mais bien plus difficile à obtenir, quand il s'agit de faire payer une large classe moyenne pour une minorité de défavorisés.

Paradoxalement, ce sont ainsi les progrès mêmes de l'égalité qui en viennent à lui faire obstacle ! C'est le phénomène du train bengali : quiconque à été poussé à bord du train par la pression de la cohue constate qu'on y est déjà trop nombreux, se retourne et pousse pour empêcher que d'autres n'y montent.

Pour obtenir l'accord à une politique de péréquation de ceux qui n'espèrent pas en retirer autant qu'on leur demande d'y contribuer, il faut leur apporter une autre motivation, égoïste ou altruiste. Si cette motivation est égoïste, il faut qu'elle soit rendue évidente. Le meilleur exemple en est le paiement d'une assurance. Il est clair que, si l'assureur en tire un profit, le coût de la prime est supérieur à celui du risque actuariel, mais celui qui paye la prime n'achète pas que le service ; il achète aussi la sécurité et la tranquillité d'esprit et consent à en payer le prix. Si cependant on veut que ce soit une motivation altruiste, solidarité ou charité, qui vienne faire l'appoint, un conditionnement est nécessaire pour obtenir cet accord et le maintenir.

Cette double motivation, égoïste et altruiste, s'applique quand on veut faire payer au citoyen, pour un système de santé gratuit et universel, plus que la valeur des services que les statistiques suggèrent qu'il en recevra. Le bien nanti doit donc en retirer d'abord la satisfaction morale du partage - puis celle, peut-être moins pure, du maintien de la paix sociale - mais aussi l'avantage non négligeable d'une protection illimitée contre les conséquences d'une maladie ou d'un accident dont les coûts dépasseraient de loin même ce que la majorité des "riches" pourraient payer sans difficulté.

Ces conséquences, contre lesquelles, si un régime de gratuité universelle n'existait pas, le bien nanti devrait se prémunir par une assurance, sont un argument massue pour la gratuité. Considérant l'économie d'échelle inhérente à une couverture universelle - et le profit de gestion que l'État ne prend pas - le revenu à partir duquel le citoyen qui va jouir d'un régime de santé universel va se sentir floué et donc le seuil prévisible de rupture du consensus pour la gratuité se situe plus haut qu'il ne semble.

Le point où, pour chacun, avantages et désavantages s'équivalent est une réalité objective, mais d'autres considérations viennent éloigner encore le seuil où le consensus se rompt, dont le simple enrichissement constant de la société qui rend celle-ci plus ouverte au partage. Tant que son revenu réel ne diminue pas en termes absolus, l'individu est plus ouvert à en céder une part croissance au nom de la solidarité. Une société qui s'enrichit voit donc s'élargir sa marge de manuvre et peut récupérer une part croissante du revenu de la collectivité pour l'affecter aux services communs, dont la santé.

Le seuil du consensus est mobile. Un gouvernement peut agir sur la population, par l'information et l'éducation, pour que le consensus social accepte une plus grande péréquation. L'État a une marge de manoeuvre pour la solidarité, mais elle n'est pas illimitée. Le seuil où le consensus social pour la solidarité se brise peut être repoussé, mais il ne disparaît jamais et, quand on l'atteint, IL NE FAUT PAS LE TRANSGRESSER. La solidarité s'impose, mais ne doit pas être imposée.

Le voudrait-on, d'ailleurs, qu'on ne le pourrait pas. Cette même interdépendance née de la complexité qui, au départ, a forcé l'État à se mettre à l'écoute des citoyens, n'a pas cessé de grandir. L'État démocratique est maintenant à la merci des individus et du pouvoir énorme que confère à un nombre croissant d'entre eux leur indispensabilité. Commander n'est plus efficace ; il faut convaincre. Une « anarchie » de fait, au sens d'une absence de commandement contraignant, s'est donc implantée dans la société et nous protège du fascisme et de la dictature. Elle nous interdit aussi, cependant, d'imposer la solidarité au-delà du consensus social.

C'est cette illusion de penser que la fin, non seulement justifie les moyens, mais garantit le soutien inconditionnel de ceux qui en profitent , qui a été la perte de tous les régimes progressistes. Ainsi, le communisme, auquel se soutien a fait défaut et qui s'est transformé alors transformé d'une utopie généreuse en un régime honni de ceux-là même qu'il prétendait conduire au paradis. Il faut accepter de limiter la gratuite de la santé à ce qu'en accepte le consensus social.

 

Pierre JC Allard

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