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Le rêve de la gratuité


 

 

Désir de partager et grande bonne volonté se manifesteront d'abord en URSS. C'est ici que l'État devenu formellement intervenant va faire dès le départde la médecine gratuite une pièce essentielle d'un rêve bien plus vaste. Dans les pays d'obédience libérale, la gratuité ne va devenir réalité que plus tard. Quand, la révolution industrielle ayant produit ses effets, un troisième «fait nouveau » va apparaître qui suscitera cette grande bonne volonté et déterminera l'implication de l'État en santé. Ce fait nouveau, ce sera la prise de conscience de la nécessité d'une constante « péréquation ».

La péréquation, c'est un aplatissement planifié de la courbe des revenus réels. A une production de masse doit correspondre une consommation de masse ; une société industrielle ne peut donc fonctionner que s'il y a une répartition raisonnable, entre les consommateurs, du revenu disponible pour la consommation. À la concentration de la richesse inhérente à un système capitaliste, il faut répondre par des mesures de redistribution.

Pour des raisons qu'on présente toujours comme altruistes, mais qui sont aussi économiquement contraignantes, l'État doit chercher à réduire l'écart entre les revenus disponibles pour la consommation, afin que la courbe de la demande effective ne s'éloigne pas trop de celle d'une production qui optimise l'utilisation des facteurs et donc l'enrichissement collectif. C'est cette opération qui constitue la péréquation.

Les mesures de redistribution, pour garder la demande effective et s'assurer que les roues continuent bien de tourner, tendent à réduire les inégalités. Elles ne contribuent donc pas peu à sauver une société libérale qui, autrement, risquerait de s'autodétruire. On découvre ainsi l'utilité bien pratique de la « justice sociale » et l'on passe, avec la péréquation, du libéralisme pur au néo-libéralisme, lequel comprend qu'on peut tondre le mouton, même le manger, mais qu'il faut d'abord lui donner à paître.

Il y a bien des façons d'aplatir la courbe des revenus, mais, la vie et la santé étant toujours la priorité de chacun, c'est quand l'inégalité se manifeste face à la maladie qu'elle est le plus odieuse. Quoi de mieux donc, pour l'État, quand une redistribution des revenus est nécessaire, qu'il veut faire plaisir au citoyen et que la médecine devenue efficace commence à plaire, que de prendre en charge le coût de cette médecine ? La santé gratuite pour tous peut être l'un des meilleurs moyens de réduire l'écart entre les revenus réels disponibles pour la consommation.

Offrir gratuitement les services de santé est une forme ingénieuse de péréquation, mais qu'il faut manier avec prudence, puisque les besoins en santé sont infinis, alors que les moyens pour les satisfaire, eux, sont évidemment limités. L'homme est mortel et ses besoins en santé ne seront donc JAMAIS satisfaits. Quand on introduit la gratuité, la demande rejoint les besoins et devient elle aussi infinie. Une infinité du deuxième ordre même, si l'on peut dire, puisque chacun a une perception de ses besoins en santé qui est subjective et qui croît avec la disponibilité des services.

Quand leur satisfaction devient gratuite, des besoins qu'on aurait plus tôt considérés comme des caprices semblent tout à coup essentiels et peuvent eux aussi faire l'objet d'une demande insistante. On comprend que, la demande croissant, les ressources pour y répondre vont se faire rares et qu'il faut bien mettre une limite aux soins de santé que peut offrir gratuitement la société.

Où placer cette limite ? Dans la première moitié du XX ème siècle, quand on commence à penser sérieusement à la médecine gratuite, cette limite est imposée fort à propos par la science elle-même. Le champ de la santé et du mieux-être est bien vaste, mais la médecine scientifique n'en occupe encore qu'une petite part. Il se récite encore bien plus de rosaires qu'il ne se donne de piqûres...

On peut donc poser à la gratuité des limites qui ne semblent pas dépendre de l'arbitraire ni de la mesquinerie des gouvernements, mais de la science et de la nature elle-même. La gratuité couvrira bien tout le champ de la médecine, mais on n'appellera « médecine » que ce que la science considère comme tel ou tout ce que l'État voudra que la science considère comme tel. Pour le reste, on dira « charlatanisme », « superstition » et on laissera les citoyens continuer à cueillir le gui et à faire brûler des cierges.

La médecine scientifique est reconnue gratuite, mais on ne paye pas les cierges. Solution parfaite pour l'État qui veut paraître généreux. On peut ainsi poser à la gratuité de la médecine des limites qui la rendent confortable, car elle ne coûte que ce que l'on juge utile d'y mettre. C'est un outil flexible: la péréquation comme on l'aime. La gratuité de la médecine est morale, elle répond à la montée en puissance de l'individu et elle est économiquement saine. Elle ne fait que du bien.

Elle fait aussi plaisir, car elle rend tous les citoyens égaux devant la maladie. En prenant sur elle la facture, la collectivité réalise le rêve socialiste de prendre de chacun selon ses moyens pour donner à chacun selon ses besoins. Une générosité qui, au départ, ne coûte pas plus cher qu'il ne faut, puisque la médecine est encore bien jeune. De toute façon, la vie n'a pas de prix, n'est-ce pas ?

C'est au Royaume-Uni, en 1946, avec la création du National Health Services (NHS) qu'est mis en place dans le monde d'économie libérale le premier système de santé pratiquement universel et gratuit. En France, on y viendra presque tout de suite après, mais on n'ira pas aussi loin, encore moins aux Pays-Bas. En Allemagne, on suivra le chemin tracé par Bismarck: on dira «universel », mais on se limitera d'abord à l'universalité des travailleurs salariés. Au Canada, avec une génération de retard, on copiera largement le système britannique.

Dans les pays riches, la médecine gratuite et universelle va donc devenir la norme plutôt que l'exception. Il n'y a guère qu'aux USA qu'on va s'en remettre à un système d'assurance privée et que c'est la gratuité qui restera l'exception. Dans les autres pays développés, il y aura parfois quelques hésitations, on laissera des zones grises, mais finalement, règle générale, la gratuité va s'imposer. Au grand plaisir de la population. La gratuité ? Un vrai rêve !


Pierre JC Allard

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