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Le grand dérangement


 

Un peu de bonne volonté, mais c'est beaucoup demander Car, pour le capitaliste, une réorientation de la demande qui entraîne un déplacement brutal de la demande vers l'achat de services plutôt que de biens industriels n'est pas une raison de se réjouir. D'autant plus que ce transfert ne sera pas un phénomène passager. Puisque la productivité ne fera qu'augmenter dans l'industrie, ce transfert entraînera, dès qu'il sera amorcé, un déplacement permanent et sans cesse accéléré de la consommation vers le tertiaire.

Il n'y a donc pas que l'affectation des travailleurs qui pose problème quand on passe à une économie de services, ; il y a aussi la question de la saturation des marchés et de la rentabilisation du capital. On doit former le travailleur, il faut un peu de temps et d'argent, mais il change finalement de rôle avec plaisir et il s'y fait. C'est SURTOUT la richesse que le passage d'une production industrielle a une production de services menace d'un grand dérangement.

Parce que, dans l'industrie, c'est le capital fixe qui est l'élément multiplicateur de l'efficacité du travail et il est appropriable; le propriétaire de l'équipement peut, tout en gardant le contrôle de son capital, affecter d'autres ressources ­ des travailleurs - à sa rentabilisation et garder sa part du profit. Quand on parle du tertiaire, définissant les services justement comme ces activités que les machines ne peuvent pas faire et qui requièrent essentiellement une intervention humaine, c'est la COMPÉTENCE qui devient le « multiplicateur ».

Or, la « compétence » est une valeur ajoutée inaliénable qui découle de l'éducation et de l'expérience, indissociable de la matière grise de celui qui l'a acquise et qui seul peut l'appliquer. Elle n'est donc pas appropriable. On peut en louer l'usage, mais jamais l'acheter. Quelle que soit la façon dont on voudrait la contrôler, elle demeure toujours finalement la chose de celui qui l'a en tête et qui peut, plus ou moins subtilement, en manipuler l'efficacité au gré de sa motivation.

Sa rareté ne peut être que croissante, au rythme de la complexification de l'économie. La compétence, produite par la formation est l'«or gris » d'une société de services et c'est elle qui fixe son propre taux de change au capital, auquel elle se substitue donc peu à peu comme facteur le plus important de la production. Une hypothèse bien gênante pour ceux à qui, depuis deux siècles, la propriété du capital a conféré un pouvoir absolu.

Bien sûr, y a bien des aspects des services dont la machine peut faciliter l'accomplissement, ou dont elle peut même donner l'illusion qu'elle les multiplie. Un chirurgien qui opère en laparo est un exemple de service facilité par un équipement; un professeur qui donne un cours à la télévision en est un de service apparemment « multiplié » ; mais, dans un cas comme dans l'autre, le rôle de la machine n'est plus l'essentiel.

La machine peut prendre en charge les activités périphériques aux services, en assurer l'administration et la diffusion, mais elle ne peut pas en apporter les composantes essentiellement inprogrammables : la créativité, l'initiative, l'empathie. C'est pour ça que, même si on l'entoure de babioles et de colifichets, le service demeure « inprogrammable ».

Le capital va certes s'infiltrer dans le secteur des services et même s'y rendre quasi indispensable : qui voudrait d'un dentiste qui n'a pas l'équipement le plus performant ? À plus ou moins long terme, la capital fera son nid dans les services, et c'est un objectif souhaitable, puisque c'est la seule voie vers un enrichissement en services qui soit du même ordre que celui que l'introduction des machines a permis en produits manufacturés.

Le capital sera de plus en plus présent dans les services, mais la composante inprogrammable sera toujours là, sous la forme d'une compétence dont la rareté croissante fera que le capital ne soit jamais que son cérémoniaire. Dans une société de services, le pouvoir de celui qui est propriétaire des équipements ne disparaît pas, mais il s'effiloche, alors que grandit le pouvoir de ceux qui possèdent l'expertise, l'empathie, la créativité, l'initiative. Ce sont ces caractéristiques qui deviennent les véritables sources de la richesse et le vrai pouvoir tend à passer vers ceux qui ont la compétence.

D'autant plus que la compétence n'est pas un véritable multiplicateur, mais seulement une condition essentielle du service. Rien n'est multiplié et le service ne devient donc pas trivial avec le temps, comme un produit industriel dont le marché se sature et dont le coût de fabrication baisse avec la mise en place d'un nouvel équipement plus performant. Au contraire, les services deviennent plus rares et plus coûteux, à mesure qu'augmentent les connaissances scientifiques qui permettent d'en rendre de plus complexes.

Le rapport du travail au capital se transforme donc dans une économie de services, car s'il n'y a plus d'équipements qui multiplient le résultat de son travail et sans lequel il ne peut pas produire, pourquoi le travailleur partagerait-il encore de la même façon avec le capital le produit de ses efforts ? Pourquoi donnerait-il sa livre de chair à Shylock ? Pourquoi lui donnerait-il plus que le juste prix de l'amélioration qu'apporte à son travail l'usage de ce outil, qui est désormais à prendre ou à laisser ? Pourquoi devrait-il même retirer sa casquette devant Shylock ?

Quand il devient évident que les services vont prendre le pas sur les biens, dans la hiérarchie des valeurs des consommateurs, ce n'est pas seulement tout le système de production qui est à repenser. Si l'équipement et donc le capital n'a plus le même rôle, il faut revoir les critères de distribution de la richesse et donc du pouvoir dans la société. Ce qui peut entraîner une crise majeure.


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