20
L'enjeu du pouvoir
La richesse n'est que le moyen; c'est le pouvoir qui est l'enjeu. Le
capital a toujours une place dans une économie de services, mais
il n'y est plus en position dominante. La capital ne peut garder sa mainmise
sur une société de services. Le passage au tertiaire entraînerait
l'érosion progressive de la position de force de ceux qui détiennent
le pouvoir par leur contrôle de l'industrie et donc la fin de la
société comme nous la connaissions. Quelles que soient les
autres conséquences économiques de la montée en puissance
des services, c'est cette perte de pouvoir qui, pour le capitalisme. en
serait l'effet le plus dévastateur
Pourquoi cette perte de pouvoir. Parce qu'on voit toujours, dans toute
société, au faîte de la hiérarchie du pouvoir,
ceux qui peuvent répondre aux désirs d'une majorité
effective de la population. Or, contrôler la production, c'est définir
les conditions d'accès à la richesse et à la satisfaction
de la plupart des désirs de l'immense majorité des êtres
humains. La production devient donc la structure d'encadrement de toute
la vie sociale.
Le contrôle de la production apporte la richesse et, surtout,
le pouvoir d'enrichir : le pouvoir de satisfaire les désirs de ceux
dont les désirs ne sont pas satisfaits. Dans une société
basée sur la récompense plutôt que la punition, cette
capacité discrétionnaire de satisfaire les désirs
est l'ultime pouvoir, car elle n'exige ni contrainte ni violence : chacun
ne demande qu'à s'y plier.
Dans une société démocratique, le pouvoir politique
est remis le plus souvent par le peuple entre les mains de gens dont tous
les désirs, du moins au départ, ne sont pas entièrement
satisfaits ; celui dont les désirs ne sont pas satisfaits est en
péril imminent d'être corrompu. Le pouvoir de satisfaire leurs
désirs devient le pouvoir de corrompre. Il n'est pas nécessaire
que tous ceux qui ont le pouvoir politique soient corrompus; il suffit
que quelques-uns le soient, pour que ceux qui ont la richesse puissent
s'assurer la complaisance de l'État.
Celui qui a la richesse obtient donc en prime aussi le pouvoir politique.
Celui dont la richesse excède ce qui est nécessaire à
la satisfaction de ses propres désirs que l'argent peut satisfaire,
voit ainsi son excédent de richesse se transformer spontanément
en pouvoir. Son pouvoir de récompenser lui donne la possibilité
de déterminer les règles du jeu social. Le pouvoir d'établir
l'ordre aux conditions qu'il juge avantageuses et, sous un autre angle,
la capacité aussi de transgresser l'ordre établi et de ne
PAS être soumis lui-même aux règles du jeu.
Or, dans une société industrielle, orientée vers
la création de produits pour assurer l'abondance, le capital fixe
à effet multiplicateur confère à ceux qui le possèdent
une quasi-exclusivité de la création de richesse. Nul, dans
une société industrielle, n'est donc plus important que celui
qui contrôle ces équipements multiplicateurs qui rendent l'abondance
possible.
Dans une telle société, l'industrie, conduit donc à
la richesse et, dans un État démocratique, la richesse, conduit
au pouvoir politique. Elle conduit en fait à tous les pouvoirs,
puisque ceux à qui leur richesse investie en capital fixe dans l'industrie
donne le contrôle de la richesse réelle ont aussi alors, avec
le pouvoir politique, la discrétion d'ajouter à la richesse
réelle la richesse symbolique illimitée que l'État
peut désormais créer. Celui qui tient les équipements
tient donc les clefs du royaume.
C'est cette position de force du capital que le passage à une
économie tertiaire compromet. Le contrôle de la production
industrielle, en effet, n'apporte richesse et pouvoir qu'aussi longtemps
qu'il reste des désirs insatisfaits que cette production peut combler.
La saturation des marchés est le présage que ces désirs
sont en voie d'être satisfaits. Cette satisfaction menace non seulement
la société d'un chômage généralisé,
mais aussi le capitaliste d'un déclin de l'importance de la production
et d'une un perte de valeur de ses équipements. Dans un sens que
Nietzsche n'avait certes pas en tête, la satisfaction, pour le capitalisme
industriel, est vraiment le signe de la décadence. Une abomination.
Pour la classe dirigeante capitaliste d'une société industrielle,
la satisfaction de la demande pour les produits industriels est une menace
grave dont le passage à une société de services ne
le protège pas, car un capital investi en formation n'est pas appropriable
et, de toute façon, son pouvoir multiplicateur disparaît.
Le secteur des services ne constitue pas un terreau aussi fertile que l'industrie
pour le capital. La main-d'oeuvre peut migrer sans encombre vers le tertiaire,
mais, pour le capital, cette solution n'était pas satisfaisante
car il ne peut pas y apporter son pouvoir avec lui.
Ce passage d'une économie industrielle vers une économie
de services et cette passation de pouvoir du capital à la compétence,
étaient inévitables et étaient depuis longtemps annoncés.
On savait bien que, tôt ou tard, la demande de biens industriels
serait satisfaite, que leur production deviendrait triviale et que la connaissance
allait remplacer le capital comme premier outil de pouvoir. Il ne pouvait
en être autrement. L'industrie, l'activité éponyme
de notre société, serait remplacée comme moteur du
développement
Inévitable. C'est néanmoins une échéance
que souhaitaient retarder ceux dont le pouvoir était lié
au capital. Il n'y a donc pas à s'étonner si, dès
que la saturation des marchés industriels est apparue et que la
demande pour les services a menacé de devenir prioritaire, leur
réaction tout à fait prévisible a été,
tout en cherchant à occuper tout l'espace possible au tertiaire,
de mener un combat d'arrière-garde pour que la transition vers une
économie tertiaire ne se fasse que le plus lentement possible. Avant
de se résoudre à la transition vers une société
de services, ils ont choisi d'engager la lutte pour maintenir encore un
temps la primauté de l'industrie
SUITE