18
Des hauts et des bas
Il y a services et services. On peut dire doctement que les travailleurs
chassés de la production se rendront utiles dans le secteur tertiaire,
mais le secteur tertiaire recouvre des activités disparates. C'est
au tertiaire que cohabitent les avocats, les éboueurs, les vendeurs
et les embaumeurs. Une catégorisation, donc, assez simpliste. Cette
simplicité ne doit pas détourner l'attention d'une dichotomie
essentielle : le partage des services entre ceux qui exigent une formation
longue et ceux qui n'en exigent pas.
Pour les fins du travail, on peut diviser les services à rendre
en deux grands groupes. Ceux qui n'exigent pas de compétence particulière,
seulement de la bonne volonté, et ceux, au contraire, qu'on ne peut
rendre correctement que si on a les aptitude requises et si on a acquis
les connaissances qui auront transformé ces aptitudes en véritables
compétences.
Dans le premier cas, le nombre de ceux qui peuvent rendre des services
dépasse largement la demande. Ces services valent donc si peu, que
les offrir ne rend pas effective la demande de ceux qui sont condamnés
à n'avoir que cette bonne volonté à offrir. La demande
est rarement satisfaite, au contraire, pour les services qui exigent une
formation et elle ne le sera jamais pour l'ensemble de ces services, puisque
leur nombre augmente au rythme de l'évolution des techniques. Ces
services se scindent et se multiplient sans cesse, pour tenter de satisfaire
des besoins de plus en plus précis et de plus en plus uniques
Tout est donc affaire de formation. Tout est là, car les tâches
de service qui ne nécessitent qu'une formation courte disons
inférieure à 3 mois ne constituent pas un port d'attache,
seulement une rade où les travailleurs déplacés de
l'industrie peuvent venir jeter l'ancre et chercher à se rendre
utiles. Certains peuvent y parvenir, s'ils acceptent de le faire pour le
prix maximal qu'est prêt à en offrir quiconque juge qu'un
service peut lui est utile, mais on n'a alors rien réglé
au problème fondamental, car ces travailleurs ne sont qu'en sursis.
Les besoins changent, la rade est vite pleine Tôt ou tard ils seront
renvoyés au large, vers l'exclusion.
Les tâches qui n'exigent qu'une formation courte étant
surabondamment pourvues, le travail dans le tertiaire à formation
courte n'est qu'un euphémisme pour l'exclusion. Ce travail est essentiellement
précaire et, souvent, le travailleur qui y est affecté ne
jouit pas des protections sociales qu'un État développé
devrait accorder à ses travailleurs. Ceux qui s'acquittent de ces
« petits boulots » sont traités comme des exclus. Ils
SONT les exclus.
La société n'y trouve pas non plus son compte, parce
que les travailleurs qui y oeuvrent sont souvent privés de travail,
au gré des fluctuations du revenu disponible pour la consommation
privée et la société est alors privée de l'apport
qu'ils pourraient contribuer s'ils étaient régulièrement
utilisés. Dans la mesure où le travail qu'ils font n'est
PAS inutile, la société est plus pauvre de tout ce qu'ils
ne produisent pas.
Quand on pense au transfert de la main-d'uvre vers le tertiaire, il
ne faut donc pas penser que tout est dit quand on a dit « services
». S'il ne s'étai agi que de ça, la crise perverse
n'aurait jamais existé, puisque le passage au tertiaire a bien eu
lieu. La main-d'oeuvre dans le secteur secondaire est passée, en
cinquante ans, de 55% à 12% aux USA - et à l'avenant dans
les autres pays industrialisés - une migration du même ordre
de grandeur que celle qui, trois générations auparavant avait
amené dans les usines la quasi totalité des travailleurs
de l'agriculture.
Pousser les travailleurs dans le tertiaire, sans plus, n'est pas la
solution miracle. Les consommateurs des pays développés veulent
bien le genre de services, domestiques ou autres, que quiconque peut fournir
avec de la bonne volonté, mais la demande n'est vraiment insatiable
que pour les services haut-de-gamme, les services « professionnels
» que ne peuvent rendre efficacement que ceux qui ont reçu
une formation significative pour le faire. C'est en santé, en communications,
en loisirs, en tout ce qui exige créativité, initiative ou
empathie que la demande globale pour les services ne sera jamais satisfaite.
Solution évidente, formons les travailleurs qui pourront répondre
à cette demande. Formons des médecins, des ingénieurs,
des juristes, des informaticiens Il faut former pour les services haut-de-gamme
dont nous avons besoin, c'est la voie de la raison. Hélas, il y
a aussi des obstacles à cette approche. Il faudra des années
pour former les travailleurs qui possèderont des compétences.
Durant ces années où il ne produit pas, le travailleur en
formation doit être entretenu. Il faut la plupart du temps que quelqu'un
lui enseigne, ou le guide dans son apprentissage. Tout ça exige
un capital de départ.
Un capital, dans le sens le plus archaïque, de la nourriture qu'il
faut apporter à ceux qui construisent la Grande Muraille ou les
Longs Murs. Un capital RÉEL qui ne peut pas être créé
par une magie monétariste. Un capital RÉEL. Ce capital, le
travailleur à former ne l'a pas. Qui le lui donnera ou le lui prêtera
? Idéalement l'État, représentant un collectivité
consciente du besoin de formation et choisissant de consentir cet effort.
Mais la collectivité doit avoir la richesse nécessaire pour
le faire. Où est la richesse de la société ?
Nous le savons, elle est investie dans le capital fixe du secteur industriel.
N'avons-nous pas dit que la crise perverse avait DEUX (2) conséquences
absurdes ? À la pénurie de travail, il faut ajouter la surabondance
du capital. Ne suffirait-il pas donc pas d'un peu de bonne volonté
pour que ce capital surabondant finance la formation et que nous réglions
ces deux problèmes d'un seul coup ?
SUITE