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Le postulat des Deux Richesses
En s'acceptant « néo-libéral », le capitalisme
garantissait sa survie. En plaçant un filet de sécurité
sous le trapèze de l'initiative, le capitalisme devenait plus attrayant
que le communisme ou le fascisme, ses deux rivaux immédiats. Le
problème était posé, toutefois, de maintenir ce filet
à un coût acceptable aux acrobates de la libre-entreprise.
Comment en donner à tout le monde sans créer une inflation
qui ruinerait tout le monde, comme on en avait eu l'illustration caricaturale
dans l'Allemagne de Weimar ?
Le génie du système néo-libéral a été
de faire clairement la distinction entre d'une part la richesse qui est
composée des biens et services qu'on consomme et, d'autre part,
la richesse symbolique, scripturale, qui n'est que du papier, mais qui
a une valeur tout aussi réelle si on ne s'en sert que comme outil
de pouvoir. De faire cette distinction, puis de comprendre qu'il n'y a
aucun problème à donner plus d'argent aux riches, dans la
mesure où la part des consommateurs n'en est pas réduite
et où tout ce qui est produit peut donc toujours être vendu.
On ne peut déplacer l'argent « pour consommation »
des travailleurs vers les riches sans rompre l'équilibre de la demande
effective mais on peut créer et donner aux riches une richesse symbolique
« pour le pouvoir » . On peut en créer et leur en donner
autant qu'il en faut pour les motiver et les garder heureux, sans aucun
effet négatif apparent. On peut leur en donner des trillions. C'est
donc ce qu'on a fait.
Pourquoi, avec tout cet argent symbolique qu'on crée et qui,
par définition, ne peut correspondre à la production d'aucun
bien réel, la valeur de l'argent ne plonge-t-elle pas tout droit
vers zéro (0) ? Parce qu'aussi longtemps que ceux dont les besoins
sont déjà satisfaits n'utilisent pas leur argent pour acheter
plus, Ils ne constituent pas une demande supplémentaire qui pourrait
créer une rareté et faire grimper les prix. Or, évidemment,
ils n'utilisent pas l'argent supplémentaire qu'on leur donne pour
acheter plus, puisque leurs besoins sont déjà satisfaits.
CQFD.
Qu'en font-ils ? Ils l'épargnent, ils investissent, ils spéculent,
mais ils ne le consomment pas. Aussi longtemps que les gagnants gardent
leur argent dans un autre univers, qui n'est pas celui de la consommation,
il n'y a pas de problème d'inflation. Donner un chèque d'un
milliard d'euros qui ne sera pas encaissé ne changera rien à
mes fins de mois. Quand il a l'assurance qu'il ne sera pas consommé,
l'État peut créer une richesse symbolique illimitée
et la distribuer comme bon lui semble. Il suffit d'être bien prudent
pour que cette richesse symbolique qui ne correspond à aucune richesse
réelle ne filtre pas vers ceux qui ont de vrais besoins et l'utiliseraient
pour consommer.
Est-ce possible ? Oui, si on garde cette richesse « pour le pouvoir
» et qu'il ne faut pas dépenser loin du monde ordinaire et
donc sous une forme qui, en pratique, lui est inaccessible, Sous la forme
de la valeur des titres boursiers, par exemple. Une valeur qui a si peu
de liens avec la réalité qu'on peut en supprimer pour 8 trillions
de dollars (USD $ 8 000 000 000 000) après l'attentat du WTC - (USD
$ 26 000 par tête d'Américain moyen !) - sans que l'Américain
moyen ne s'en sente vraiment plus pauvre, ni que l'économie ne s'effondre
sur le champ.
Il n'est pas sans danger de mettre de l'argent en circulation en prenant
pour acquis qu'il ne s 'égarera pas et ne sera pas dépensé.
Un Gagnant peut venir spéculer sur le marché de la consommation,
mettant son argent virtuel « pour le pouvoir » en conflit avec
cet « argent pour consommation » qu'on donne au monde ordinaire.
Il peut y avoir des bavures.
Sur le marché du pétrole, par exemple, on peut spéculer
avec des moyens (relativement) modestes, car la vente à la pompe
est bien proche de la vente « spot » à Rotterdam. »
L'argent « pour le pouvoir peut venir s'encanailler avec l'argent
pour la consommation et faire des bêtises. Des fripouilles peuvent
manipuler, susciter, profiter des « événements »
qui font bouger les cours, comme des guerres en Iraq, des révolutions
au Nigeria, des coups d'États au Venezuela. Mais le système
peut survivre à ces incidents, même si l'on ne peut, hélas,
en dire autant pour tous ceux qui en font les frais.
Ces bavures n'empêchent pas que la cloison soit presque étanche
et que la richesse symbolique soit pratiquement interdite de séjour
au niveau de la consommation courante. On peut voir certaines extravagances
de ceux qui ne sont pas tout à fait assez riches et n'ont donc pas
encore absolument tout ce qu'ils veulent, mais ce sont des broutilles dans
le contexte de l'économie globale. Tous les Cohibas, les Petrus,
les Paradis, les Ferrari du monde ne représentent qu'un léger
frémissement sur la courbe de consommation.
Même les industries dites « de luxe » vivent surtout
des gens à revenus modestes ; il se boit plus de Champagne dans
les mariages du monde ordinaire que dans toutes les noubas des parvenus
d'Hollywood et tous les « jets » privés du monde ne
valent pas le seul coût de recherche et développement d'un
nouveau gros-porteur comme le A 380. L'industrie est pour la masse et les
riches sont bien parcimonieux.
Les argents se mêlent peu. L'« argent pour le pouvoir »
et l'« argent pour la consommation » peuvent dormir dans le
même lit sans se toucher, et sans même une épée
entre les deux. Il y a DEUX richesses. C'est ce qui rend possible tout
le système capitaliste néo-libéral.
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