J'ai bien voyagé en pays musulman. Depuis longtemps. Tunisie,
Algérie en 1956. Ghardimaou, à la frontière où
les forces françaises m'ont retenu - poliment, je le souligne - le
temps de s'assurer que je n'étais pas ce journaliste canadien, dont
on les avait prévenus de la venu et qui viendrait voir de près
ces histoires d'atrocités. Ce n'était pas moi.... . Beyrouth, en
1958, avec les Américains -- déjà ! -- sans qu'on sache
trop ce qu'ils y faisaient. Au cours des ans, Damas, Bagdad, Téhéran,
Karachi, Kandahar... L'Égypte, le Maroc et j'en passe Je me suis
beaucoup déplacé. J'ai connu des pays musulmans avant.
Avant quoi ? Avant la guerre de 6 jours, avant le premier choc pétrolier
de 1973. A l'époque où, si on parlait de terrorisme et de
bombes à Jérusalem, ce n'était pas d'eux qu'on se souvenait.
Des femmes voilées, à Téhéran ? Vous voulez
rire ! Ce qui s'en rapprochait le plus, c'était de merveilleuses
créatures juchées sur 10 centimètres de talons, laissant
au passage des effluves de Chanel No 5 et arborant une voilette transparente.
A Beyrouth, encore moins, sauf au Casino du Liban, ou au Saint-Georges, dans
les spectacles, bien sûr. Même au Caire, on n'en voyait qu'en
périphérie, ou dans les quasi-souks, là où on
allait pour le pittoresque, manger des taamea en marchant entre les crottes
de dromadaires, dans des rues non pavées.
L'islamisme ? Dans les campagnes, oui. Je me souviens d'une scène
extraordinaire, sublime, quand le train de Wadi Halfa à Khartoum
s'est arrêté en plein désert nubien et que des centaines,
et des centaines de croyants ont étalé leur tapis de prière
sur le sable, pour la prière du soir, avec le soleil couchant derrière
eux. Dans les campagnes, oui, mais dans les villes, à Istanbul ou
à Casablanca, on ne voyait plus l'islamisme. Le marchand n'arrêtait
pas de vous vendre un tapis, parce que le muezzin avait appelé ;
il fermait la porte de l'échoppe et vous servait un autre thé,
ou un autre café, selon le lieu. L'islamisme n'était pas en
perdition, mais il s'estompait, comme le christianisme.
Attention. Je ne dis pas que les musulmans n'étaient plus fanatiques
; toutes les religions monothéistes le sont. Quand papa est à
la fenêtre à vous encourager, on prend goût à
taper sur les petits voisins qui sont différents... Je dis seulement
que la violence, il y a 40 ans, n'était pas omniprésente en
pays musulmans et que la violence, surtout, n'était pas essentiellement
islamiste. On ne se battait pas à Alger en 1956 au nom d'Allah. On
n'a pas pris le Canal de Suez pour l'islamiser, ce n'est pas vrai.
Les pays musulmans de l'époque, comme les autres pays du tiers-monde,
étaient des pays pauvres en crise identitaire. Bien sûr, il
y avait les Frères musulmans, mais ils jouaient un rôle secondaire.
Marx était au moins aussi populaire que Mahomet dans les classes
musulmanes éduquées et, si on avait fait une révolution,
elle n'aurait rien eu de religieux. Le nationalisme était "à
la Saddam", d'autant plus agressif qu'il était laïc. Les
leaders voulaient bien chanter qu'Allah seul est grand, mais ils ne se voyaient
pas eux-mêmes sans importance.
Comment l'islamisme, bien sage depuis des siècles, est-il redevenu militant ? Ne faudrait-il pas se demander plutôt, comment la militance et la violence qui en découle
sont redevenues islamiques ?
Quand le capitalisme s'est cherché un alibi, après la
spectaculaire arnaque de 1973 sur le pétrole qui a causé bien
des larmes, on a pris les cheiks et les émirs comme boucs émissaires.
L'idée de mettre le blâme sur des bédouins -- des types
bizarres qui ont des harems et qui donnent des montres en or en pourboire
au Dorchester -- semblait opportune, même si ceux-ci ne gardaient
qu'une petite part de la cagnote et que le reste retournait vite en Suisse
et aux USA, dans les coffres des pétrolières et autres sociétés
bien de chez-nous. On a donc crié haro sur la chèvre et brimé,
insulté, humilié le monde arabe, "pétrolé"
dans tous les sens du terme, sans perdre une occasion de rendre le monde
arabe haïssable...
Quand les USA on voulu se défaire du Shah, devenu bien embêtant,
l'idée de blâmer les turbans n'avait rien perdu de son intérêt.
Mais comment soulever une population, ce qui est plus compliqués
que de mouvoir quelques émirs ? Pour un mouvement de masse, rien
de mieux qu'un réveil religieux. Rien de plus facile à promouvoir
qu'une guerre de religion, puisqu'elle cible ceux qui y croient le plus
-- et donc les plus bêtes -- lesquels sont toujours aussi ceux qui
rêvent le plus d'une bonne bagarre.
On a donc ramené de Paris un personnage charismatique et on a
financé la prise du pouvoir en Iran par un mouvement religieux. Une
gageure d'apprenti sorcier, pour quiconque connaît l'Histoire, mais
pour les Américains, qui ne voient que confusément ce qui est
loin des USA dans l'espace ou le temps, c'était une solution expéditive.
Après la prise des otages de l'ambassade américaine à
Téhéran, en 1979, on a compris un peu mieux les forces qu'on
avait libérées, mais on en a surtout vu le côté
« positif »
Le côté avantageux du fanatisme, c'est qu'il n'a vraiment
pas besoin « d'espérer pour entreprendre, ni de réussir
pour persévérer ». C'est ce dont on avait besoin pour
régler un problème sérieux avec les Russes qui avançaient
vers le sud en Afghanistan, dernière manche de la « grande
joute » qui les avaient opposés aux Britanniques en Asie centrale
au siècle précédent. D'abord, contrer les Russes ;
on règlerait après la question des gardiens de chèvres
illuminés. Il fallait donc AIDER les Islamistes en Afghanistan contre
l'URSS.
Pendant une décennie, l'Amérique a mis des milliards de
dollars à armer, mais surtout à former des fanatiques. Elle
a financé la convergence des toutes le rancoeurs et de toutes les
frustrations vers l'Islamisme militant. Elle a utilisé comme agents
des gens comme Osama Bin-Laden, pour battre le rappel vers la résistance
aux Russes de tout ce que le monde comptait de fanatiques musulmans et à
en créer d'autres. Elle leur a appris à gagner. Un dur défi,
mais elle y est arrivée. L'Amérique a réussi. Les Américains
ont réussi à créer un monstre.
Un monstre inquiétant, car il grandissait... et grandissait ! Quand
le Mur de Berlin est tombé, en 1989, les USA -- qui ne peuvent vivre
qu'en économie de conflit -- n'ont donc pas cherché longtemps
l'ennemi à haïr qu'il leur fallait ; dès 1991, ils ont
envahi l'Irak pour « libérer » le Koweït, faisant
cette guerre dont René Dumont a dit qu'elle avait déshonoré
l'Occident. Ils ont diabolisé l'Islam, un adversaire qui ne pouvait
en aucune façon menacer l'Amérique. Ils croyaient le dompter,
mais ils ont seulement nourri le monstre.
Pourquoi l'islamisme se développait-il si vite ? Par défaut...
Deux générations de nationalistes musulmans s'étaient
imbues de marxisme. Maintenant, le communisme était vaincu. L'Islam,
bien implanté et structuré depuis des siècles, était
pour tous les Musulmans le plus évident des signes de ralliement.
Quand sont revenus d'Afghanistan ceux qu'on avait entraînés
à se battre, ils ont proclamé la renaissance de l'Islam conquérant.
Pour être conquérant, d'abord être fanatique. Les voiles
sont sortis des campagnes illettrées pour réapparaître
dans les métropoles, au Caire, à Alger, à Téhéran,
à Beyrouth. Erreur de penser que c'est l'islamisme militant qui a
conduit à la violence ; c'est la violence qui ne demandait qu'à
s'exprimer qui s'est voilée sous l'islamisme.
Quand est survenu 9/11, on a convaincu les Américains -- soigneusement
dépolitisés et abêtis depuis des décennies, pour
en faire les protecteurs dociles d'un capitalisme pur et dur -- que lancer
une croisade sur les Infidèles était faire oeuvre pie. Pour
lancer cette croisade, on a donné un nom au monstre : islamisme.
Il fallait une cible, on a choisi Al-Qaeda, cellule insignifiante la veille,
promue desormais multinationale du terrorisme. On lui a créé un chef,
l'agent Bin-Laden ; un chef grand, rusé, fort, impitoyable, mythique...
Insaisissable, surtout, car il faut qu'il dure : en créer un autre
demanderait trop de travail.
Tout ce qui ne va pas dans le monde est donc devenu la faute d'Al-Qaeda.
Même si ce sont les USA qui tuent en Afghanistan, en Irak, en Somalie,
même si leur action n'a d'autres fins que de produire des milliards
pour Halliburton et autres marchands de mort et de servir d'atouts dans
un jeu de pouvoir entre politiciens tarés, c'est la violence fanatique
des musulmans qui est tenue pour responsable
Cette condamnation d'une RELIGION est l'une des erreurs de jugement
les plus bêtes de l'histoire de l'humanité, pour deux (2) raisons.
D'abord, parce que rien n'est si difficile à abattre qu'une religion
et les USA, en pleine décadence, se sont choisi un ennemi trop coriace.
Ensuite, parce qu'en disant ainsi que toute violence prenait sa source
dans l'Islam, ils ont stoppé net l'acculturation tranquille du monde
entier que l'Occident poursuivait depuis longtemps avec succès, à
son rythme et sans effort. Les civilisations ont parfois une chance d'établir
une hégémonie librement acceptée, mais il est bien
rare qu'elles en aient deux La civilisation occidentale ne séduira
plus. Maintenant on nous déteste un peu plus tous les jours. Le monstre
qu'on a créé a atteint sa taille adulte et il est à
nous dévorer.