99.02. 03
POTLATCH
La contribution la plus originale du Canada à la sociologie universelle
n'a pas été conçue à McGill ni à Varsity;
c'est une trouvaille de nos indiens Nootkas . On dit toujours que les humains
sont égoïstes, mais saviez-vous qu'il existe des tribus amérindiennes
de la Colombie Britannique dont les membres ont pour premier objectif dans
vie de DONNER tout ce qu'ils peuvent? Le potlatch est la cérémonie
au cours de laquelle ils donnent ainsi à qui mieux mieux. Ça
crée quelques ennuis, mais pas trop pourvu que ça reste dans
la tribu. Parce qu'évidemment, si l'ascenseur ne revient pas... les
lendemains sont difficiles.
Ça serait-y pas beau si les Bronfman, dont nous parlions il y a quelques
semaines, au lieu de virer 2 milliards de dollars aux USA, les avaient donnés
aux chômeurs canadiens ? Et encore plus beau s'ils étaient
relancés aujourd'hui par les Desmarais ou les Irving qui n'auraient
d'autre but que d'en donner plus? Ça n'arrivera pas, rassurez-vous,
et je n'accepterais pas le mandat de les en convaincre...! Il ne faut pas
dire aux riches de donner; ça les met en rogne.
On se demande bien pourquoi, d'ailleurs, puisque les riches ne dépensent
presque pas. Le problème, justement, ce n'est pas que les milliardaires
aient des milliards, mais qu'ils ne les dépensent pas. Dépenser
pour vrai, s'entend, dans le sens de consommer du pain, du caviar, ou de
tirer un sain plaisir de vider une bouteille de Romanée-Conti à
1 000 $. Dépenser, dans le sens de donner une chance à ceux
qui ne travaillent pas de travailler et de gagner leur croûte.
Ah, si les riches consommaient ... ! Peu importerait que l'argent soit outrageusement
gaspillé, pourvu qu'il circule, car c'est pour ça que l'argent
a d'abord été créé. Quand l'argent ne circule
pas, l'économie ralentit et tout le monde en souffre: les travailleurs
ne travaillent pas, les enfants des pauvres ne mangent pas avant de partir
pour l'école, même les milliardaires perdent les millions qu'ils
ne feront pas...
Ah, si les riches dépensaient un peu... En supposant qu'on mette
au Canada 30 milliards de dollars en circulation* - ça ne représenterait
encore qu'environ 2% de nos actifs! - et ça créerait une offre
de travail supérieure au nombre des chômeurs et assistés
sociaux du pays...
Mais les riches ne donneront pas leur argent et ne le dépenseront
pas non plus. La plupart des gens n'ont pas idée à quel point
il est difficile de dépenser plus de 3 ou 400 000 $ par année,
ce qui n'est pourtant que l'intérêt sur son capital d'un tout
petit millionnaire de rien du tout. Quand vous "valez" un milliard,
comment peut-on vous demander de "consommer" les deux millions
par semaine que vous rapporte cet argent? Des tonnes de truffes, des piscines
de champagne, des brigades de serviteurs en livrée...?
Contrairement au dicton populaire, l'appétit ne vient pas en mangeant:
on se lasse vite de manger. Ce qui croît avec l'usage, c'est l'ambition,
le désir insatiable de faire grandir les chiffres dans un portefeuille
d'actions. Alors, les vrais riches ne dépensent presque pas: ils
prêtent et accumulent des intérêts, ou investissent et
font des profits, réduisant d'autant plus l'argent en circulation,
mais ils ne "dépensent" pas.
Alors, pas de potlatch pour nos riches ? Erreur; nos riches "donnent"
tout le temps, laissant aller leur fric sans en retirer ni bien ni service
tangible. Ils se passent l'argent entre riches, d'un compte de banque à
l'autre, dans l'espoir d'en avoir plus ... qu'ils se repasseront aussi indéfiniment,
sans en retirer rien de concret. Les riches se vendent entre eux des Van
Gogh, dont ils disent chaque année qu'ils valent plus cher; ou ils
s'achètent des bijoux, ce qui ne consiste, en somme, qu'à
changer du papier pour des cailloux. Les riches vivent un potlatch ininterrompu,
mais ils ne vivent leur potlatch qu'entre eux.
Le fric ne PEUT pas sortir de la tribu des riches. Car ça veut dire
quoi, quand les entreprises font des profits records pendant que nous avons
une croissance malingre de 2 à 3 % dont on se dit satisfait, une
population dont le niveau de vie stagne depuis une génération
et qui tire 20% de son revenu global de paiements de transferts? Ça
veut dire que notre société a érigé en système
un potlatch "virtuel" réservé à la seule
tribu des riches. (Il y a aussi un potlatch virtuel pour le monde ordinaire
qui se joue avec l'argent des REER, mais nous en reparlerons)
Quand la Bourse s'envole vers des sommets, permettant aux riches de devenir
plus riches, notre société leur donne des milliards qui ne
représentent aucune valeur tangible dans le monde du réel.
Et ces milliards "virtuels", elle ne peut les donner qu'aux riches,
puisqu'eux seuls ne les dépenseront pas - puisqu'ils n'en ont pas
besoin - mais les utiliseront comme des outils de pouvoir, comme des laissez-passer
qu'il suffit de montrer puis qu'on remet dans sa poche. Les riches, comme
des clochards, peuvent s'échanger des chèques de milliards
de dollars s'ils conviennent de ne pas les encaisser. Et c'est bien ce qu'ils
font.
Tant que les milliards demeurent des symboles dans des livres, les riches
demeurent riches ... et puissants. Mais si nos riches prétendaient
se présenter à la banque de la réalité et"consommer"même
une partie infime de leur richesse, on verrait que notre société
ne dispose pas des biens et services nécessaires pour honorer le
"chèque" que constitue la valeur des actions en Bourse
et des dépôts en banque. L'ascenseur ne reviendrait pas et
les lendemains seraient bien difficiles.
Pierre JC Allard
Ethique et Titanic
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