99.01.27
LA TOILE DE CRABE
Dans les tout-premiers cours de composition française qu'on nous
donnait au collège classique, on nous mettait en garde contre l'abus
et surtout le mélange des métaphores. L'exemple caricatural
de ce péché contre l'esprit de la langue était ce célèbre
"char de l'État qui navigue sur un volcan", et de nous
expliquer le prof, par le menu, qu'un char ne navigue pas et qu'on ne navigue
pas sur un volcan...
Dommage... Pourquoi ne pourrait-on pas écrire comme Dali peignait
ces montres qui coulent comme du beurre et décrire ce panier de crabes
qui, depuis bientôt 25 ans, filent, tissent, tricotent et défont
la nuit la Toile du Stade, comme Pénélope sa tapisserie, pas
pour berner les prétendants mais pour les enrichir. 100 millions
de dollars par ci, 150 millions par là... Plus de fric chaque fois
pour les consultants, les architectes, les ingénieurs et les constructeurs
que tout ce qu'on a investi depuis ce temps dans le logement social.
Et ca tisse, ça grouille et ça grenouille... La toile se déchire
? SNC-Lavalin vient nous dire, la bouche en coeur, que l'appel d'offre qui
ne leur a PAS confié le dernier contrat pour la toile en Teflon ne
s'était pas déroulé de façon rigoureuse... et
toutes les grenouilles de s'esclaffer en se tapant la bedaine, vu que personne
n'a pensé une minute que l'avant-dernier appel d'offre, celui qu'a
gagné SNC-Lavalin pour la toile, se soit déroulé, lui,
d'une façon rigoureuse.
Ni l'autre avant, d'ailleurs, ni le précédent... Il y a déjà
20 ans que, dans un pays "dont je ne veux pas me souvenir du nom",
un type qui s'y connaissait bien en filatures de crabes et de grenouilles
m'a expliqué l'aspect génial des Olympiques de Montréal
en général, dont la Toile du Stade n'est que l'appendice caudal
d'une métaphorique Pléiade de comètes d'arnaques.
"Jamais dans toute l'Histoire, ni avant ni après "- m'a-t-il
dit - " il ne s'est donné en temps de paix, dans un pays occidental,
2 milliards de dollars de contrats sans appels d'offres. L'astuce utilisée,
géniale dans sa simplicité, est devenue une leçon pour
nous tous: créez un besoin..., créez une urgence..., puis
faites n'importe quoi"
De temps en temps, une toile déchire et crabes et grenouilles filent
un mauvais coton, mais une bagatelle ne fait pas le printemps et, petit
à petit, l'oiseau fait son lit à partir du même bas
de laine qui est toujours le nôtre. Vue par un optimiste, la décision
de rogner 13 millions du coût de la dernière toile en fait
une aubaine parmi nos mésaventures.
Continuons donc dans la logique olympique, et voyons ces 13 millions comme
de l'argent en banque. Voyons ce mat tendu vers nous, non pas comme le pilori
où sera submergée notre fierté nationale, mais comme
l'aube d'un nouveau pas en avant. Voyons d'abord de quelle source à
germé cette tragi-comédie. Qu'est-ce qui a mis la puce à
l'oreille des crabes et les a lancés sur la piste?
Il semble qu'un beau jour, après des années de travail sur
le Stade, quelque crabe en autorité ait jugé que l'architecte
Taillibert qui l'avait conçu prenait du retard et serait avantageusement
remplacé pour en assurer la réalisation par quelques grenouilles
locales. "Avantageusement" se prêtant ici à toute
interprétation compatible avec le principe que, toile ou non, on
ne prend pas des mouches avec du vinaigre.
On connait la suite. De fil en aiguille, on a fait une toile amovible qui
a si mal fait son boulot qu'elle a finalement obtenu sa permanence... et
eu beaucoup d'augmentations. Le plus grand mérite du Stade, à
ce jour, est qu'aucune pièce ne s'en est encore détachée
qui soit tombée sur la tête de quelqu'irréductible surréaliste.
Maintenant qu'on a tout essayé - et qu'on a pris pas mal plus de
retard que le concepteur n'aurait jamais osé en prendre ! - est-ce
que ça ne vaudrait pas la peine d'appeler Monsieur Taillibert, bien
poliment, et de lui demander s'il ne réparerait pas les dégâts,
à quel prix il le ferait et si son assurance professionnelle ne couvrirait
pas les éventuelles anicroches ?
Parce que, à ce jour, il n'est pas démontré que Taillibert
ne peut pas livrer la marchandise; ce qui si, a été amplement
prouvé, c'est que nos crabes, eux, ne savaient pas filer et ne tenaient
même pas le dessus du proverbial panier. Allons, un petit geste d'humilité:
appelez Taillibert et que nos grenouilles restent coites, coites, coites...
Pierre JC Allard
Page précédente
Page suivante
Litanie des avanies
Retour à l'accueil