Dans beaucoup de grandes villes en Amérique du Nord,
il n'y a aujourd'hui presque plus de mendiants. Ce qui ne veut pas dire
que les grandes villes d'Amérique soient devenues plus saines. Au
contraire, c'est souvent parce que le besoin y est maintenant relié
à la drogue et est devenu si vif que ceux qui auparavant demandaient
ne demandent plus: ils prennent. Ils ne quêtent plus, ils agressent.
Mais, dans le tiers-monde, il y a encore des mendiants. A Kinshasa, à
Lima, aux Philippines, en Inde... A Bombay, par exemple, près de
la Porte de l'Inde, on est accosté à peu près à
chaque dix secondes. Ici, à Montréal - cette Presqu'Amérique
que chantait Charlebois - on m'a demandé neuf (9) fois l'aumône,
samedi dernier, rue St-Denis, entre Sherbrooke et Ste-Catherine. Comme à
Bombay.
On quête aujourd'hui à Montréal, comme - de mémoire
d'homme d'âge mûr - on n'a jamais quêté. Il y en
a que ça effraie, d'autres que ça chagrine. Moi de même,
mais ça m'irrite, aussi, car il n'y a pas de raison, dans une société
comme la nôtre, pour qu'il n'y ait pas à chaque jour un peu
de nourriture saine et un lit chaud pour tout le monde.
Pas de raison non plus, d'autre part, pour que les passants soient embêtés
par des hordes de marginaux qui feignent d'être pauvres pour s'offrir
une ligne de coke de plus. Il y a à Montréal une loi contre
la sollicitation publique; il faudrait la faire respecter. Mais avant, il
faudrait prendre en charge la vraie misère. Faire en sorte que l'itinérant
l'ait, cette soupe et ce lit chaud que notre société ne devrait
pas avoir le culot de lui refuser.
Pour résoudre le problème de l'itinérance,
deux écoles de pensée s'affrontent: l'école "libéro-charitable"
et l'école "socialo-réformiste".
La première - Dernier Recours a été un bon exemple
- veut aider l'itinérant parce que nous sommes "bons" et
parce qu'il est "pauvre", voilà tout. Il faut satisfaire
à ses besoins et lui ficher la paix.. Le grand tort de cette école
est de s'en remettre à l'individu pour régler un problème
collectif: la solution qu'elle offre est aléatoire, la plupart des
gens n'étant simplement pas toujours "bons".
De plus, régler le problème immédiat ne fait souvent
que le perpétuer: si vivre l'itinérance perd de sa rigueur,
il devient plus tentant pour l'adolescent en fugue d'en tâter, au
risque de devenir itinérant de façon permanente. Le libéro-charitable
se gratifie, gratifie celui à qui il donne, mais rien ne garantit
que toute misère en sera soulagée, que la dignité humaine
sera préservée, ni surtout que le problème à
long terme sera résolu.
Le socialo-réformateur, lui, concentre sur le problème...
si bien que l'argent disponible ne sert plus tant à soulager cette
misère qu'à l'étudier, et moins à donner aux
miséreux qu'à payer les salaires de ceux qui les encadrent.
Il veut aller "au fond du vrai problème" et le corriger.
Bravo ! Mais, comme - hélas! - le vrai problème de l'itinérant
vient de ce qu'il n'a pas de famille, pas de job, pas de milieu social,
aucune sécurité, aucune stabilité émotive, et
qu'il lui faudrait, en somme, pour s'en sortir, tout ça plus une
psychanalyse de 5 ans, il est clair que la solution concrète n'est
pas pour demain...
A défaut de faire plaisir, en lui donnant raison,
à l'une ou l'autre de ces deux grandes écoles, on peut au
moins donner à chacune presqu'autant de satisfaction en donnant tort
à l'autre. Disons donc que le libéro-charitable soulage sans
comprendre et ne règle donc pas grand chose..., alors que le socialo-réformateur,
pour l'instant du moins, ne règle rien du tout.
C'est que l'itinérant est un pauvre "différent".
Il y a déjà, au Québec, tout un réseau de prise
en charge des déshérités, allant du BS jusqu'aux douzaines
d'organismes financés par Centraide. Le vrai 'itinérant -
celui qui passe à travers toutes les mailles de tous les filets pour
se retrouver sans abri - est vraiment tout à fait marginal. C'est
généralement un robineux, qui a pour caractéristiques
principales d'être seul et alcoolique. Ce n'est pas seulement un pauvre,
c'est d'abord un malade. Il faut en prendre soin.
L'itinérance, c'est presque toujours la dépendance alcoolique:
une maladie. On veut éliminer l'itinérance, mais on feint
d'ignorer que, pour l'alcoolique, son alcoolisme est toujours un moin-dre
mal. Derrière l'alcool - qui est une béquille mais aussi son
remède - il y a l'angoisse, et c'est entre les deux qu'il a choisi
l'alcool.
Enlever sa béquille à l'itinérant sans fournir un autre
support, c'est le jeter dans une angoisse insupportable. Il faut donc, en
âme charitable, se souvenir que sa bouteille fait partie des besoins
essentiels de l'itinérant jusqu'à ce qu'il soit guéri;
il faut aussi, en bon réformateur, essayer de le sortir du cercle
vicieux qui va de la solitude à l'angoisse, à l'alcool, à
l'itinérance... à la solitude, à l'angoisse...
Il y a déjà des refuges où vont dormir
nos itinérants; il devrait y en avoir plus. Il devrait y en avoir
assez. Chaque itinérant devrait avoir un lit quelque part. Un lit
dans un dortoir; pas le luxe, mais la chaleur et la sécurité.
Combien de lits nous faut-il? Mille, deux mille..., ils ne sont pas très
nombreux, les vrais itinérants. On le saura en les enregistrant au
premier refuge où chacun se présente ou à la première
arrestation. Il faut connaître chaque itinérant et lui donner
une adresse: la certitude d'un vrai lit chaque nuit à la même
place.
La procédure d'hébergement dans ces hôtels de nuit serait
toujours la même. Ouverture à 8 h 00 heures le soir. Chaque
itinérant, à son arrivée, se dévêt et
prend une douche. Il met ses vêtements à la lessive et tous
ses effets personnels en consigne: pas de bouteilles ni de drogues à
l'hôtel de nuit. Après la douche, il met son pyjama; le sien:
on le lui a donné. Il peut regarder la TV dans la salle commune,
mais sans alcool ni cigarettes, les soirées seront courtes.
Quand il veut dormir, il occupe un lit qu'on lui assigne dans un dortoir
de six à huit lits. Dès qu'un dortoir est rempli, la porte
est fermée et on ne les dérange plus; la surveillance est
assuré par des cameras. Un à un, les dortoirs se remplissent
au fur et à mesure qu'arrivent les couche-tard. Dans les dortoirs,
le silence est de rigueur. A 7 h 00 le lendemain matin, réveil; chacun
met à laver son pyjama et ses draps - qu'il récupérera
le soir suivant - et reprend ses vêtements et ses objets personnels.
A 8 h 00 ils sont tous à la porte. Ce n'est pas la vie de palace,
mais c'est la survie.
L'hôtel de jour est un centre de loisir et de réadaptation.
Alors que, dans un hôtel de nuit, chaque itinérant a sa place
assignée de 8 h 00 du soir à 8 h 00 du matin, il peut, de
8 h 00 du matin à 8 h 00 du soir, aller à l'hôtel de
jour qui lui convient. Il y trouvera des salles où on peut parler,
jouer aux cartes, regarder la télévision, lire des des livres
et des journaux . ...
Il y sera nourri. Pas le grand luxe, mais le repas de survie bien vitaminé,
matin, midi et soir, sur présentation de sa carte mensuelle d'itinérant
qui sera poinçonnée. Surtout, s'il n'est pas violent ni incohérent,
il pourra recevoir dans un hôtel de jour la ration d'alcool dont il
a besoin. Mais cet alcool, on ne le lui remettra pas.
Au dispensaire de l'hôtel, on donnera à l'itinérant
une quantité raisonnable d'alcool à ingurgiter sur place -
sans excéder le seuil où un alcootest indiquerait qu'il y
a danger pour sa santé - mais on ne lui en remettra jamais. Parce
qu'il ne faut pas intégrer l'alcool à la vie communautaire
de l'hôtel, ni en permettre la consommation en groupe et en faire
un élément de la vie sociale. L'alcool est un remède:
on le prend seul.
Dans un hôtel de jour, l'itinérant trouvera aussi, s'il en
fait la demande, un spécialiste en relation d'aide qui pourra le
conseiller s'il veut s'en sortir. Mais jamais on ne le lui imposera. Quand
l'itinérant trouvera plus de gratifications aux autres activités,
il boira moins et décidera de s'en sortir; à ce moment là,
on lui offrira des conseils, mais pas avant. Peut-être ne décidera-t-il
jamais de s'en sortir. Dommage, mais c'est sa vie. Son angoisse. Pas la
vôtre ni la mienne.
On respecte ainsi la liberté de l'individu et on
tient compte de ses besoins. On lui donne aussi une meilleure chance de
s'en sortir, parce qu'on lui enleve le stress de la nécessité
et de sa solitude, qu'on lui crée un milieu social, et qu'on lui
renvoie une image positive de lui-même.
Aussi, parce qu'en officialisant par une carte l'itinérance, on crée,
en fait, une barrière qui empêche d'y entrer trop facilement...
et surtout d'y revenir si on s'en sort. Recevoir une carte d'itinérant
aura un impact psychologique profond; ce sera un moment-clef pour offrir
de l'aide à l'itinérant et éviter qu'il ne le devienne
de façon permanente. Et renoncer à la carte sera un geste
considérable, un engagement tangible sur lequel on ne reviendra pas
facilement.
L'avantage, pour celui qui cessera d'être itinérant, ce sera
de récupérer son propre BS. Mais on ne lui permettra cette
reprise en charge que s'il a cessé de boire, a trouvé un emploi
et s'est intégré dans un groupe social. La voie vers la sortie
passera par le travail. Et le travail débutera à l'hôtel.
A certains hôtels de jour seront joints de petits ateliers, où
ceux qui le désirent pourront effectuer des travaux simples et recevoir
une rémunération. Déjà logés, nourris,
vêtus et pourvus en alcool, les itinérants qui décideront
de travailler pour avoir un peu d'argent seront ceux qui auront développé
d'autres besoins et seront sur le point de s'en sortir. Travailler sur place
permettra alors de joindre au travail une relation d'aide durant la période
difficile de réinsertion, et donc de multiplier les chances de succès.
D'hôtels de jour en hôtels de nuit, l'itinérant
est toujours libre mais, en fait, complètement intégré.
Il a accès à une relation d'aide s'il veut s'en sortir, mais,
s'il ne le veut pas, la société a tout au moins assuré
sa survie dans un minimum de dignité: il est nourri, il est propre,
il peut passer inaperçu dans la rue.
Coûteux? Pas vraiment. Enregistrant tous les itinérants et
leur donnant une adresse, le système chargé de gérer
ce problème de l'itinérance pourra être habilité
à toucher le BS pour tous et chacun des itinérants, en contrepartie
de la carte qu'il leur émet et qui leur donne accès aux services
indiqués.
Instaurer la "vie d'hôtel" marque la fin de l'itinérance.
Le véritable itinérant ayant été intégré,
personne ne devra plus quêter sur la voie publique. Celui qui le fait
devra être arrêté et traduit en justice; s'il est trouvé
coupable, il sera condamné à l'amende ou incarcéré.
Montréal cessera enfin d'être "Bombay sur Saint-Laurent"
pour redevenir une ville du monde développé. Et on aura apporté
la dignité et un peu de joie à nos vrais déshérités.