On se plaint beaucoup, chez nos intellectuels, du manque
de culture du monde ordinaire. Or, faisant partie de cette toute petite
minorité du monde ordinaire qui prête attention à ces
critiques, tout en continuant - ô inculte que je suis ! - à
penser que la musique concrète est une forme de bruit particulièrement
désagréable, et qu'une bonne part de ce qui est accroché
aux murs du Musée d'Art Contemporain est du niveau de la Période
Jaune de mes enfants, c'est à dire celle où ils mouillaient
encore occasionnellement leurs couches, ces critiques sur notre culture
m'agacent.
Elles m'agacent et - pour parodier un auteur célèbre - je
dirais qu'il est dommage que ceux qui critiquent se plaignent tant de notre
culture et si peu de leur jugement. Un jugement pervers qui fait qu'on exclut
systématiquement de la culture tout ce qui peut faire plaisir. Si
le public ne se rue pas pour voir Ionesco ou Beckett, on dit qu'il est inculte;
si le même public retourne voir Broue, comme on ne se lasse
pas de voir un album de famille, ou s'il fréquente plus de théâtres
l'été qu'il n'y en a durant cette saison à Paris, on
se demande si c'est vraiment du théâtre...
Si le public québécois aime l'opérette, soutient le
plus grand festival de jazz au monde et comprend Starmania avant les Français,
on dit qu'il aime "le facile". Même chose pour la BD, le
cinéma, etc. Le monde ordinaire ne sera jamais cultivé, puisqu'on
a défini au départ que la culture consistait uniquement à
s'intéresser à ce qui n'intéresse pas le monde ordinaire.
Nous sommes des Béotiens de droit divin et pour toujours, car ce
que nous touchons cesse d'être culture.
Étant admis que nous, les Béotiens du monde
ordinaire, ne serons jamais tout à fait "cultivés",
nous voudrions demander à nos gouvernants de financer, avec les deniers
publics, des oeuvres de peinture, de sculpture et d'architecture qui soient
pour les gens une source de plaisir. Je suis persuadé que les contemporains
de Raphael aimaient ses peintures parce qu'elles étaient "ressemblantes".
Et d'encourager la production et la fréquentation d'un théâtre,
d'une musique et de spectacles qui nous plaisent. Car c'est en fréquentant
une culture qui leur faisait plaisir que tous ces gens ordinaires qui nous
ont précédés ont créé du même coup
ce qu'on appelle maintenant "la culture".
On ne dit pas assez souvent que le public de Shakespeare était du
monde ordinaire qui allait au théâtre pour s'amuser, et qu'il
était aussi près de Hamlet que nous le sommes de Ti-Coq, aussi
à l'aise avec la langue de Shakespeare que nous le sommes avec le
français de Tremblay... et que ce public ne trippait pas sur
les pièces d'Eschyle qui, en leur temps, avaient pourtant passionné
les Athéniens.
L'État doit promouvoir une culture qui plaît. La culture qui
ennuie, qu'on fréquente pour épater le voisin, celle qu'on
impose aux enfants comme une autre leçon de plus à retenir,
cette culture-là ne nous enrichit pas: elle retarde l'évolution
vers de nouvelles oeuvres d'art qui apporteront une vraie joie et qui pourront
alors accéder à la vraie dignité d'art populaire. L'art
est gratuit; l'art, c'est ce qui n'a pas d'autre utilité que de nous
faire plaisir; un art qui ne fait pas plaisir est donc totalement inutile.
Oui, l'État doit aujourd'hui soutenir les arts.
Plus que jamais, parce que la publicité à laquelle nous sommes
soumis et qui nous attire vers d'autres produits a réduit la part
des dépenses de consommation qui va à la culture. Mais ceci
ne veut pas dire que l'État doive soutenir les auteurs des pièces
que le public boude, ni les peintres de tableaux qu'on ne veut pas voir.
Le rôle de l'État ne doit pas être de contrarier les
goûts du public au nom d'une certaine "culture" définie
par une toute petite élite, mais plutôt de faire en sorte que
le monde ordinaire ait plus de la culture qui lui plaît. Et pour ça,
il faut que l'État renonce à subven-tionner les artistes,
et subventionne plutôt la consommation de l'art.
Que l'État ne choisisse pas quel artiste aider. D'abord, parce que
l'État n'y connait rien en art et doit donc s'en remettre, pour accorder
son aide, aux avis "éclairés" d'une chapelle de
petits copains qui se renvoient l'ascenseur. Les vrais innovateurs, les
vrais génies n'y trouvent pas leur compte. Ensuite, parce qu'en subventionnant
certains artistes et pas les autres, on crée en fait un art "officiel,
ce qui trop souvent donne de ces oeuvres du type "réalisme socialiste"
pour se défaire desquelles on ne trouve plus ensuite de poubelles
assez grandes...
Au lieu de subventionner les artistes, une Nouvelle Société
aidera la culture et les arts en se donnant les moyens de renvoyer vers
les produits culturels une part plus grande des dépenses de consommation,
en connaissant mieux ce que veut le monde ordinaire, et en facilitant à
une plus grande partie de la population l'accès à la culture
de son propre choix.
La façon idéale de le faire serait de remettre
à chaque contribuable une Carte-étoile qui permettrait
d'assister gratuitement ou à rabais à un certain nombre d'événements
culturels de son choix: concerts, représentations théâtrales,
expositions de peinture, de sculpture, d'architecture, spectacles mettant
en scène des artistes de chez nous, cinéma de producteurs
québécois, etc.
Chaque carte serait personnelle et ne pourrait être prêtée
à qui que ce soit. A la demande du contribuable, elle serait émise
à son nom et à celui d'une autre personne adulte non contribuable,
auquel cas on accep-terait deux réservations par carte pour un événement
plutôt qu'une seule.
Mieux, l'un ou l'autre des titulaires de cette carte pourrait aussi emmener
gratuitement à tout spectacle auquel il assiste une personne mineure
de 7 à 17 ans: ce sont tous ces enfants et adolescents qu'on initiera
ainsi aux événements culturels qui deviendront la clientèle
de demain.
A combien de spectacles gratuits inviterait-on le monde ordinaire? C'est
au Gouvernement de mettre le chiffre, selon la priorité qu'il veut
accorder à la culture. Si la carte a une valeur de cent dollars -
applicables, disons, à dix entrées à dix dollars -
on injecte environ 300 millions de dollars dans la consommation culturelle.
Si la carte donne droit à 200 $, on parle de 600 millions de dollars
par année, 90 % de ce pouvoir d'achat lié étant mis
entre les mains de gens qui ne sont pas déjà consommateurs
de culture. C'est un gain presque net pour les arts, la culture, les artistes.
C'est bien, mais on peut faire mieux. Sans rompre son impartialité,
l'État peut faire en sorte aussi qu'il y ait plus de théâtres
et de salles de concert et, dans ces salles, tous les techniciens permettant
à une équipe théâtrale de réaliser un
spectacle.
C'est toute l'intendance qu'on pourrait mettre à la disposition de
l'artiste. D'abord en réservant pour lui les salles existantes -
car le but n'est certes pas de faire concurrence aux propriétaires
de salles actuelles ! - mais en créant au besoin, d'autres petites
salles, de 100 à 150 places, où on pourrait tester la réaction
du public sans encourir de frais énormes.
Ce serait une autre façon d'aider la culture sans faire de discrimination,
en autant que le choix des équipes théâtrales ne soit
pas arbitraire. Ce choix pourrait, par exemple, obéir au nombre de
réservations fermes sur la carte-étoile faites à l'avance
auprès d'un Centre de réservations de l'État. Un mécanisme
simple mis en place par l'État pourrait aussi alors avancer à
la troupe choisie, pour ses décors et ses frais de répétition,
un montant égal à la différence entre le coût
de la salle avec techniciens et les recettes garanties pas ces réservations.
On monterait en principe un spectacle par mois dans les petites salles expérimentales
de 100 à 150 places, mais avec l'option pour une pièce de
continuer ensuite sa carrière dans une plus grande salle, si le nombre
de réservations reçues au cours de ces quatre semaines initiales
le justifiait. Les premières recettes serviraient à payer
salle, employés et avances, le reste allant à la troupe qui
se le repartirait selon ses propres normes.
En subventionnant celui qui va au théâtre
ou au concert, qui fréquente des expositions et qui encourage le
cinéma québécois, l'État aide les arts sans
s'immiscer dans le problème épineux de savoir quel artiste
et quelle forme d'art sont subventionnés. Ce choix devient celui
de la population elle-même. La culture "à la carte"
permet à l'État de jouer le rôle de mécène
tout en laissant la population exprimer démocratiquement son goût.
Cette forme de mécénat, suffisante pour les arts du spectacle,
ne l'est pas pour faire vivre nos architectes, nos peintres et nos sculpteurs:
ils doivent vendre leurs oeuvres, et l'État doit en être le
principal acquéreur, si nous voulons que l'art demeure dans notre
patrimoine collectif. Comme l'État doit aider le compositeur ou l'interprète
qui veut faire graver ses disques.
Aidons-les. Mais ici aussi, toutefois, il vaudrait mieux s'en remettre au
choix de la population plutôt que d'imposer des décisions d'experts.
Le goût du public nous aurait-il donné pire que le nouveau
Musée des Beaux-Arts?
Comment savoir ce qu'une population pense des oeuvres d'art, des oeuvres
musicales? Lui en montrer, lui en faire écouter beaucoup et lui demander
de choisir. Et où peut-on monter une exposition permanente de tableaux,
de sculptures, voire de plans et maquettes d'édifices publics à
construire? Où peut-on tenir un récital permanent? Mais dans
le métro, bien sûr! Il y a dans toutes les stations des espaces
que l'on pourrait réserver pour trois ou quatre jours et où
nos auteurs devraient pouvoir exposer, nos musiciens pouvoir jouer, chanter
et le public donner son opinion...
La musique dans le métro, ce n'est pas révolutionnaire.
Y ajouter des oeuvres d'arts, pas vraiment. Là où ça
le devient, c'est quant on demande aux utilisateurs du métro de "voter"
pour les oeuvres exceptionnelles, en donnant à un artiste de leur
choix, au cours du mois, leur carte CAM du mois précédent
devenue inutile.
Un utilisateur n'a qu'une carte par mois, et ce sera donc un choix très
sélectif que de la donner à celui, à celle ou au groupe
dont les oeuvres ou l'interprétation lui auront vraiment plu. Et
comme il y aura chaque mois tant de milliers de cartes données, ce
sera un indicateur très significatif des goûts du monde ordinaire.
L'État donnera alors suite à ce verdict de la population,
en achetant ou en finançant la création des oeuvres qui auront
reçu l'accueil le plus favorable du public. Il y a des points privilégiés:
on recevra plus de cartes à Berri-Uqam qu'à la station L'Acadie.
Il faudra donc prévoir que celui qui reçoit un pourcentage
significatif des cartes dans une petite station aura la priorité
pour occuper ensuite une place dans une des grandes stations. Le succès
viendra ainsi en deux ou trois étapes. Mais il viendra.... pour ceux
dont l'art plaît. Et la postérité? La postérité,
comme elle l'a toujours fait, portera ses propres jugements; contentons-nous
de porter les nôtres avec justice.