Retour à l’Étable
« Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant
phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et
confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie
de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et
les mentalités de cet incurable dément ? […] Les moutons vont à
l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins
ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les
mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur
nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour
conquérir ce droit. »
Octave Mirbeau, La Grève des électeurs, 1888.
Au premier tour des élections
présidentielles en 2002, une grande partie d’électeurs avait administré un
désaveu cinglant aux deux principaux partis, piliers centraux du système
politique vermoulu de ce pays. Ainsi, Lionel Jospin comme Jacques Chirac
s’étaient retrouvés avec des scores infamants. Cette excellente idée, hélas,
n’avait fait son chemin qu’en s’exerçant au profit de Le Pen, résultat qui
(comme on s’en souvient) avait même horrifié nombre de personnes ayant voté en
faveur du parachutiste embourgeoisé, mais qui ne voulaient pas de lui à
l’Elysée pour autant.
Depuis
lors, le référendum européen du 29 mai 2005 avait désavoué lui aussi les grands
partis en faisant triompher, de façon inattendue, un refus massif de la
Constitution initiée par l’ineffable Giscard.
On aurait
pu supposer qu’ayant pris goût à cette faculté salutaire d’ébranler la
confiance en eux-mêmes que les mastodontes du guignol politique, UMP et PS,
entretenaient jusqu’alors, un grand nombre de français allaient récidiver une
fois de plus, en 2007. Ne venaient-ils pas, en fait, d’expérimenter par deux
fois la seule forme d’expression, ô combien modeste et dérisoire, que leur
concède un système électoral qui les piège intégralement, et qui ne permet rien
d’autre que de distribuer quelques claques plus ou moins symboliques à ceux qui
nous méprisent, leur rappelant ainsi que leur monologue a ses limites, et qu’il
commence même à se montrer pesant ? Comme contrepoids permettant d’agir
ainsi, ils disposaient d’ailleurs cette fois d’autres « solutions »
que du Front National, comme par exemple de l’UDF, des altermondialistes, ou du
gentil facteur trotskiste. Ainsi leur était-il possible à tout le moins de se
compter, de se confirmer leur existence, de prendre conscience d’un poids
collectif qui, à la première occasion, pourrait être transposé sur des bases
plus saines, à l’écart du guignol électoral. C’est bien là le maximum que le
système représentatif permet de faire : compter ceux qui n’en veulent
plus.
Or, dans le mécontentement
comme en toute chose, c’est toujours la continuité qui importe, et qui donne un
sens, a posteriori, à ce qui fut fait. Les élections de 2002 ou le référendum
de 2005 ne sont par exemple (et ne restent) que foucades dépourvues de sens si
on ne leur fait pas suivre d’autres actes, continuant à illustrer et à
constituer leur signification d’ensemble. Dans la continuité, ils auraient pu
se transformer en commencement d’une véritable formulation, dans la mesure où
l’électorat français aurait ainsi entrepris de transformer la farce électorale,
avec les petits moyens du bord, en désaveu de l’aliénation représentative.
Confortés par le constat d’un mouvement massif et constant, d’aucuns auraient
pu prendre la parole, ouvrir un débat au-delà des partis, chercher des mots
pour exprimer et faire avancer une lassitude exprimée de façon si prolongée. Le
relatif succès de Bayrou (qui, arithmétiquement n’est cependant qu’un simple
retour aux scores plus anciens de l’UDF) illustre d’ailleurs assez clairement
la persistance avec laquelle une frange de l’électorat cherche toujours à
concilier le rejet de l’establishment politique avec le fait de ne pas renoncer
au vote. Le besoin était tel que le plus mou put faire figure de dur.
C’est
l’abandon récent de cette tendance, au contraire, qui aura permis aux commentateurs
domestiqués, après le premier tour électoral d’avril 2007, d’abonder dans la
réjouissance sordide : réjouissance devant le constat que tout est rentré
dans le rang, que le bétail est retourné à l’étable, que les Français arborent
à nouveau leurs têtes de veaux : les « nonistes » ont voté pour
les promoteurs du « oui », les lassés de l’establishment ont remis en
selle ce dernier, la Gaule chevelue se met au bipartisme, les râleurs sont
partis à Canossa – gaudeamus igitur ! Personne, sans doute, ne se
sera illustré dans ce genre nauséabond autant que Colombani, dans Le Monde
du 24 avril : on y lit en effet que « ce fut une double
victoire : celle de la démocratie sur elle-même ; et contre ses
extrêmes ». La démocratie, aux yeux de ce genre de théologien de la
misère, c’est ce que d’autres ont appelé le « vote utile » : ne
pas batifoler, éconduire les extrêmes (qui donc n’ont pas droit à l’existence),
ne connaître que l’appareil des deux grands partis, eux qui nous mènent à
marche forcée jusqu’à l’aphonie politique totale du régime bipartidaire
américain, ou britannique. Quand deux partis restent seuls en lice, et se
disputent uniquement l’honneur de traduire en « politique » les
dernières exigences en date du grand capital international, par des réformes
que l’idéologie servile s’empresse de réclamer sans relâche, comme sont aussi
réclamés les avantages personnels qui s’attachent à ce genre d’activité, la
valetaille journalistique subodore une sorte d’apothéose de la démocratie. Pour
Colombani, la nature même participe à cette félicité, au point qu’on se
croirait dans la France d’Amélie Poulain : « L’histoire retiendra
cette belle journée d’avril, dans cette France ensoleillée, ses longues files
d’électeurs, vieux, jeunes, couples venus avec leurs enfants, tous patients,
tous mobilisés. Donnant l’image d’un pays serein, citoyen, qui redécouvre la
politique, qui se réapproprie l’élection présidentielle et montre, par là même,
sa volonté de se réapproprier son destin ».
Loin de
nous l’idée de contester que ces mots méritent de se graver dans la mémoire,
car il n’est pas si aisé de mettre en partition une si constante et frénétique
inversion de toute vérité. Quand l’électorat se résout, piteusement, au rôle
que le dépérissement du régime représentatif lui a assigné, les librettistes de
la soumission frétillent adéquatement. La dégénérescence, mondialement unifiée,
de l’illusion démocratique, voilà ce qui se voit magnifié en
« redécouverte de la politique ». Et comme cette hyperbole
institutionnelle ne suffit pas, pourquoi ne pas la recouvrir par dessus le
marché d’une exagération encore plus délirante, du genre « se réapproprier
son destin » ? Chez ces gens-là, en effet, on se réapproprie sa vie
en adhérant formellement à son dessaisissement. Et voilà donc le visage que
prend le destin de la France : celui d’un gnome qu’adorent les
consommateurs de dispositifs antivol et les fanatiques de fiches biométriques,
et que détestent tous les autres ; ou celui d’une adepte du drapeau
tricolore au balcon, dernier soubresaut d’un mitterrandisme éculé et prophète
de demi-réformettes controuvées.
Après
quelques décennies d’hésitations, le système représentatif rejoint ainsi
définitivement son concept. La plus modeste échappée en a été éliminée. Il
s’est finalement totalement verrouillé. Et ce sont les électeurs qui s’en
seront chargés eux-mêmes, il faut leur laisser un si douteux mérite.
Quand en
tout cas les commentateurs noient le corps électoral sous leurs jubilations,
c’est bien la preuve nécessaire et suffisante que l’encéphalogramme de la
France se rapproche de celui d’un sarkophage. Les parasites de la décomposition
entonnent alors l’air triomphal de la résurrection.
C’est ainsi
que sur ce terrain aussi, le peuple est invité à ne pas faire ce qu’il aime,
mais à se contenter d’aimer ce qu’on lui dit de faire. Et cette habitude
servile, fruit d’une domestication croissante qui a pris de si surprenantes
proportions partout, ne pouvait guère tolérer la moindre survivance
anachronique dans tel secteur particulier. La mise au diapason est donc en
bonne voie. Désormais, les seules discordances viendront des banlieues, des
cités, de ceux qui ne peuvent se sentir concernés par la modernisation du
spectacle politique, parce qu’elle n’est pas faite pour eux, mais contre eux ;
et de tous ceux que la déconstruction du salariat et la désertification
croissante du tissu industriel, poursuivies en dépit de tous les discours
contraires, va encore jeter dans la rue. Dans ces banlieues populaires, on a
voté massivement Royal comme pour se convaincre que quelque chose était encore
possible, alors qu’il est minuit moins cinq, mais on peut aussi raisonnablement
penser que le poids de tout ce qui y empêche de vivre ne pourra en aucune
manière, à la longue, être atténué par une simple rhétorique néo-socialiste.
Ceux qui estiment, en cachette, qu’on peut transférer toutes les usines en
Chine et recycler l’ex-population laborieuse en animateurs touristiques
disséminés dans l’ex-campagne française, ne font que simuler un espoir à usage
interne, pour gérer encore pendant un petit moment ce qui part déjà dans tous
les sens, et ne pourra se perpétuer tel quel. Quant à ceux qui prétendent
pouvoir revigorer l’activité industrielle, ils sont encore pires, puisqu’ils
profèrent leurs mensonges dans une sorte d’état d’apesanteur économique.
Quelles seront les convulsions, heureuses ou malheureuses, qui résulteront de
ces impasses assurées ? Voilà bien la seule question qui mérite encore
l’intérêt. Sans nul doute, des élections ne représentent qu’un micro-événement
dans ce processus aussi global qu’effrayant, tant le programme de nous faire
essuyer les plâtres est commun à tous les compétiteurs
« politiques », puisque inhérent au système représentatif lui-même et
à sa défense très peu discrète de la marchandise et du capital. Tant que les
hommes abdiqueront toute action politique, c.a.d. directe, et accepteront d’être
représentés, ils ne seront que le rêve d’une ombre, comme disait Pindare,
des porteurs de marchandises, des esclaves de la mode : autant de vies
d’emblée réfutées. Mais comment quelqu’un qui s’est habitué à vivre seul,
n’ayant pour compagnon que divers équipements électroniques auditifs ou visuels
ou les deux, prenant de semblables conditions de vie pour de la
« liberté », percevrait-il la solitude et l’impuissance de la monade
dans l’isoloir ? L’isolement « politique » de l’électeur, connu
de la pensée critique et révolutionnaire depuis deux siècles, avait en réalité
anticipé sur l’isolement social et économique, qui vient de boucler la boucle.
Le puzzle est maintenant au complet, l’impuissance de l’isolé est désormais la
règle, et tout est logiquement jugé en fonction d’elle, et à son aulne.
Dans un si funeste contexte, l’obscénité des
réjouissances électorales n’a d’égale que celle d’une coupe du monde de
football : elle est un naufrage tricolore de plus. En pleine marée
montante du nationalisme belliciste préparant la première guerre mondiale, Rosa
Luxemburg et Karl Liebknecht s’étaient opposés à ce crétinisme de masse :
or, chaque élection en mérite autant, et celle de 2007 plus que toute autre,
puisqu’elle accomplit l’affreuse promesse qu’elles contiennent toutes : le
retour à la niche.
Les Amis de
Némésis
2 mai 2007
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