Aux « Amis de Némésis »
Je viens de lire votre réponse à l’un des correspondants des
Amis de Némésis, lequel se référait aux thèses situationnistes des années 60
sur la Commune de Paris et au dépassement de la politique que lesdites thèses comportaient.
J’approuve pleinement la manière dont votre réponse reprend ces thèmes et vos
précisions sur la notion de fête, bien utiles aujourd’hui.
D’une manière générale et concernant ce terme de politique,
je souscris également à l’idée « d’un infléchissement de l’orientation
critique, sans aucun désaveu de ses précédents acquis ». A tous les motifs
évoqués, j’en ajouterai, pour ma part, un autre, d’ordre plutôt stratégique. La
critique révolutionnaire du concept de politique, impliquant le rejet de toutes
formes de pouvoir séparé, s’est élaborée dans une période où le repli sur la
sphère privée était loin d’avoir atteint le niveau qu’il a présentement.
Certes, un tel repli est, de longue date, inhérent au monde bourgeois et à son
modèle de gouvernement représentatif, ce que, dès 1790, Sieyès ne manquait pas
de souligner à fin d’approbation. Toutefois, ce repli sur la sphère privée ne
désignait alors et somme toute qu’un repli relatif, celui sur l’activité
bourgeoise, sur le monde des affaires, de l’industrie et du commerce et ne
concernait en fin de compte que les bourgeois. Pour que ce repli devienne, si
l’on peut dire, le privilège de tous, il a fallu que le capitalisme investisse,
ou plutôt institue et organise la sphère de la consommation ¾ laquelle, à l’époque de
Marx, n’était encore qu’une catégorie formelle du capitalisme ¾ en fasse donc une sorte de nouveau monde, un modèle de
nouveau rapport au monde, un mode de vie référentiel, qui demeure tel même
lorsque l’on s’en trouve plus ou moins exclu. Pour le consommateur, ce nouveau
type humain apparu dans les sociétés marchandes au cours du XXème siècle ¾ d’abord aux USA avec le New Deal, ensuite en Europe
après la Seconde Guerre Mondiale ¾, le
repli sur la sphère privée se réduira, pour finir et pour le plus grand nombre,
à la consommation (réelle ou souhaitée) de biens « désirables »[i], de loisirs et
d’espaces-temps divers. D’où le caractère en quelque sorte magique d’un tel
univers où les objets semblent tomber du ciel, d’où l’ignorance de leur nature,
l’inconscience des comportements qu’ils induisent et la méconnaissance de leurs
effets et de leurs conséquences à l’échelle planétaire : tout cela
constitue, pour ce nouveau type humain, un « état de nature », de
très mauvaise nature évidemment, qui ne voit sa remise en cause que dans de
rares cheminements individuels et, avec plus de bonheur, lors de mouvements
sociaux de grande ampleur, comme ceux de la fin des années 1960 en Europe et
Outre-Atlantique. Parvenant à détourner à son profit un petit nombre de schèmes
et d’idées libératrices surgis lors de ces mouvements, le devenir-monde de la
marchandise aura accompli, durant les années 1980, une marche en avant
effroyable, amplifiant du même coup les mécanismes d’intériorisation des
conduites et des comportements directement façonnés par la logique marchande, à
un niveau inconnu jusqu’alors.
C’est dans ce contexte où toute réalité potentiellement vivante
se voit entièrement réduite à du consommable, où accessoirement s’élaborent
insidieusement, au fil des générations, de nouveaux types d’êtres humains dont
la capacité d’adaptation au pire semble exponentielle ¾ avec bientôt, peut-être, certains exemplaires modifiés
génétiquement et électroniquement ¾ et pour
lesquels on peut légitimement se demander ce que pourra encore signifier le
projet pluri-séculaire d’émancipation, c’est dans ce contexte donc que
s’inscrit la présente réflexion, ou discussion, sur la politique : dans sa
réalité présente, comme vous le rappelez à juste titre, « organisation
pratique, codification et systématisation de la dépossession collective et de
la privation subjective » ; dans son principe originel, tel que surgi
à l’aube de l’aliénation marchande, projet à l’encontre de la domination de la
vie sociale par les catégories économiques.
Dans ce contexte tel que je viens de l’évoquer rapidement,
certaines notions, comme celle de la spontanéité des masses, sans être
nécessairement caduques, sont probablement à repenser, ou à redéterminer. Car,
si ce que vous appelez la dépossession collective renvoie à l’histoire
déjà ancienne du capitalisme, voire de formes plus archaïques de la domination
économique, la privation subjective [ii] ¾ que l’on peut appeler aussi la dépossession subjective ¾ aura connu d’effrayantes avancées au cours de la phase
spectaculaire du capitalisme, celle de ces cinquante dernières années ; et
les mouvements sociaux de la fin des années 60 furent, entre autres aspects,
une critique pratique de cette dépossession-là (ce que la sociologie
néo-weberienne a entériné sous la notion de primat de la « critique
artiste »…). La notion, un peu trop aristocratique pour être reprise telle
quelle, de société de masse contient toutefois l’idée peu récusable que
l’espace subjectif non directement contrôlé par la domination marchande s’est
considérablement réduit ; ce rapport entre la dépossession matérielle et
une relative liberté subjective a sûrement joué un grand rôle dans les
mouvements sociaux du passé. Et on ne peut plus vraiment tabler sur cela
maintenant.
Envisagé sous l’angle subjectif, les années 1980 auront été,
pour le capitalisme, une nouvelle « belle époque ». Le goût
passionnel pour l’aliénation a été investi par de très larges secteurs de la
jeunesse d’alors. Aujourd’hui, cette passion semble avoir un peu de plomb dans
l’aile. Le sentiment qui prévaut est plutôt du type adhésion morose. En marge
de cette adhésion, les nouvelles formes d’extension du devenir-monde de la
marchandise, les nouvelles perspectives de la domination réelle du capital sur
des aspects de la production matérielle et de la vie en général suscitent, ces
dernières années, de nombreuses inquiétudes dans de larges secteurs de la
population et aussi un certain nombre de réactions, d’ordre politique.
Celles-ci ne vont guère au-delà d’une perspective néo-keynésienne, d’une
régulation concertée entre Etats des mouvements de capitaux, finalement de
l’utopie d’un meilleur capitalisme où les gouvernements ne s’adonneraient pas à
la servitude volontaire, comme c’était notamment le cas dans l’Allemagne ou
dans la Suède des années 1960, sociétés dont on ne se souvient pas qu’elles
aient été si désirables. Il est certain que la fraction dominante du capital ¾ celle dont les profits se réalisent sur les marchés financiers ¾ ne voit nullement d’un bon œil l’idée d’un retour, même
partiel, à la période keynésienne, dont elle a su pourtant, en son temps, tirer
parti. Mais d’un point de vue adverse, la perspective d’une société
néo-keynésienne, d’une nouvelle régulation étatique du capital a toutes les
allures d’une néo-imposture.
Pour autant, je pense qu’on aurait tort de réduire l’actuel
mouvement de contestation à ceux qui veulent « éduquer » le peuple et
« lutter contre les effets pervers de la mondialisation ». Dans
l’actuelle situation de repli sur la sphère privée ¾ qui reste la tendance lourde des sociétés marchandes
développées ¾ , il porte quand même en lui la possibilité d’une nouvelle
prise de conscience, alimentée par l’extension de la domination réelle du
capital. N’oublions pas quand même qu’il émerge de vingt années d’une
régression qui a suivi la déroute des
années 70.
MLG, 21.01.2002
:Comptes-rendus de publications
:Liste des titres en préparation
[i]
J’emploie ce qualificatif tant il est vrai que la domination marchande
s’intéresse en fin de compte bien plus au désir, c’est-à-dire à sa captation et
à sa manipulation, qu’au besoin ; celui-ci restant, en fin de compte, le
parent pauvre du type de satisfaction qu’elle promeut. Que ce soit dans le
domaine de l’alimentation, de l’habitation, de la composition chimique des eaux
ou de l’air, les exemples ne manquent pas. Encore à l’aube de l’aliénation
économique, un penseur comme Platon avait bien aperçu l’importance de cette
captation du désir au point de faire (à tort) du désir le principal agent de la
décadence des cités. L’histoire des idées n’a retenu que sa conclusion et l’a
donc classé comme auteur réactionnaire, sans comprendre que dans ses prémisses,
Platon était bel et bien sur les traces de l’aliénation marchande, encore
limitée dans son apparence comme dans sa réalité mais déjà retentissante dans
ses effets.
[ii]
Au regard de ces formes anciennes, principalement de nature religieuses ou
morales, la puissance de la privation subjective moderne réside dans son
caractère massif et compact, dans le fait qu’elle apparaît comme inscrite dans
l’être-là des choses et de l’organisation sociale du temps, qu’elle se trouve à
chaque instant confirmée et entérinée par lui. Reste que cette énorme
positivité est souvent, plus qu’on ne le croit parfois, vécue de façon
malheureuse. Mais, tant que cette positivité demeure inentamée, le malheur ne
revêt que des formes inconscientes, nourrit toute une psychopathologie
différente de celle de l’époque freudienne, et se résout en symptômes divers
pour lesquels l’ordre marchand n’est pas, sinon sans remèdes, au moins sans
réponses. S’il est une profession aujourd’hui prospère, c’est bien celle des
psychiatres. Malgré tout ce qu’elle revêt d’humainement consternant, cette
psychopathologie reste contradictoire. Car le jour où elle aura disparu, ce
serait le triomphe de l’adaptation subjective complète. Ou alors le
renversement des conditions qui la produisent.