Horizons perdus
Par courrier du 12 octobre 2002, un
correspondant toulousain nous signale l’extrait suivant d’une lettre adressée
par Paul Lafargue à Friedrich Engels le 27 mars 1885 :
« Mon cher Engels,
(…)
En ce moment-ci je suis en train de
chercher les origines de l’idée de justice : en grec, elles me semblent
faciles à tracer.
§
Νομος (primitivement) : partage,
distribution, séjour, habitation — pâturage, usage, coutume, loi.
§
Νομή : distribution, partage, part
échue, gratification ; action de faire paître, pâturage.
§
Νομιζω : observer comme une
loi, comme un usage, comme une pratique religieuse.
§
Νέμω (racine de
Νομος) : partager, distribuer, habiter, faire
paître ; consommer, dévorer, dévaster — Ensevelir.
D’où partage des terres donne naissance
à lois ; à la religion ― Dieu terme chez les Latins.
Νέμεσις (primitivement) : justice
distributive ; vengeance céleste (de ceux qui violent la propriété).
Νέμησις : partage, distribution.
Est-ce que mes conclusions économiques
sont exactes ?
Dès que la bibliothèque, fermée momentanément,
se rouvrira, je consulterai les dictionnaires des langues populaires
primitives, pour voir si, comme en grec, je trouverai une liaison entre le
phénomène économique et l’idée de justice.
J’essaierai de faire publier mes
remarques dans La Revue philosophique, qui en ce moment étudie philologiquement
les origines de l’idée de Temps.
(…)
Bien à vous,
Paul Lafargue »
Nous remercions notre correspondant de
son aimable attention. Nul doute que les recherches entamées par Lafargue,
l’auteur de l’inoubliable Le droit à la paresse et de l’injustement
méconnu La religion du capital, établissent ainsi une généalogie
lexicale à laquelle nous sommes extrêmement sensibles : avant de devenir
la désignation passive d’un mécanisme institutionnel, généralement destiné à
simuler l’existence de ce qui n’en a plus, la notion de justice dérivait
de la pratique du partage, et donc de la production pratique d’une communauté
réelle. Qu’une fois cette justice là disparue, qui est pourtant la seule et
unique possible, il ait fallu une divinité pour redresser les torts issus
de son effacement historique, et que le nom de cette dernière n’ait pu que
dériver de l’ancien état, qu’on a appelé quelques siècles plus tard la bonne
vieille cause, voilà qui paraît d’une parfaite cohérence.
3 novembre 2002
Les Amis de Némésis
:Comptes-rendus de
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