Les Amis de
Némésis
COMMENT RESPIRER
SOUS L’ETOUFFOIR ?
En se renforçant, la société du
spectacle révèle qu’elle n’aime pas seulement montrer, mais tout autant
cacher ; et d’ailleurs ce qu’elle a décidé de montrer ne lui sert qu’à
cacher tout le reste. C’est ce que les imbéciles veulent bien voir appeler la
« communication ».
Aussi la célèbre liberté de parole
que la société bourgeoise avait cru pouvoir ériger en dogme, pour se
différencier des régimes bureaucratiques staliniens ou fascistes, ne lui
convient d’aucune façon.
La meilleure façon de le vérifier est
de constater que la parole libre est impossible partout où elle se heurte aux
intérêts économiques : à commencer par l’entreprise, qui est pourtant la
forme universelle de tout regroupement humain dans cette société. Les
entreprises, pour résumer la question, sont autant d’îlots d’Ancien Régime dans
la société moderne, où l’obéissance et la soumission vont de soi. Si ces
entreprises ne permettent aucune liberté de parole dans ce qui constitue si
massivement le tissu social, la société affecte de compenser ce gigantesque
déficit de parole en organisant une sphère médiatique, une industrie de la
parlotte. Mais là, ô déception, la règle est exactement la même, exactement
pour la même raison, puisque l’industrie du spectacle n’est elle-même qu’une
gigantesque entreprise. Personne, parmi ceux à qui le système confie le
privilège d’exhiber en public le droit monopolistique de s’exprimer, n’est
autorisé, s’il en éprouvait l’envie, à critiquer quoi que ce soit ; et
toutes les vedettes, pour garantir leur gagne-pain, s’engagent à ce silence
pesant et à cette positivité affectée qui donnent d’elles l’image de véritables
débiles profonds. Pour les éventuels indisciplinés, l’éviction est immédiate.
Dans ces conditions, comment
s’étonner que les plus maltraités de tous, les emprisonnés, soient eux aussi
privés de tout droit à se faire entendre ? Dans une société qui, malgré
les apparences, se renie comme telle et n’est qu’une immense prison, la prison
ne peut en aucun cas être traitée comme une société.
Ainsi, le journal L’Envolée[1],
qui donne la parole aux prisonniers, fait l’objet d’une plainte déposée par
l’administration pénitentiaire. Comme l’écrivent les rédacteurs de ce journal
dans une lettre au magazine No pasaran,
« suite à une plainte déposée par l’administration pénitentiaire, le
journal L’Envolée est cité à
comparaître devant le tribunal correctionnel de Beauvais le 7 décembre 2005 à
13h30 pour "diffamation publique envers une administration publique".
Nous avions publié dans le numéro 10 de L’Envolée
une lettre de prisonnier qui dénonçait la brutalité des surveillants lors des
fouilles de cellule ; c’est le fait de rendre publique ces actes
quotidiens en détention que l’administration pénitentiaire ne supporte pas.
C’est encore la marque de l’évidence que tous les moyens sont développés par
l’administration pénitentiaire à la fois pour empêcher toute organisation et
faire taire tous ceux qui pourraient entacher l’exercice de son plein pouvoir.
En fait, c’est l’existence même d’un outil mis au service de ceux que l’on
prive de tout, y compris de la possibilité de s’exprimer, qui dérange le
ministère de la justice. Et pour empêcher notre existence, il n’hésite pas à
employer les moyens de pression habituels (procès, éventuelles amendes,
honoraires d’avocats, temps perdu...) afin de masquer une censure pure et
simple qui revient à mettre en vigueur le délit d’opinion »[2].
Pour les prisonniers, la solution est
donc très simple : encaissez les coups, et fermez-la.
A l’autre extrémité de la vie
sociale, dans les sphères éthérées de la simulation artistique, les choses se
présentent à peu près de la même façon. En témoigne par exemple cette anecdote
qui se rapporte à l’une des plus grandes exigences de liberté que l’art ait
connu, le mouvement dada. Nul doute que les dadaïstes n’avaient aucune envie de
finir au musée, et ne désiraient qu’une chose : que l’esprit dada
rejaillisse dans le public, y compris à propos de leurs anti-œuvres. Ce que
devient une telle exigence dans le monde de la marchandise, en voici donc un
résumé :
Jeudi
5 janvier 2006, 22h54
Un
septuagénaire en garde à vue pour s'être attaqué à l'urinoir de Marcel Duchamp
PARIS
(AP) - Un homme de 76 ans a été placé en garde à vue pour s'être attaqué à une
oeuvre de l'artiste Marcel Duchamp, un urinoir baptisé "Fontaine",
datant de 1917, et présenté dans le cadre de l'exposition Dada au
Centre-Pompidou à Paris, a-t-on appris jeudi de source policière.
Cette
homme, domicilié à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), s'en est pris à
l'urinoir mercredi entre 11h30 et 12h00 durant les heures d'ouverture au
public. Armé d'un marteau, il a légèrement ébréché l'oeuvre, précisait-on au
Centre-Pompidou.
La
valeur de la "Fontaine" de Marcel Duchamp est estimée à trois
millions d'euros.
Interpellé,
l'auteur des faits a été placé en garde à vue au service d'accueil de recherche
et de l'investigation judiciaire du commissariat du 4e arrondissement de la
capitale. Son identité n'a pas été rendue publique. En état de récidive,
l'homme n'a pas été remis en liberté et devrait être déféré au parquet en vue
d'une éventuelle mise en examen.
Durant
sa garde à vue, l'homme n'a semblé rien regretter de son acte, le justifiant
même en invoquant une performance artistique que n'auraient pas reniée les
artistes Dada.
L'auteur
n'en est pas à son coup d'essai. Déjà, en 1993, il avait uriné dans cette même
"Fontaine", alors exposée au Carré d'Art de Nîmes (Gard).
Le
Centre Georges-Pompidou, ou Beaubourg, a porté plainte. L'oeuvre de Marcel
Duchamp a été retirée de l'exposition pour être restaurée. AP
Face à un tel délire répressif, on ne
peut que se demander comment un individu sain de corps et d’esprit peut tolérer
ou se rendre complice de menées anti-dadaïstes aussi répugnantes ?
Werner Spiess, qui était ami de Max
Ernst, et qui dirigeait naguère le Centre Pompidou, est-il autre chose qu’un
commis voyageur des Galeries Lafayette s’il accepte cela sans protester
ouvertement ?
Le philosophe ex-délinquant Bernard
Stiegler, Directeur du Développement du Centre Pompidou, ne se révèle-t-il pas
comme maton en se rendant coupable du
même silence ?
Quant à l’actuel président du Centre,
Bruno Racine, courtisan ami de Chirac et de Juppé, qu’il faut tenir pour
personnellement responsable de vouloir condamner au cachot Pierre Pinoncelli
(lequel voulait selon ses propres termes rendre « sa dignité à l’objet »
en le soustrayant à l’existence funèbre d’un simple fétiche[3]),
il ne trompe personne lorsqu’il déclare " Je veux ouvrir Beaubourg à tous les nouveaux courants de
pensée, philosophiques, sociaux » : tout le monde voit qu’il est déjà
en train de rater un courant de pensée très ancien, qui fait pourtant survivre
sa boutique : celui du refus radical, excellemment exprimé par Dada, du respect, de l’œuvre, de l’art, et de l’autorité, qui ne s’arrêtera plus.
Le Centre Pompidou, quant à lui,
accumule les cadavres des révoltés pour leur faire les poches. Il en expose le
contenu, et interdit qu’on s’en approche. Il a trop peur de voir les restes
reprendre vie, ces lambeaux de lumière qu’il confine dans la pénombre de son
cachot.
Il est ouvertement l’ennemi de ceux
qu’il expose, comme aussi l’ennemi de tous ceux qui les prennent au sérieux.
Parmi toutes les innombrables prisons
de l’esprit, il se distingue seulement du fait d’être celle qui comprend le
plus grand nombre de tuyaux.
Le 19 janvier 2006
: Chronologie des textes publiés
: Comptes-rendus de
publications
: Liste des titres en
préparation
: Tribune
: E-mail
[1] L’Envolée, 43, rue de Stalingrad, 93100
Montreuil, site Internet : http://lejournalenvolee.free.fr,
e-mail : [email protected].
[2] Cité dans No pasaran, n° 45, décembre 2005, p. 3.
[3]
Voir le site des Amis de Pierre Pinoncelli : http://membres.lycos.fr/pinoncelli/.