Grandeur et faiblesse
de l’Alchimie
1. Résurrection de la magie
La survenance de l’alchimie en Europe est datée aux alentours de
l’an Mille, sous forme de la découverte d’un manuscrit arabe ancien, copié en
latin : l’original semble se situer en réalité au IVème siècle de notre
ère, rédigé en Egypte et en langue grecque. Mais les origines alchimiques sont
beaucoup plus lointaines, puisqu’on retrouve des textes et des pratiques de ce
genre dès le début du travail des métaux en Mésopotamie (l’âge du fer remonte
selon les contrées à plus ou moins d’un millénaire avant notre ère, ce qui
établit l’alchimie comme une spécialisation de l’ancienne pensée magique à
l’époque où, en Mésopotamie, en Egypte, en Inde, en Chine, en Grèce et dans les
pays arabes, le travail des métaux se présente sous un double jour, à la fois
technique et sacré[i]). C’est
dire, en peu de mots, l’origine
cosmopolite et archaïque de cette « philosophie hermétique ». Jusqu'à
l’époque moderne incluse, peu de courants d’idées auront été en mesure de se
développer avec une telle facilité dans l’ubiquité. Ce trait ne manque pas,
évidemment, d’être porté au crédit du caractère universellement convaincant de
l’hermétisme. Mais cette force apparente se renverse rapidement en son
contraire : l’an Mil fut une époque particulièrement accessible aux
croyances, et le désarroi de son temps chercha désespérément sa compensation
religieuse[ii].
L’hermétisme provint d’un Orient[iii] déjà
fortement adonné au syncrétisme le plus échevelé, depuis la destruction de la
cité et de la sagesse grecques, et de toute condition d’existence possible pour
une véritable philosophie ; et depuis l’invasion d’un christianisme qui
n’avait plus que très peu en commun avec l’anti-doctrine de l’Evangile, qui
avait été une réaction avortée contre le monde du dogme, de l’autorité et du
rite. La bâtardisation de la nouvelle religion, orientée vers le partage du
pouvoir et les compensations imaginaires que ce dernier requiert comme
somnifère collectif, ouvrait la porte à des religions populaires, puisant dans
l’immémorial fond de croyances et de pratiques magiques pré-chrétiennes. La
pratique alchimique et sa caution « philosophique », hermétique,
tenteront, tantôt, de s’intégrer au christianisme monacal[iv], tantôt, de
façon plus ambitieuse et dangereuse, par imitation du monothéisme et par
rivalité avec lui, d’unifier une première et dernière fois, en corps de
doctrine et avec vocation salvatrice, les fragments de magie que le
christianisme n’était pas parvenu à liquider, et dont il avait pour finir
accepté bien des éléments : comme plus tard, l’homme protestant fut censé
adorer Dieu à travers son labeur, l’homme alchimique adorait son Seigneur dans
son laboratoire, visant à égaler le Créateur à son échelle. Du fait de la
progression des métiers, le terrain était partout propice à une telle
entreprise, et elle se répandit avec une facilité d’autant plus grande que tout
l’irrationnel le plus archaïque y voyait sa résurrection tant attendue. Et,
dans le plus grand respect formel pour la vitrine chrétienne, la magie sortit
de son terrier et de son demi-sommeil, et tenta de reprendre le pouvoir. Depuis
lors, d’ailleurs, toute résurgence, même mineure, de ce genre d’hérésie,
traduisant dans le langage de la religion l’intérêt existentiel de nouvelles
professions, se présenta comme porteuse d’une émeute de l’esprit
populaire : mais les émeutes sont de courte durée, et les pouvoirs
établis, dans leur aveuglement, sont souvent effrayés par ce qui n’est pourtant
que leur propre avenir, sous un jour plus ou moins inattendu ; le bruit et
la poussière du conflit se dissipent enfin, et les défenseurs de l’ordre se
trouvent finalement bien gré du rafraîchissement de leur pouvoir, tandis que
ceux qui étaient montés à l’assaut du ciel se retrouvent comme par le passé
juchés sur la marche inférieure de la nouvelle échelle qu’ils ont eux-mêmes
aidé à mettre en place. La grande épopée alchimique qui s’annonçait, où la
sagesse se verrait transformée en or, en béatitude et en vie éternelle, ne
déboucha que sur l’habituelle déconfiture où l’espoir retourne au plomb, après
que riches et pauvres, puissants et faibles eussent ensemble partagé
l’illusion, les uns, d’accumuler encore plus de privilèges, les autres, de
faire faux bond à leur misère. La bourgeoisie des villes trouva bientôt des
méthodes plus probantes que l’alchimie pour accumuler sa fortune, et les
solutions illusoires pâlirent sous cette lumière. L’alchimie, d’espoir
populaire hérétique, se transforma en gadget pour cours princières décadentes,
où mages et sorciers raccourcissaient l’ennui des longues soirées d’hiver, et
elle ne suivit en cela que le destin habituel, le dépérissement en croyance
individuelle, de toute pratique magique une fois qu’elle est séparée de sa société
d’origine, et ne repose plus sur l’organisation collective du sacré.
2. Réconciliation entre théorie et
pratique
L’un des traits les plus saillants de l’alchimie fut en effet sa
nature double, à la fois théorique et pratique – nature double dont le succès
témoignait du malaise croissant causé par le divorce entre la théorie purement
contemplative du Moyen Age, fortement accentuée par l’Eglise, et le caractère
profane de la vie pratique, divorce que les rituels symboliques chrétiens ne
parvenaient plus à compenser ni à masquer. La disparition du sacré par sa
spécialisation contemplative, que le rituel chrétien était en passe d’achever,
devait déboucher sur le désir de faire resurgir ce sacré, pratiquement ;
il fallait, tant qu’on vivait sous l’empire du langage religieux, trouver moyen
de sanctifier à nouveau le comportement pratique lui-même : que la vie ait
un sens semblait à ce prix. L’impuissance de la contemplation religieuse
faisait cruellement ressentir son néant, et perdait toute crédibilité, les
hérésies millénaristes l’exprimèrent avec une parfaite clarté. L’alchimie s’en
alla donc chercher dans le passé magique, dans lequel effectivement ce divorce
n’existait nullement, la guérison d’un tel mal : réconcilier physique et
métaphysique[v], spiritualiser
la matière et matérialiser l’esprit, voilà essentiellement ce que fut son
programme[vi]. Ce faisant,
toutefois, l’alchimie entreprenait de lutter contre l’idéalisme
institutionnalisé de l’Eglise avec les concepts de cette dernière, sans
comprendre que le ver était dans le fruit ; la pierre philosophale ne put
transformer en or le vil plomb parce que toute réconciliation était d’emblée
impossible entre des termes dont l’existence même vise à leur séparation. Sous
cet angle, l’alchimie tout entière n’est qu’un exercice de rhétorique, courant
après une synthèse impossible entre des termes qui la rejettent
intrinsèquement. La dialectique, qui est l’horizon de toute réconciliation, et
dont la fusion alchimique n’est qu’une miniaturisation caricaturale, peut s’appliquer
à des éléments réels, mais d’aucune façon à des notions fictives, comme celles
de la religion : cet entendement-là ne peut être dépassé par aucune
raison. Il ne peut que dépérir, et ne mérite que cela.
La réconciliation entre théorie et pratique fut donc abordée
d’une façon littéralement impossible : dans le respect des ces termes
irréconciliables, c.a.d. aussi de la hiérarchie entre eux. Cette hiérarchie
découle en droite ligne de la bipartition religieuse du réel : bipartition
qui ne sert bien évidemment qu’à instaurer cette hiérarchie, qu’à privilégier
le « spirituel » et à dévaloriser le « matériel ». Dès
lors, vouloir rapprocher les deux termes revient à restaurer d’une autre façon
le rapport de sujétion entre eux. Cette « autre façon » est l’ancienne
pensée symbolique. Sous son égide, le déploiement d’un savoir pratique ne
poursuit pas autant la découverte de l’expérimenté que l’état subjectif même de
l’expérimentateur : le réel ne sera qu’un détour vers la
« sagesse » et la « perfection ».
La réconciliation alchimique entre théorie et pratique devait
ainsi se faire au profit de la théorie : l’alchimiste devait
« s’emparer d’une matière en soi chaotique, la purifier et la ranimer afin
de la rendre propre à s’imprégner ensuite de l’Esprit ; il fallait
séparer, distribuer et mettre en valeur les natures diverses dont elle était
formée, puis les conjuguer à nouveau en une unité harmonique, spiritualisation
définitive qui muait la matière en pierre philosophale » (Andréa
Aromatico). Le grand art est ainsi de reconstruire la matière selon l’esprit.
Cela implique d’abord une destruction méthodique de la matière avant de la
remettre dans une forme logique : projet en lui-même proche de celui, très
peu alchimique, de Descartes ; mais pour Descartes le procédé demeure
intellectuel, et tourné vers la langue commune qu’est l’abstraction
mathématique, alors que l’alchimie le considère viable en pratique, et selon de
pseudo-concepts apparemment empiriques, en vérité symboliques. L’alchimiste a
confiance en sa pratique parce qu’il croit que le symbole est une fonction
inhérente au réel, structurante pour lui. L’alchimie tourne en effet son regard
vers la matière, mais c’est un regard demeuré religieux qu’elle tourne
vers une matière qu’elle veut concevoir religieusement. La Renaissance sera
dans une large mesure l’affrontement final entre ce faux matérialisme, que
renforcera momentanément une soif de vivre effrénée et immédiatiste qui ne
pouvait renoncer à aucun des espoirs qu’elle trouvait sur sa route, et le rejet
lucide, de plus en plus ferme, patient, décidé et méthodique, des couleurs
trompeuses du mysticisme.
3. Le retour de la pensée symbolique
Pour renouer avec la magie, l’alchimie dut bien sûr renouer avec
son spiritualisme naïf, et avec la pensée purement symbolique qui en découle.
Pour le panpsychisme magique, le réel se
borne à « exprimer » de la pensée, ce qui permet à cette dernière de
se croire toute-puissante[vii], au moins
« en dernière instance » (cette « dernière instance »
ouvrant le champ à foule de procédés pratiques, de l’observation empirique la
plus rationnelle à la sorcellerie la plus grotesque). La
« philosophie » hermétique ne trouva jamais nécessaire d’aller
au-delà du symbolisme et de la pensée analogique et ne porta donc de
philosophie jamais que le nom (nom qu’elle accepta sans doute non par ruse,
mais dans la même naïveté syncrétique qui la faisait mêler le monothéisme
chrétien, les polythéismes égyptien et grec, la sorcellerie
« païenne », l’animisme primitif, le matérialisme présocratique, le
formalisme logique de l’aristotélisme, l’idéologie mystique des artisans
fondeurs, e tutti quanti : à ce point de vue informe, à l’affût de
tout nouvel aliment possible, aucune contradiction ne peut apparaître, tout
paraît spontanément unifiable – moyennant quoi l’ordre hermétique, apparemment
structuré jusqu'à la maniaquerie paranoïaque, se révèle comme le plus grandiose
désordre mental de tous les temps[viii]). La
pétition de principe y règne d’une façon absolue, mais impose évidemment à ses
formes concrètes un mépris souverain pour l’ordre réel : les applications
particulières n’ont pour mission que de vérifier et de confirmer la pétition
initiale, dans une totale passivité. Dans ce domaine, l’alchimie se montre plus
dictatoriale encore que la religion dominante, qui, par mépris, laissait un
champ ouvert à l’empirie. De cette dictature formelle, l’analogie est une des
applications les plus fréquentes : le microcosme doit ressembler au
macrocosme, les métaux doivent s’accoupler aux planètes, les couleurs doivent
s’apparier aux points cardinaux, la division des sexes doit ressembler à
l’opposition entre la terre et le ciel, les quatre éléments doivent commander
aux humeurs, enfin bref, nous revoici en plein tableau de correspondances du
Yi-king. Dans cette organisation formaliste de la divagation, la réponse se
présente toujours hors du champ de la question, et aucune connaissance
véritable n’est donc possible : la réponse ne tient pas à une réflexion,
une analyse, une enquête, mais au fait d’avoir appris par cœur des analogies.
L’alchimie reprenait à son tour cette discipline de la divagation, dissipant
les craintes et frustrations des chercheurs en leur martelant, comme toute
religion, que la sagesse ne vient qu’au bout de décennies, et que l’échec est
donc la principale garantie, quia absurdum, qu’on a pris la bonne
direction. Que de mémoire perdue dans les codes de l’erreur garantie ! On
se disputa avec acharnement pour déterminer si Dieu le Père était plutôt du
mercure ou du vitriol. Et personne n’était à l’abri d’une troisième thèse, à la
condition expresse qu’elle fût tout aussi in-signifiante. L’indifférence à la
réalité concrète des choses, du fait de l’impératif de les insérer dans un
ordre formel arbitraire, entraîne forcément la non-pertinence généralisée de
ses conceptions. L’échec expérimental de l’alchimie, qui fut constant, ne
parvint même pas à réfuter ou à contredire ses prémisses, et resta lui-même
sans signification, comme dans toute pensée délirante : preuve s’il en
faut que la pétition de principe pèse à jamais sur l’action comme un mort qui a
saisi le vif. Ce caractère figé, cadavérique, des êtres et des choses,
s’illustre fort bien dans la représentation picturale hermétique : rien
n’y apparaît que mortifié en symbole, et le tableau alchimique est ce rébus
redondant dans lequel s’amoncellent l’ange noir mélancolique, le creuset
flamboyant, la chienne d’Arménie, l’échelle des sages, la pierre équarrie, la
lampe à pétrole, le carré de Jupiter, la clepsydre du temps qui fuit, le feu de
roue, la balance, le compas et la sphère du savant alchimiste, sans oublier les
clés de la sagesse. Les portraits ne font que répéter à l’infini une si
désolante panoplie et ne s’écartent à aucun moment d’une héraldique convenue et
spécialisée jusque dans chaque détail. Nous retrouvons ainsi dans l’alchimie la
principale contradiction de la pensée symbolique, qui annule radicalement ses
potentialités d’évolution : elle est certes, par principe, attentive à la
catégorie de la totalité (la même expérience ne peut porter de fruits, nous
dit-elle, qu’en tenant compte non seulement des ingrédients et de la mesure de
l’expérience, mais de l’état d’esprit de l’expérimentateur, du moment de la
journée, du climat, et de la constellation stellaire), mais ce beau respect du
Tout ne porte en définitive que sur un Tout d’emblée perçu de façon symbolique,
réduit à des symboles analogiques (le matin, le printemps, un ciel sans nuages
ou la chasteté de l’expérimentateur, par exemple, sont mis au diapason comme
symboles d’une fraîcheur favorable au succès de l’entreprise), et cette forme
de belle âme demeure parfaitement incapable de construire mentalement (c.a.d.
rationnellement) la totalité concrète ; et ce souci, du reste, ne
l’effleure pas un seul instant. La prise en considération de la totalité
vivante, qui fera tant défaut par principe même à la pensée scientifique,
n’était que sa caricature formelle à l’époque magique ; elle est à la
philosophie ce que la politesse est à la sincérité : son postulat demeuré
vide.
4. Le clair-obscur
L’alchimiste devait se montrer à la fois
« charitable » et « envieux » : c’est-à-dire divulguer
son savoir au profane, mais dans le même temps lui donner une forme
suffisamment hermétique pour réserver la compréhension à l’initié. Ces
impératifs, qui peuvent parfaitement avoir leur raison d’être (par exemple dans
le cadre de complots politiques condamnés à la clandestinité), ne représentent
pourtant qu’une explication commode et peu crédible du style hermétique :
personne n’a jamais retrouvé un seul manuscrit exposant sans prétendues
précautions oratoires le procédé du Grand Œuvre. Comme le secret du Vieux de la
Montagne qui n’avait rien de religieux, et ne pouvait révéler aux adeptes que
le néant de leurs croyances, le véritable secret de la langue hermétique était
que sa forme était en même temps son seul et unique contenu. Sa traduction dans
un autre idiome était aussi impossible que la réussite de la transmutation du
plomb en or. L’effort devait porter sur le décryptage parce qu’il ne pouvait
porter sur autre chose. L’attente infructueuse d’un résultat était ainsi
multiplement légitimée : l’échec pratique était sans cesse caché derrière
(et justifié par) l’échec herméneutique ; comme la difficulté d’avancer
des preuves était cachée derrière la nécessité d’être hermétique. En même temps
que la cabale se réfère par son appellation à la kabbale hébraïque, elle prend
son origine « dans le goût bien médiéval pour l’expression polysémique,
symbolique et allégorique », comme le note Andréa Aromatico. Son
utilisation sauvage de l’étymologie grecque et son recours interprétatif aux
assonances installe le clair-obscur au sein même du langage, comme le fera
également le philosophus teutonicus Jacob Boehme, quoiqu’avec des
intentions moins mystificatrices[ix].
Contrairement à la stratégie exposée entre autres par Schroeder (« lorsque
les philosophes parlent sans détour, je me méfie de leurs paroles, quand ils
s’expliquent par énigmes, je réfléchis »), le langage hermétique est en
voie de substantification tendancielle, ce qui est du reste inséparable de la
conception spiritualiste du monde : si le monde n’est que du verbe, le
verbe est du monde. Si le verbe était au commencement du monde, il doit aussi
être à sa fin : et le monde, tant qu’il dure, ne fait que cacher le verbe
(ou le « traduire », pour les initiés, qui n’ont plus qu’à le –
« traduire », dans l’autre sens : le monde est le thème de la
pensée, et la pensée est la version du monde). Toutes les qualités réelles de
la tentative alchimique (la recherche d’une cohérence théorico-pratique, la
constante conscience du Tout, l’inclusion de l’expérimentateur et des
conditions d’expérience dans son résultat) pâlissent sérieusement devant ce travers,
qui en annule toute la portée.
Le clair-obscur que l’on retrouve au fond du propos alchimique
est aussi au fond de la société alchimique, et peut-être ceci explique-t-il en
partie cela : car sont alchimistes, aussi bien, un humble copiste comme
Nicolas Flamel, un banquier tout-puissant comme Jacques Cœur, et un monarque
comme l’empereur d’Autriche Rodolphe II. Et leur fraternité d’appartenance à ce
qu’on appellera en d’autres temps une même « loge » masquera la
division de la société en classes que l’alchimie accepte sans mot dire.
L’alchimie apparaît en effet historiquement comme parallèle aux confréries des
métiers, mais aussi, plus encore qu’elles, comme une technique de réussite déjà
strictement individuelle. L’initié accédera à une béatitude à lui seul
réservée, et l’alchimie, en conséquence, ne contient aucun message collectif
universaliste comparable à celui du christianisme primitif, des hérésies
millénaristes, voire de la franc-maçonnerie, ou aux implications inhérentes aux
philosophies de la Renaissance[x]. L’alchimie
se présente à tout point de vue comme une étrange synthèse inconsciente entre
l’archaïsme le plus dépassé, issu du mysticisme collectif de la nuit des temps,
et l’adaptation individualiste à la société bourgeoise montante, voire son
anticipation. Le syncrétisme alchimique fut l’idéologie new age d’une
autre époque, le signe avant-coureur d’une époque qui avançait masquée sous
d’antiques oripeaux, et aussi le signe inconscient de l’échec du monothéisme contemplatif
et moralisateur. Son clair-obscur tient entièrement à cette ambiguïté de tous
les instants, en tant que jargon unificateur dans lequel on ne doit pas
retrouver trace des clivages occultés.
5. L’anticipation régressive
L’alchimie est à la fois une anticipation de l’autonomie sociale
de la technique, un fétichisme de l’homo faber, une idéologie
grandiloquente d’artisan, et, à ce titre, une anticipation indéniable de la
société bourgeoise à venir ; mais aussi un recours permanent aux
archaïsmes les plus mystiques, à la pensée magique venue du fond des âges.
Lequel des deux aspects commandait à l’autre ? Nous aurons la faiblesse de
penser que ce qui dictait la ligne d’évolution de l’alchimie était bien le
premier des deux motifs ; qu’ici aussi, le besoin pratique présidait à son
expression en idée. Ce qui paraît en tout cas le plus insolite dans ce
contexte, c’est de voir une anticipation s’exprimer par une régression, c’est
de constater que la formulation alchimique a été chercher si loin en arrière
ses arguments, sa logique, sa forme, au point que ces caractéristiques firent
d’elle, à terme, l’antithèse même de l’évolution qu’elle annonçait de manière
si oblique : la science ne prit son envol qu’en rejetant violemment sa
chrysalide irrationnelle, et en la mettant une fois pour toutes à l’index. De
cela, il faut bien déduire que la société qui parvenait à éclosion ne possédait
pas d’idiome propre, que le caractère régressif du langage qu’elle empruntait
était nécessairement impliqué par le vide de ce qu’on appellerait aujourd’hui
son « projet culturel ». L’absence d’un langage propre signale à lui
tout seul l’absence de société (et donc l’absence de culture) dont le
capitalisme sera porteur : et ce néant, qui n’est que très superficiellement
et épisodiquement comblé par la montée d’un jargon technocratique, ne pourra
jamais se couper de la nostalgie mystique que les bases réelles de la société
moderne vouent pourtant au plus grand ridicule.
Ses idées les plus susceptibles d’intéresser un autre public que
les adeptes de ses supercheries, l’alchimie les produira tardivement, à travers
des philosophes de la Renaissance qui, la connaissant, y puisèrent une
inspiration méritée : par exemple Jacob Boehme, Paracelse, Nicolas de
Cues, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno. Mais le temps avait passé, et la
formulation philosophique, une fois de plus, intervenait à la tombée du
jour : la nouvelle aube qui allait se lever ne prêtera plus aucune
attention aux exigences de la sagesse philosophique, mais sera celle de la
« science sans conscience », engagée sur le chemin de ses
spécialisations. De l’alchimie, cette évolution ne garda que certains travers
(la séparation avec la situation sociale et son oubli volontaire, l’ambition
individualiste), au détriment complet de ses ambitions qui, il est vrai,
avaient lamentablement avorté. La critique (facile) de l’alchimie ne doit donc
en aucun cas détourner de la nécessité qui, indirectement, demeure son
legs : celle de dépasser la séparation entre savoir et action, de réaliser
le sujet dans son activité et d’imbriquer la connaissance dans un projet total,
théorico-pratique (c.a.d. social), dans lequel elle prend un sens consciemment
défini.
12 janvier 1997
:Liste des titres en préparation
[i] En Egypte par exemple, la production
d’or était confiée aux prêtres et se faisait dans les temples, sous l’autorité
directe du Pharaon.
[ii] Que vise l’alchimie en
finalité ? L’épiphanie de l’esprit, l’incarnation du logos, la réalisation
dans le concret du degré d’illumination spirituel de l’alchimiste, bref :
la Paix du sujet. Cette manière de rapporter la vérité à la tranquillité de
l’esprit tient comme toujours davantage de la médecine que de la philosophie.
Ceux qui recherchent ce type de savoir recherchent en réalité une thérapie
personnelle.
[iii] L’Islam se montra très
favorable aux menées alchimiques, au point que des califes eux-mêmes s’y
adonnèrent, et les superstitions préislamiques furent encore vivifiées par un
shi’isme confronté au vide coranique, et de ce fait entièrement dépendant de
son interprétation ésotérique.
[iv] La « langue des
oiseaux » de François d’Assise et la tradition franciscaine en sont le
meilleur exemple.
[v] On a parlé, non sans raison,
de « métaphysique expérimentale » ; et ce paradoxe
n’apparaissait guère comme tel, du fait de la soumission constante à
l’épistémologie de l’époque. Pour un regard plus dégrisé, il apparaît d’emblée
ce que la métaphysique a à redouter de l’expérimentation, et l’expérimentation
de la métaphysique. L’alchimie s’était ouvert un champ d’action présumé, qui
n’était qu’une clôture sur le vide.
[vi] « Elle ne se formule pas
mais se réalise : il s’agit donc d’une Œuvre et non d’une dialectique
philosophique », nous dit Scwaller de Lubicz. Sans la pratique alchimiste
dont elle est à la fois le mode d’emploi et l’usufruitier idéologique, la
« philosophie » hermétique n’est plus qu’une divagation sans objet,
crispée sur un univers d’analogies sans fin.
[vii] Sur le tard, on prêta encore à
Jacob Boehme la connaissance d’une « langue universelle » grâce à
laquelle toute autre langue s’ouvrait d’elle-même à ce cordonnier, pourtant
monoglotte au plus haut degré. L’idée d’une clé
universelle, somptueusement ridicule, est et demeure inséparable de cette
foi de petit enfant qui mime la
connaissance.
[viii] Désordre qui se montre entre
autres dans le nombre extrêmement élevé des traités censés exposer en réalité
le même secret : on estime à 50.000 leur corpus, s’acharnant sur la
non-révélation d’un non-savoir. L’impossibilité catégorique du projet se révèle
dans la multiplication effrénée des prétentions à l’orthodoxie. Désordre,
aussi, du fait du caractère divaguant de l’analogie : les nombres et
chiffres, par exemple, ne deviennent jamais des instruments de mesure,
abstraits, mais restent ad libitum liés à un modèle particulier (7 comme les
jours de la semaine, 12 comme les mois de l’année, 4 comme les éléments, etc.)
et, en même temps, s’imposent de façon transversale : le nombre des
cuissons doit correspondre au chiffre du mois, etc., d’où une prolifération
infinie d’obligations sans cause et sans lien logique réel. Le
« désordre » est celui de la pensée sauvage, magique, la plus
ancienne : l’absence de l’abstraction, qui seule permettrait un ordre,
condamne à la prolifération baroque qui
se prend pour l’ordre.
[ix] On est bien forcé de parler de
mystification, quand des adeptes de la pierre philosophale firent frapper des
monnaies en argent et en or en prétendant qu’elles venaient du plomb : ils
étaient en effet bien placés pour connaître la fausseté de cette affirmation,
ce qui ne les empêchait pas de monnayer,
au sens littéral du terme, leur pseudo-savoir.
[x] Ne citons que Sur la dignité de l’homme, de Pic de la
Mirandole, comme exemple explicite de cette renaissance réellement humaniste.