Urbain Bizot

 

 

 

QUI EST VRAIMENT MORT A AUSCHWITZ ?

 

 

 

 

 

« Le fait que l’horreur d’Auschwitz, le gazage d’êtres humains dans des proportions industrielles, a une dimension qui défie l’entendement signifie en définitive que ce que l’on nomme la modernisation porte en elle cette même dimension, et que cette dernière ne lui est pas du tout extérieure. »

 

Robert Kurz, Die antideutsche Ideologie, Unrast Verlag, 2003, p. 95.

 

 

 

 

Une question restée sans réponse

 

 

La documentation photographique et cinématographique des camps d’extermination nazis accumule les visages vides d’hommes, de femmes et d’enfants sur lesquels on lit une incompréhension totale de ce que ces personnes sont en train de subir ; et pour cause : aucune d’entre elles n’avait commis le moindre acte, la plus petite parcelle de délit ou de crime pouvant, même aux yeux des juges les plus féroces, justifier ou même évoquer une mise à mort.

Dans ces camps, auront ainsi péri entre 4 et 5 millions de déportés politiques, et environ 5,7 millions de déportés raciaux, ce qui établit l’ensemble aux alentours de 10 millions de personnes.

Sur l’ensemble des déportés raciaux, on comptait environ 3 millions de Juifs, ce qui signifie qu’un nombre presque aussi important de Tziganes, de Slaves, de Noirs et d’autres minorités a été gazé.

Ces dix millions de personnes ont péri sans savoir pourquoi. Ou plutôt en sachant qu’il ne pouvait exister quelque chose comme une « cause » réelle à leur disparition, tant il est impossible d’imaginer qu’elles pouvaient accepter et « comprendre » qu’on leur reprochait leur race, ou la couleur de leur peau, dont elles n’étaient pas responsables, et qui relevaient d’une simple réalité naturelle, quand elles n’étaient pas, comme dans le cas de la « race », purement imaginaires. Elles n’étaient pas seulement innocentes de tout crime réel, mais personne n’avait jamais réussi à distinguer quelque chose que l’on aurait pu qualifier, même le plus abusivement du monde, de « crime » à leur imputer. L’acte d’accusation ne portait, au mieux, que sur des allusions purement fantomatiques, d’un degré de réalité inférieur à la sensation subjective la plus éphémère, à la silhouette évanescente qui se profile dans nos rêves ou dans nos cauchemars. Les yeux hagards de ces prisonniers n’ont donc jamais rencontré ne serait-ce qu’une bribe d’explication sur laquelle il eût semblé possible de prendre appui pour verser une goutte de raison dans l’océan d’amertume causé par leur engloutissement dans le néant. Des populations entières sont littéralement parties en fumée sans que personne ne puisse leur donner d’ « explication » – hormis  l’idéologie raciste préfabriquée par leurs bourreaux, par principe même destinée à faire l’économie de toute forme de démonstration. Ne devrait-on pas, justement, considérer comme forme élémentaire d’un égard pour la mémoire de ces victimes de répondre au regard interrogateur qui était le leur, désormais éteint à jamais, en se demandant pourquoi ils ont été tués, et donc qui, en eux, a été tué ?

 

 

 

Une réponse qui devançait la question

 

 

Un seul groupe humain comptant de nombreuses victimes s’est exprimé depuis lors et s’exprime inlassablement sur le sujet, ce sont les Juifs. Les Juifs ne veulent pas oublier qu’on a pu les traiter ainsi et rayer de la surface de la terre une si grande partie d’entre eux. Leurs pertes, qui se sont élevées en réalité à 6 millions de victimes (puisqu’aux prisonniers tués dans les camps il faut ajouter une proportion presque égale de personnes victimes de maladies et d’assassinats hors des camps de la mort, dans les ghettos et les camps de travail) n’ont guère d’équivalent dans l’histoire, du moins depuis la colonisation du continent américain et le massacre de ses indigènes. Or, que disent les Juifs ? Qu’on les a tués parce qu’ils étaient Juifs. Et, à première vue, personne ne peut contester cela, puisqu’il suffit de se remémorer les colossales campagnes explicitement judéophobes[1] organisées par les nazis pendant des années. S’il existe donc un point sur lequel les Juifs et les nazis sont du même avis, c’est bien celui-là : les Juifs ont été tués en tant que Juifs. La réponse avait été donnée avant même que la question ne soit posée. Notre question peut donc, en effet, paraître singulière et artificielle. Certains Juifs la trouveront même choquante tant elle contrevient à l’évidence, mais ils auront tort de penser que notre raisonnement s’exerce à leur détriment. Ils devraient plutôt comprendre que rien n’est plus trompeur qu’une évidence d’homme d’Etat, et il paraît bien plus probable que si une réponse avait été donnée « avant même que la question ne soit posée », ce ne pouvait être que pour empêcher que celle-ci ne le soit.

Cette question ne peut d’ailleurs surgir tant que la communauté juive demeure la seule à évoquer ses pertes et à rappeler l’ineffable boucherie nazie. Et c’est uniquement grâce au silence entretenu à propos des autres victimes, à peu près aussi nombreuses (opposants politiques, Tziganes, Noirs, Slaves, homosexuels), que leur explication paraît suffire. En revanche, cette explication s’effrite et se lézarde dès qu’on rappelle les autres catégories[2]. Car les autres n’étaient pas Juifs, et n’avaient pas été déshumanisés par une agitation aussi massive dans « l’opinion publique ». Mais si tous étaient traités ainsi, quel était donc leur point commun ? Une fois arrivé là, on se contente de déceler dans chacune des catégories un caractère incompatible avec les options prises par les nazis en matière de race, d’orientation politique, de comportement sexuel. Bref, les nazis s’en seraient pris à tout ce qui n’était pas eux, et tout ce qui était déviant devait disparaître devant une sorte de délire identitaire. Sur le plan de la psychologie (individuelle et collective), l’explication peut faire mouche : la haine du « déviant » a de toute évidence, comme à toute époque, aidé à justifier et à entériner le crime public. La propagande raciste est toujours la meilleure façon d’enrober les plus mauvaises passions, et de les instrumentaliser. Mais les nazis eux-mêmes n’étaient pas tous des maniaques échappés de l’asile, même si une certaine propagande de bas étage le laisse entendre, entre les séries B de télévision et les « études » de paranormalité vendues dans les halls de gare ; et les raisons pour lesquelles ce genre d’ « études » conclut au caractère pathologique et irrationnel, nous les connaissons bien, puisqu’elles ont pour principale fonction de considérer le phénomène nazi comme intrinsèquement incompréhensible, de dissuader d’aller comprendre et expliquer ce qui s’est passé. Or, les nazis possédaient un projet politique énonçable qu’ils entendaient réaliser par tous les moyens nécessaires : restaurer la « communauté nationale » (réconcilier les ouvriers avec leurs employeurs en soumettant les deux à la bureaucratie du Parti) et, pour cela, purifier cette « communauté » de tout élément non « national » ; discipliner et standardiser les comportements en étendant la logique de l’entreprise industrielle à toute la vie civile et en organisant une machine de propagande omniprésente pour attacher à ce projet impersonnel des individus préalablement coupés de leurs attaches familiales, régionales, idéologiques ; faire face à la concurrence économique mondiale avec un pays aussi vigoureusement « restructuré » (comme on dit aujourd’hui dans les entreprises) et en concentrant l’industrie sur une production d’armement capable de donner les moyens de s’imposer partout par la force. Les bailleurs de fonds britanniques, français ou américains qui avaient co-financé la montée au pouvoir du mouvement nazi s’aperçurent un peu tard que le barrage anti-bolchevique, qu’ils avaient appelé de leurs vœux, prenait des proportions et des orientations menaçantes pour leur propre position.

Il nous semble qu’aucune folie ne peut se manifester dans l’histoire sans y trouver d’abord un terrain favorable, et l’existence d’un terrain favorable ne signifie pas simplement qu’il existe un concours malheureux de circonstances, mais bien plus qu’une place était toute prête pour que la folie éclate. Cette place n’est autre que la fonction historique qu’il lui sera assigné de remplir. Ainsi, le problème du nazisme se présente comme immédiatement identique avec celui de ses conditions d’existence, que nous venons d’évoquer. Si ce régime s’est caractérisé par une abolition inattendue et brutale des limites qui configurent l’équilibre normal du capitalisme, il n’a en même temps rien inventé de substantiellement hétérogène : il s’est contenté de donner libre cours à des tendances déjà existantes et à les révéler de la façon la plus extrême. Non seulement la société nazie ne se présente pas comme une forme de vie sociale contraire au capitalisme, mais elle projette au contraire un éclairage violent sur des orientations cyniques que le capitalisme n’assume habituellement qu’à demi-mot, et à doses réduites. Certaines tendances lourdes se trouvent purement et simplement désinhibées, ce qui explique qu’au beau milieu de la marche normale des « démocraties occidentales » on retrouve constamment des bribes, des fragments, des impulsions clairement homologues à la Weltanschauung nazie : c’est là le contenu désordonné d’une caisse à outils qui n’attend que d’être utilisée.

Devant l’étendue constatable de l’horreur nazie, il n’y avait rien de plus simple pour les analystes et les commentateurs d’après-guerre que de reprendre les explications avancées par les bourreaux eux-mêmes : et c’est bien ce qui nous semble, à nous, spécialement indigne des victimes, et injustement flatteur pour les bourreaux. Les raisons particulières invoquées par ceux-ci, même si elles paraissent monstrueuses à tous ceux qui ne vivent plus sous l’abrutissement incessant de la machine de propagande nazie, passaient aisément dans une société où l’on croyait naïvement que l’on produit des biens dotés d’une valeur d’usage et possédant accessoirement une valeur d’échange en fonction de leur valeur d’usage : dans un tel monde, en effet, la naturalité singulière paraissait suffisante pour juger du futur destin économique d’un produit –  ou du droit à l’existence d’un être vivant. Pour imposer ce mensonge, il « suffisait » de le réaliser d’abord. C’est ce que les nazis ont fait : self-fulfilling prophecy. Même si l’époque a changé, et si les conditions de réalisation actuelle de la valeur sur le marché mondial se sont considérablement éloignées de ces croyances primaires en la naturalité d’une communauté raciale, la plupart des jugements portés sur le nazisme revient ainsi à accepter l’explication naturaliste ancienne (en l’occurrence raciste), mais en condamnant simplement ses conséquences : les massacres qu’elle a occasionnés. Or, cela ne suffit nullement, pas plus que de repousser ensuite le racisme comme idéologie peu scientifique : il faut au contraire montrer quelle logique et quelle tension historique déterminaient le besoin d’en revenir, dans une société industrielle « évoluée » comme l’Allemagne de l’époque, à des « racines » de cette espèce . Que signifiait en clair le retour à une « nature » raciale ? Il paraît indispensable de remonter d’un cran dans l’analyse, et de comprendre dans son essence historique un phénomène qui est absolument condamnable en lui-même, et pas seulement dans ses conséquences.

 

 

 

Où l’on voit reparaître la valeur

 

 

Si l’on prend l’idéologie raciste des nazis comme un contenu manifeste, ou comme une élaboration secondaire par laquelle insiste une logique plus fondamentale et plus enfouie, il devient nécessaire de comprendre la solution finale à la lumière de la fonction historique réelle du nazisme, et non en reprenant passivement quelques fantasmes irrationnels érigés en système idéologique controuvé. L’explication ne peut se trouver que du côté de l’évolution interne de la société allemande de l’époque, et de ses contradictions. Postone a analysé ce phénomène d’une façon très intéressante[3]. Mais il semble qu’il s’en est trop tenu à une seule direction dans  son interprétation (assimilation du Juif à l’échange et à l’argent afin de préserver la sphère de la production matérielle de toute critique sociale), car cette orientation présente l’inconvénient non négligeable de borner l’analyse aux seules victimes juives. On peut considérer comme résumé de ce point de vue ce qu’écrit Kurz dans les lignes suivantes : « La logique de destruction résultant de l’indifférence de la valeur pour le monde physique ne se résume pas, pour finir, aux divers calculs guidés par l’intérêt, ceux-ci ne faisant que la traduire ; pourtant, elle est en mesure d’apparaître immédiatement comme but en soi, sans plus être filtrée par le calcul intéressé : comme l’a montré jusqu’à présent Auschwitz, comme sa conséquence la plus extrême. "Subjectivement", les nazis voulaient en supprimant les Juifs libérer la valeur de l’abstraction, comme l’a montré Moishe Postone ; le résultat en fut qu’ils exécutèrent immédiatement l’abstraction de la valeur comme but en soi de la destruction, et sans plus passer par la médiation d’un calcul intéressé »[4]. Certes, dans la propagande nationaliste visant la réunification illusoire des classes sociales, c’est effectivement le capital étranger (cosmopolite, « juif ») qui apparaissait comme l’ennemi, au profit d’un capital industriel « aryen ». Les nazis, voulant accomplir cette tâche fondamentalement absurde de « libérer la valeur de l’abstraction », ont sans nul doute facilité l’élimination de la population juive en l’assimilant purement et simplement au capital transnational. On ne peut cependant jamais s’en tenir à l’idéologie pour expliquer un phénomène. Empiriquement, même s’agissant des victimes juives, l’ « explication » donnée par les nazis se heurtait irrémédiablement à la réalité des populations arrêtées et assassinées, qui était dans sa majeure partie composée de couches populaires pauvres, sans le moindre lien avec la « finance internationale ». Les visages et les tenues des personnes arrêtées n’étaient qu’une seule et tragi-comique dénégation de l’affirmation idéologique officielle. Quant aux Tziganes, aux Noirs et aux Slaves, eux ne pouvaient en aucune manière personnifier la finance internationale, pas même par une assimilation raciale abusive : et ils furent néanmoins éliminés comme les Juifs. Ce que toutes ces populations avaient en commun peut et doit certes se définir face à la valeur, mais forcément d’une manière différente de ce qu’avance Postone pour la seule composante juive. Toutes ces populations, qualifiées par les nazis de plus ou moins « animales », « infrahumaines », « non civilisées », étaient considérées comme inaptes à entrer dans le processus de valorisation (travesti en communauté nationale), à l’image des scories et des déchets d’une matière brute humaine destinée à se transformer en ouvriers aryens authentiquement disciplinés, « propres » et efficaces, et en consommateurs dociles de mass media asservis par le régime. Ce moment de l’histoire allemande correspondait par conséquent à un stade historique parfaitement fondé dans la logique de développement du capital, et ce n’est pas l’histoire post-nazie qui l’aura démenti : à l’époque où on se contentait de faire entrer à l’usine des individus précapitalistes pour y produire des marchandises capitalistes, succède l’époque où l’input humain doit lui-même être déjà mis en adéquation avec les exigences capitalistes. La domination formelle ne suffisait plus. Il était question de discipline et de morale du travail, il était question aussi d’un mode de vie standardisé par des normes industrielles et étatiques permettant de fonder un marché prévisible pour l’écoulement des produits et la gestion dirigiste des comportements, il était question enfin d’une adhésion subjective inconditionnelle de chacun aux fariboles et aux stupidités diffusées par l’appareil de propagande. L’anéantissement de populations entières remplissait ainsi une double fonction : l’élimination de tous ceux que les fonctionnaires nazis considéraient comme réellement inassimilables, et l’avertissement que donnait aux populations « nationales » la disparition accélérée, dans leur sein et dans leurs quartiers, de ceux dont on disait qu’ils avaient « quelque chose à se reprocher »[5]. Comme l’avait bien compris Kafka, l’accusation la plus efficace est celle qui laisse son contenu dans l’obscurité. L’élimination d’individus réels servait à réaliser la coïncidence d’autres individus réels avec l’image d’eux qu’on voulait désormais imposer comme norme : quand l’image veut régir le réel, un certain réel doit disparaître.

 

 

 

Ebauche sanglante d’une Gleichschaltung marchande

 

 

Le racisme nazi était donc une façon spécifique d’exprimer le caractère non valorisable de certaines personnes. Ce n’est pas parce que cette manière de sélectionner et de définir les entités humaines jugées « inassimilables » se présentait d’une façon que l’on peut qualifier d’irrationnelle que l’opération était irrationnelle en elle-même. Son caractère massif et sanglant ne doit pas faire oublier que cette « sélection naturelle » est et demeure un processus constant et ininterrompu en temps de « paix sociale », et que ceux qui y disparaissent à titre individuel n’en disparaissent pas moins, pour finir, collectivement. La célèbre Gleichschaltung nazie est au contraire restée comme la formule scientifique de tout ce qui s’est produit depuis la défaite militaire des nazis, dans tous les pays assujettis au spectacle : ce mélange de massification, d’égalisation par le bas et d’intégration. Le spectaculaire concentré est entré massivement dans la composition du spectaculaire intégré. A force de mettre en relief les caractéristiques archaïques du nazisme, on en a oublié qu’il se présentait également comme un réel projet de modernisation de la société allemande, comme l’ont rappelé certains historiens par ailleurs peu recommandables puisque non dénués de sympathie pour la barbarie nazie[6]. La société du spectacle intégré a réussi depuis lors ce tour de force de conserver la parcellisation et le cloisonnement extrêmes des modes de vie (égoïsme individuel, égoïsme familial, égoïsme régional, égoïsme national, égoïsme religieux, égoïsme corporatiste) et d’imposer partout, comme le ferait un passe murailles dépourvu d’entraves, un même « contenu » identique (la consommation frénétique et sans cesse modifiée des mêmes détritus marchands) : la marchandise possède une force de pénétration bien supérieure à celle du NSDAP. Les enfants nazis se contentaient de dénoncer leurs parents indociles ; les enfants modernes comme consommateurs pilotes, eux, savent diriger leurs parents vers une plus grand docilité à l’égard de la marchandise : ce seul exemple montre la supériorité de cette dernière quand on la laisse faire.

Dans l’après-coup, il est donc aisé de constater à quel point un grand nombre des orientations d’assimilation et de standardisation ont été réalisées ces dernières décennies dans nos pays plaisamment qualifiés de « démocratiques », et il devient manifeste pour la simple perception de notre environnement contemporain à quel point les nazis visaient, par des moyens anormalement violents et de nos jours inutiles, cette modernisation et cette rationalisation de la vie qui règnent désormais partout, sur toute l’étendue de la planète ou presque.

Autant le Juif comme personnification de la finance internationale illustrait dans l’imaginaire nazi la fuite des capitaux et l’exploitation « injuste » du travail « aryen », autant la catégorie plus vaste des populations réellement anéanties exprimait la catégorie d’une matière première humaine non valorisable (ce caractère de matière première s’est révélé de la pire façon dans le fonctionnement des camps et dans l’exploitation des massacres). Le capital industriel national entendait ainsi se préserver et s’isoler à la fois en amont et en aval, adopter une forme solitaire absolument fétichiste, non tributaire de ce qui l’entoure, en quête d’une impossible autarcie. Son isolationnisme le conduisit à recourir à des catégories propres à la sphère de la valeur d’usage (la faculté assimilable ou non des individus et des collectivités), ce qui exprime d’ailleurs le caractère indissociable de celle-ci avec la logique de la valeur en général : ce n’était qu’une régression de la perspective téléologique du profit vers le fétichisme des prémisses utilitaires.

Si le régime nazi s’est présenté comme forme anormalement violente de modernisation d’une société capitaliste, c’est que la logique de la valeur avait abandonné le champ « normal » de la libre concurrence pour se confier aux bons soins d’une bureaucratie étatique, abandonnant pour l’instant toute recherche de profit immédiat tant qu’il s’agissait de renforcer le nouveau régime et ses horreurs. De plus, l’intégration des masses par des mesures d’une telle violence se présentait comme une solution d’extrémité dans un pays sortant de graves troubles sociaux, encore impréparé et inapte à la mercantilisation quotidienne déjà prédominante aux Etats-Unis d’Amérique, laquelle fut évidemment, elle, la solution historique adéquate aux exigences de développement du capital.

 

De nos remarques, trop fragmentaires, découlent pourtant deux orientations qui paraissent essentielles :

 

·                                            Le caractère profondément économique et non politique de la Weltanschauung nazie (les formes régressives d’idéologie capitaliste adoptent volontiers un maquillage naturaliste et bureaucratique), de même que la réalité dominante de la Gleichschaltung dans le monde moderne,

 

·                                            Le caractère totalement stérile de l’idéologie judéophobe, qui n’est pas seulement irrecevable dans ce qu’elle dit de son objet mais qui est de surcroît totalement dupe de la nature artificielle de cet objet même – idéologie par conséquent doublement condamnée à délirer.

 

 

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[1] Terme qui paraît plus approprié que celui d’antisémite : le racisme nazi ne visait pas ces autres sémites que sont les Arabes.

[2] Et l’on devrait tout d’abord s’interroger sur ce curieux silence, qui du fait de porter sur pareille hécatombe, prend lui même des proportions absolument intolérables.

[3] Il faut donc considérer le présent article comme une suite à mes Commentaires à propos de Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ?.

[4] Robert Kurz, op. cit., p. 96-97.

[5] Il suffit d’observer comment se passe une éviction dans une entreprise moderne. Avant même son départ physique, le condamné est traité en pestiféré par ses meilleurs « collègues ». On n’ose plus être vu en train de lui parler. Il est déjà parti alors qu’il est encore là : et tous les regards le traversent sans s’arrêter à lui. La subjectivité individuelle accomplit sans tarder le travail administratif de faussaire historique qui éliminait Trotski des photos du Parti bolchevique quand Staline le dirigeait. Non seulement le partant n’est déjà plus là, mais il n’a jamais été là. Son nom n’a pas laissé de trace, comme celui de l’épicier Rosenzweig qui avait disparu au petit matin de son commerce au n° 17 de la Schillerstrasse à Berlin, et chez qui l’on faisait pourtant quotidiennement ses courses.

[6] Cf. par exemple Rainer Zitelmann, Hitler, Selbstverständnis eines Revolutionärs, Herbig  1987.

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