Le terme est composé de Gleich (égal, mais
aussi semblable, identique), terme fusionnel qui condense des
contenus sémantiques que d’autres langues préfèrent distinguer, et de Schaltung,
du verbe schalten. Les nazis avaient une prédilection très forte pour
les termes neutres et abstraits comme ils abondent dans le langage de la
bureaucratie, du type « gérer » en néo-français (« gérer sa
sexualité », « gérer quelqu’un », « gérer sa mort »).
Adorno avait très bien montré de quelle façon honteuse Heidegger avait
participé à cette frénésie, à l’édification d’un langage administratif affublé
d’une dignité faussement ontologique. Le résultat d’une telle opération est
toujours que personne ne comprend plus de quoi il parle réellement, tout en ayant
le sentiment (partagé) d’avoir effectué une véritable opération sémantique. Ce
caractère abstrait est totalement indissociable des camps d'extermination comme
leur forme extrême achevée, où la réalité "charnelle" disparaissait
derrière une "organisation scientifique du travail". En
langage moderne, un Schalter (substantif), c’est par exemple un bouton,
une manette : l’instrument qui permet d’opérer une commande sur le
courant, la lumière, le chauffage. C’est aussi un guichet, comme à
la gare ou à la poste. La polysémie semble donc large, mais à vrai dire,
peut-on encore, à ce stade, parler de polysémie ? Et pas plutôt une perte
de sens ? Le terme a en effet tendance à écraser tout contenu. L’idée qu’il
exprime est purement et simplement du genre : « faire marcher »,
« opérer ». Simultanément, il évoque la simplicité de l’opération, le
fait de n’avoir qu’à appuyer sur un bouton, de n’avoir qu’à
« enclencher » (« anschalten » signifie allumer un
appareil, appuyer sur le commutateur général pour faire passer le
courant ; « abschalten » c’est éteindre, appuyer sur le
commutateur pour couper le fonctionnement). Du coup, le terme comporte
également une idée d’autorité, d’être décisionnaire. En résumé, l’idée est de
commander au réel par un simple geste mécanique, l’idée, également, que le réel
peut être « opéré » de la sorte, par simple pression sur une manette,
que le monde entier est un appareil avec un bouton à presser, une fonction
binaire (allumé ou éteint, rien d’autre).1 Tout cela s’avère utile pour bien
saisir l’aura du terme Gleichschaltung dans l’usage qu’en ont fait les
nazis de façon très judicieuse : un terme de technocrate qui ne tolère pas
de résistance ni de vie propre du réel. Sous cet angle, le terme exprime
parfaitement le passage à la domination réelle du capital, qui s’est
entièrement subsumée son monde.
La Gleichschaltung fut donc le terme officiel pour
désigner la mise à niveau du pays ou, mieux encore, sa mise au pas.
Dès leur accès au pouvoir en 1933, les nazis avaient entrepris d’adapter toutes
les institutions étatiques et sociales aux objectifs de leur parti, et de
s’arroger le monopole « politique » en éliminant les autres courants.
Ce fut le ministre de la Justice Franz Gürtner qui inventa le terme Gleichschaltung
en l’incorporant à deux nouvelles lois relatives à la mise au pas des Länder en
mars et avril 1933. Les nazis entendaient unifier le pays, le presser dans un
même moule, et pour ce faire l’étape intermédiaire consistait à imposer le
parti nazi à la tête de chaque Land, jusque dans les strates inférieures de la
bureaucratie publique. Sans se soucier du caractère totalement
anticonstitutionnel de cette mesure, les nazis éliminèrent tous les
fonctionnaires qui ne leur prêtaient pas allégeance. Les opposants politiques
(communistes, socialistes, mais aussi libéraux) disparurent de l’appareil
bureaucratique, de même que tous les fonctionnaires juifs. Ces mesures
d’épuration furent rapidement étendues aux associations culturelles ou
sportives. La mise au pas se fit à la fois par des décrets administratifs, de
nouvelles lois mais aussi par l’exercice de la terreur physique. Dès l’incendie
du Reichstag, le nouveau régime eut les mains totalement libres pour la
persécution des opposants, et commença par arrêter et déporter les membres des
partis communiste et socialiste. L’ensemble des partis politiques jeta
rapidement l’éponge et prononcèrent leur dissolution dès juillet 1933. Hitler
put alors concentrer tout le pouvoir entre ses mains, et parfaire la fusion
préalable des fonctions directrices de l’Etat en une dictature personnelle.
La Gleichschaltung s’étendit rapidement à toutes les
sphères de la vie publique, à commencer par la presse, la radio, le cinéma. La
généralisation de la croix gammée en tous lieux et celle du port de l’uniforme
par les allemands de tout sexe et de tout âge acheva le tableau. La
robotisation de tout un peuple semblait définitivement acquise. La mise au pas
des institutions est souvent donnée comme contenu exclusif de la Gleichschaltung,
mais elle n’en fut que la première étape, la plus superficielle :
l’objectif était de transformer toute la vie quotidienne du pays en une
succession de gestes télécommandés. La production d’une masse informe
d’individus hallucinés n’avait pas encore trouvé d’autre méthode que celle-là,
et elle n’a pas fait ses preuves. Ce bilan négatif n’est pas forcément
imputable à ses méthodes ; mais bien plus à l’inanité de ses objectifs. La
marchandise sait que n’est durable que la servitude consentie.
1 En cela, on peut opposer
le terme de Gleichschalten à celui de Gleichmachen, qui traduit
en allemand le mouvement des Levelers (Niveleurs) de Gerrard Winstanley
dans l’Angleterre du 17ème siècle : Gleichmachen, c’est rendre
égal, travailler à établir l’égalité, la produire concrètement,
tandis que Gleichschalten, c’est nier tout ce qui existe au profit d’une
abstraction. L’égalité concrète des « Partageux » n’a rien à voir
avec l’égalité abstraite du sujet marchand, ou bureaucratique.