EDITIONS DE LA NUIT / REVUE LA NUIT / “maelström” / annexe


En octobre 2006, dans le premier numéro de la revue La Nuit, j’avais apporté quelques précisions sommaires à propos de cet appel à la fin du monde moderne. Je voulais simplement rappeler, dans les grandes lignes, ce qu’avait pu en dire une partie de la philosophie du XIXe siècle, dont les intuitions ou les conclusions sont en quelque sorte justement confirmées aujourd’hui par le mouvement du monde : l’exigence portée par la citation de Cieszkowski qui clôt cette page est exemplaire à ce propos. C’est ce texte que je place ici en annexe de la déclaration d’intention initiale de “maelström”. Il va de soi que les divers auteurs publiés depuis, ont, par leurs ouvrages, donné ou donneront à l’ensemble d’autres dimensions – qui n’apparaissent évidemment pas dans ces lignes –, chacune préfigurant à sa façon le saut qualitatif suivant ou interrompant la perdition, le ”pourrissement“, la désolation de toute vie sous l’état général abstrait caractéristique du Progrès et des progrès du monde moderne.




AUGUST VON CIESZKOWSKI

Pour une pratique de l’avenir


1 . Le déchirement extrême que signifie immédiatement, pour tous les hommes, le présent est cause de confusion, il est aussi la source d’autres souffrances et des errances les plus diverses et les plus grandes, ainsi en est-il de l’idée de l’histoire ou de l’idée de la liberté, idées qui, trop souvent, sont édulcorées ou caricaturées, car ces idées sont vraies, mais elles ne le sont encore qu’abstraitement, ce qui est en quelque sorte la pire des choses qui puisse être aujourd’hui. Que la liberté absolue puisse être désirée ou décriée sans pouvoir être connue, voilà très précisément pourquoi elle subsiste telle une chimère aux yeux des hommes et n’importe quoi peut alors être dit ou écrit à ce sujet : si le dépérissement de l’activité purement spéculative ne peut plus guère être déploré — à condition de comprendre ce qu’un tel dépérissement signifie —, la tâche ne me semble pas vaine de rappeler maintenant que la fonction de la philosophie étant sa réalisation même, son obligation, venue de sa dissolution ou de sa vulgarisation dans l’activité concrète, est, pour le dire à la façon de Cieszkowski, de « produire des miracles ».


2 . Toutes sortes de questions agitées aujourd’hui dans le prétendu débat public témoignent d’une bien étrange impéritie, tant elles sont inadéquates à leur objet déclaré. Et si l’on me disait que cet objet n’est pas le même que celui qui m’occupe, je répondrais paisiblement qu’à mon sens il n’en est qu’un et qu’il s’agit donc du même quoiqu’il soit rendu méconnaissable, dans le meilleur des cas par des approches au moins partielles, presque toujours biaisées ; et dans le pire, qui est aussi le plus courant, par de sinistres intérêts. De sorte que, nul n’étant plus empêché d’observer que les conditions du “débat public” sont définies par ce qu’elles ne manquent jamais d’éviter d’être, qui doit durer au moins jusqu’à la fin des temps, on peut bien dire, dans le langage d’une autre époque, que la philosophie, en amante trop exigeante pour nombre de comédiens qui s’en prévalent sur la place publique, et bien qu’elle ne leur fasse pas la grâce d’un regard, s’en tient pour l’heure à frapper à la porte de la société, non pour entrer dans le monde puisqu’elle s’y trouve par ceux qui la pratiquent, mais de la façon que Thomas De Quincey discerne dans son remarquable Sur le heurt à la porte dans Macbeth, c’est-à-dire en rappelant aux vivants, par la terrible suspension du temps qu’annoncent les fameux trois coups arrêtant net le cours de la pièce, que le crime, l’horrible crime, toujours dans l’imminence d’être perpétré, va, dans l’instant, être commis.


3 . C’en est fini depuis près de deux siècles de l’humanité seulement pensée. Nous traversons dès lors ce “pourrissement” qu’annonça Cieszkowski, cette lente et terrible décomposition de l’état général abstrait, d’où doit sortir, tel un phénix, l’humanité à son stade de développement individuel — ce saut qualitatif que la meilleure part de la critique appela de ses vœux après Hegel.


4 . Le “réalisme” auquel on aura vu se rallier nombre d’experts ou de “spécialistes” de la pensée aura crû à la façon des leurres : à mesure qu’ils perdaient de vue l’horizon philosophique, ces braves experts ou spécialistes, incapables de comprendre qu’ils étaient eux-mêmes la meilleure preuve de ce pourrissement, sont venus à croire qu’ils pratiquaient la philosophie tandis que les conclusions de la philosophie du passé, et notamment de celle du XIXe siècle, se réduisaient en somme, pour eux, à de “vieilles lunes”.


5 . Laisser s’effacer ou se perdre cela seul qui importe ne revient pas à trahir la seule philosophie, il semblerait que les vivants en fassent l’atroce expérience. La dissolution-vulgarisation de la philosophie dans l’activité concrète comprend bien sûr la possibilité de cette trahison ; non son triomphe.


6 . En vérité, le penseur séparé, l’intellectuel à la triste figure, le “réaliste” rallié à l’économie politique et à la démocratie abstraite, ne peut aujourd’hui se maintenir qu’à la condition de la concentration spectaculaire — le mode actuel de la séparation —, qui est le medium par lequel il se montre ; tandis que l’activité philosophique réelle, descendue dans le monde, perdure pour l’heure sous le manteau et avec d’autant plus de calme et de confiance qu’elle n’ignore pas que l’univers entier lui appartient, à commencer par la tâche immédiate et la façon de faire venir au jour le plus proche avenir.


7 . Personne n’a jamais dit que le monde devait péricliter si l’on se mêlait de ce qu’il cessât de péricliter, ni que la vanité tant récitée était la preuve de son non-sens, ni qu’il fallait donc s’en tenir à la plus étroite immédiateté abstraite du cours descendant des jours. C’est parce que le monde est vain qu’il vaut d’être connu, et que justement il faut y consentir.


8 . Et nul n’a fait savoir qu’il était possible à un homme de vivre longtemps sous le carcan des abstractions qu’il a pu concevoir, mais sous lesquelles il n’est pas fait pour vivre.


9 . C’est à la corporification de la philosophie que nous devrons venir. L’homme est assez beau quand on sait le voir, il est porté au bien, il est l’amant de la vérité. Le désespéré est celui qui est vaincu par la désolation à laquelle le porte la rencontre des hommes défigurés, alors que rien, dans le monde, ne lui parlait en faveur de cela. Il n’y a pas d’erreur, ce qu’il voit est vrai, et la vengeance ne lui est décidément d’aucun attrait.


10 . L’incarcération est très exactement le terme qui définit la condition contemporaine. Elle est visible et invisible. Les grandes cités mortes d’aujourd’hui sont des abstractions, et elles exigent de celui qui les a construites qu’il en soit la victime hallucinée. La légalité de la partialité abstraite les a permises. Mais l’élément de l’homme, du vivant en général, est le cosmos tout entier. En regard de quoi les lois de la République sont une parodie, un mur de geôle, la preuve qu’elles ne servent qu’à enfermer les gens.


11 . Des philosophes de l’État imaginent qu’il pourrait être utile, et conforme à la tâche qu’ils se proposent, de faire de la philosophie une activité régulatrice des affaires humaines, dans le chaos régnant. C’est une plaisanterie (auto-suggestionnée) qu’un enfant de dix ans démonterait tout seul.
La liberté philosophique est illusoire. Aux échecs comme aux autres jeux, chaque coup est gros du passé indéfini de l’univers » (André Breton, Profanation).]


12 . Dire que tout ce qui est aujourd’hui produit par l’homme est monstrueux est vrai, dire que ce que l’homme fait de lui-même dans une telle servitude est monstrueux est vrai ; mais considérer l’inventaire de la monstruosité comme la tâche explicative par excellence, cet inventaire serait-il en même temps son opposé, c’est-à-dire un exposé dialectique et donc critique de la réification (de Marx à Gabel) me semble une hérésie de la critique vouée à sa propre reconduction indéfinie et monotone. C’est sa genèse qu’il nous faut. Je ne pense pas non plus qu’il soit utile d’affecter de croire que la plupart des hommes actuellement en vie sont des morts-vivants, ou que beaucoup ne comprennent rien à ce qui passe ou ne passe pas autour d’eux, à ce qui se passe ou à ce qui ne passe pas en eux ; ou encore qu’ils sont avant tout ces nigauds de l’utopie néo-technologique que certains prétendent désormais qu’ils sont. En vérité, ces descriptions n’attestent que la fascination de leurs auteurs pour la descente, ce qu’ils y trouvent ; et cette fascination sur ce point me paraît être avant tout jubilatoire, le résultat d’une gigantesque privation, celle que, justement, ils dénoncent.


13 . Si l’égalitarisme est une billevesée, la contrefaçon d’un principe élémentaire, le moins qu’on puisse dire de l’idée d’élite, c’est qu’elle aura séduit beaucoup de ceux qui l’ont rencontrée et ont ipso facto voulu croire qu’ils en étaient. L’envie qu’ils en éprouvent ne leur est pas une démonstration suffisante de ce qu’ils n’y ont point part, au contraire on dirait qu’elle les conforte dans leurs prétentions. Ainsi du sérieux parodique affecté avec lequel on a vu tel ou tel tancer les écarts d’autres imbéciles.
Il est pourtant tout à fait clair qu’une élite ne saurait avoir conscience qu’elle l’est, ou elle n’est pas. C’est bien pourquoi nul ne peut en aucune façon s’en prévaloir.
Aussi n’y a-t-il jamais aucune raison de parler d’une élite.


14 . Lasse de son jeu moderne, c’est en vérité de son âge, extrême vieillesse et fatigue afférente, que l’humanité abstraite sent le fardeau : « l’antiquité est la jeunesse du monde, et la modernité son antiquité ».

I.-D. L.


« La formation artistique absolue de l’humanité constituera, dans une certaine mesure, un retour au monde antique, sans qu’il y ait séparation d’avec le monde moderne. Ce sera un jeu de la vie, sans nul dommage pour l’intériorité se retrouvant profondément en soi ; seule sera supprimée la coupure, qui a causé tant de maux mais aussi tant de joies intérieures à l’humanité. Ce ne sera donc point revenir en arrière et retomber dans la vie naturelle, mais recueillir et élever cette vie selon la nature. »


August von Cieszkowski, Prolégomènes à l’historiosophie (1838)



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