« Je l’aime tant, vous le savez, vous devez m’avertir de sa fortune, pour la pleurer, comme je fais. Je n’en dirai plus rien, car les amours sont ivres. »


Henri, roi de Pologne (le futur Henri III), dans une lettre à un confident.

 



Comme on voit sur la branche au mois de Mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l'Aube de ses pleurs au point du jour l'arrose :

La grâce dans sa feuille, et l'amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d'odeur :
Mais battue ou de pluie, ou d'excessive ardeur,
Languissante elle meurt feuille à feuille déclose :

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t'a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

Ronsard, Sonnets sur la mort de Marie (1578).

Marie de Clèves, marquise d’Isle, comtesse de Beaufort, née en 1553, était la cadette des trois filles de François de Clèves, duc de Nevers, et de Marguerite de Bourbon-Vendôme. Celle-ci étant la sœur du défunt roi de Navarre (Antoine de Bourbon), Marie se trouvait être par conséquent nièce par alliance de Jeanne d’Albret. On l’avait élevée dans la religion catholique. Catherine de Médicis négocia son mariage avec le prince Henri de Condé, huguenot comme son père. Dans le même temps, elle convainquait l’austère Jeanne d’Albret d’accepter Margot comme bru. Ces mariages mixtes (entre catholiques et huguenots) s’inscrivaient dans sa politique du moment. Ils faisaient suite à la paix de Saint-Germain et sanctionnaient en quelque sorte la réconciliation des Français. On a vu ce qui en résulta !

Marie de Clèves vint donc à la cour. Elle avait 19 ans. C’était une petite provinciale au cœur pur, joues fraîches, au corps délié et sain, au sourire spontané. Elle ignorait les fards et les minauderies. Sa candeur, son éclat stupéfièrent les demoiselles de l’Escadron volant, mais aussi les beaux seigneurs musqués. Monsieur la remarqua, fut épris et le fit savoir. On l’écouta. Le fiancé de Marie était un petit homme laid et gourmé. Bien que déçue, la radieuse Marie acceptait son sort, en fille de bonne maison soumise à ses parents. Cependant comment ne pas prêter l’oreille aux compliments si délicats du plus beau gentilhomme de la cour ? Car Monsieur avait alors 21 ans, le plus charmant visage du monde et ce regard italien qui chavirait les cœurs. Coqueluche de l’Escadron volant, il savait admirablement parler aux femmes. Aucune n’était assez hardie pour lui résister et il abusait un peu de sa séduction, la fidélité n’étant pas son fort. Son dandysme même impressionnait. Bref, il était toute grâce : un véritable Adonis et ne le sachant que trop ! La cour des Valois était le lieu de tous les divertissements – amuser la noblesse pour l’empêcher de méfaire restait l’un des modes de gouvernement de la reine mère. La légende veut qu’à la suite d’une gaillarde passablement enlevée Marie de Clèves fût entrée dans un cabinet pour y changer de chemise. Monsieur aurait ensuite pris cette chemise pour éponger son front. Le parfum que dégageait ce linge l’eut alors jeté dans un trouble profond et quasi envoûté. Quoi qu’il en soit, il eut effectivement le coup de foudre pour Marie. Elle se laissa courtiser avec la plus parfaite gentillesse. Quand elle découvrit qu’Henri l’aimait vraiment, elle fut ivre de joie et s’aperçut qu’elle l’aimait elle-même. Quant à lui, il apercevait soudain, pour la première fois après la rupture avec sa sœur chérie, un univers de tendresse réciproque, de spontanéité dans le don, d’entente profonde entre deux âmes et deux corps également enchaînés à leur passion – et il crut revivre cette communion mystique des âmes telle que la lui avait révélée son court bonheur avec Marguerite. Il oublia les raffinements de la Rouet, de la Châteauneuf et de ses autres conquêtes frelatées. Il vit la différence entre la sexualité et le véritable amour. Certains estiment que la liaison d’Henri et de Marie fut simplement platonique. Ils jugent sur le comportement de « collégien » de Monsieur. Brantôme, par contre, pense que Marie était trop éprise pour refuser à son amant les prémices promises au prince de Condé. Henri voulait empêcher le mariage. Il lui était intolérable que sa maîtresse fût livrée aux embrassements légitimes de ce nabot, huguenot par surcroît. Leurs rencontres étaient furtives, mais fréquentes. Marie voulait tout ce qu’il voulait. La rupture de ses fiançailles ne la chagrinait nullement, dût-elle rester fille. Mais Henri jurait de l’épouser, et il était sincère ! Il osa confier ses projets à sa mère, lui révéler sa passion, sa liaison clandestine, ses promesses à Marie. Il lui demanda d’annuler son mariage sous un prétexte quelconque. Il clama son amour, sa souffrance, sa jalousie, en termes pathétiques. Catherine fut abasourdie par cette véhémence, et profondément irritée. Ce fils, en faveur duquel elle avait tant travaillé, qui s’était permis de refuser la reine d’Angleterre, voulait se mésallier avec cette petite de Clèves ! Peut-être fut-elle secrètement jalouse – elle aimait tellement Henri ! Cependant elle n’en montra rien. Croyant qu’il s’agissait d’un caprice d’enfant gâté, elle tenta de le raisonner, de le consoler. Il fallait que ce mariage eût lieu : la raison d’Etat le commandait. En épousant Henri de Navarre, ce petit garçon rustaud, Margot ne se sacrifiait-elle pas elle aussi aux devoirs des princes ?

Le mariage de Marie de Clèves et du prince de Condé précéda de quelques jours les « noces vermeilles » de Marguerite de Valois et du roi de Navarre, prélude à la Saint-Barthélemy. On imagine que Monsieur dut prendre sur lui pour approuver la décision d’excepter Condé de la liste fatale ! Il l’eût volontiers égorgé de sa propre main pour délivrer Marie. Après la Saint-Barthélemy, ils reprirent leurs rendez-vous secrets. Les complicités ne leur manquaient pas. Pour rassurer Condé, Monsieur affichait sa liaison avec Mlle de Châteauneuf. Il dut pourtant se séparer de Marie pour aller faire la guerre aux huguenots rochelais.

Avant de partir pour le siège de La Rochelle, il écrivit à Henriette, duchesse de Nevers, sœur de Marie de Clèves, trois lettres où il la prit à témoin de sa passion pour la jeune femme devenue inaccessible. La première d’entre elles est la plus éloquente : « Je suis le plus ennuyé que je fus jamais. Je vous supplie d’autant que vous m’êtes amie et que vous connaissez que j’ai d’affection à vous servir… Je vous en requiers, les larmes aux yeux, à jointes mains. Vous savez [ce] que c’est de bien aimer. Jugez si je mérite telles façons de ma dame, notre amie, qui, quoi qu’elle die, a toute puissance quand elle l’emploiera […]. Je vous jure qu’il y a des heures que les yeux ne m’ont séché. Ayez pitié de moi ! » Pour tenir lieu de signature, il traçait l’initiale de son nom entre deux SS barrés. Ce symbole appelé « fermesse » attestait l’inviolable fidélité qui attachait l’auteur de la lettre à celui ou à celle à qui il l’adressait.
Henri d’Anjou quitta la cour avec déplaisir. Son interprète poétique, Desportes, exprima alors ses sentiments en attribuant ses regrets à la séparation de Marie de Clèves qu’il aimait avec passion :

Que me sert le renom d’avoir dès mon enfance
Acquis par mes travaux le repos de la France ?
Et l’effort des mutins inutile rendu,
S’il faut que pour son bien à mon mal je consente,
Et que de vos beaux yeux si souvent je m’absente ?

Lettres, billets et pièces de vers faisaient patienter les amants. Ils se revirent, lors du retour d’Henri à la cour. Le corps de Marie valait d’avantage pour lui que le royaume de Pologne. Au risque d’affoler le prince de Condé en dévoilant la vérité, il rompit avec Renée de Châteauneuf. Marie essayait-elle de le retenir ? Il lui promit, en tout cas, de la démarier dès qu’il reviendrait en France et de l’épouser. Car il avait la conviction que son exil polonais serait bref. La douce et rieuse Marie put croire qu’elle serait un jour reine de France ! En attendant, il lui fallait subir les embrassements de son puritain d’époux.

Des lettres écrites de Cracovie à Marie, aucune n’a été conservée : mais on sait que, depuis son exil polonais, Henri, grâce à Cheverny et à des émissaires fidèles, correspondait avec Marie. Elle lui répondait par le même canal avec la connivence intéressée de Mme Catherine. Dans les papiers secrets de Cheverny, le chiffre sous lequel elle était désignée était la lettre O. A Nançay, qu’il appelait « mon châtre » (c.-à-d. « mouton »), Henri écrivait de Cracovie ces lignes très révélatrices : « Je l’aime tant, vous le savez, vous devez m’avertir de sa fortune, pour la pleurer, comme je fais. Je n’en dirai plus rien, car les amours sont ivres. »
Depuis que Condé, impliqué dans la conspiration de La Mole et Coconat au printemps de 1574, avait dû s’exiler en Allemagne et était redevenu huguenot, Henri caressait l’espoir de faire annuler le mariage et entendait épouser celle pour laquelle il n’avait, dès le premier jour, cessé d’éprouver les sentiments les plus tendres et les plus profonds.

Depuis la mort de Charles IX et la « fuite » d’Henri de Pologne, le séjour à Paris de la princesse intriguait d’ailleurs les observateurs. Ni les enchantements de Venise, ni les aventures qu’il avait eues en Italie, n’avaient entamé la résolution d’Henri d’épouser Marie… Le Toscan Alamanni assure le 7 août 1574 que le roi avait écrit à Marie « des lettres très amoureuses pour la consoler » et pense qu’il « pourrait prendre quelque importante décision à l’instance de la princesse…dont il est amoureux. De quoi, la reine mère s’inquiète. »

Devenue fervente catholique et désirant sauver le roi à l’amour duquel elle répondait, Marie de Clèves a-t-elle, par dégoût de son époux qu’elle se refusait de rejoindre en Allemagne, fait tenir à la reine mère une instruction de l’émissaire de l’Electeur Palatin, dont la mission était de faire soulever le duc d’Alençon, le roi de Navarre, le prince de Condé et de se faire révolter Metz et Verdun ? C’est du moins ce qu’écrivit Zuniga à Philippe II le 10 août 1574 ; le nonce Salviati en entretint aussi le cardinal Galli : « Que votre Seigneurie sache que le roi aime de façon si déconcertante la princesse de Condé qu’il ne pense à rien d’autre qu’à trouver le moyen de l’avoir, et si cela était possible, il lui plairait de l’épouser, ce qui lui fera différer beaucoup de prendre femme. La régente, qui veille jalousement à sa position, et qui tient cette femme pour une personne d’esprit, craint beaucoup cette affaire, et cherche, avec toute son adresse, à retenir le roi loin de Paris, où se trouve la princesse. »

Toujours servie par le destin, Catherine fut très vite allégée de ses craintes. L’Estoile, dans son Journal, prit soin de coucher par écrit la nouvelle du décès de la princesse : « Le samedi 30 dudit mois d’octobre, dame Marie de Clèves…douée d’une singulière bonté et beauté, à raison de laquelle le roi l’aimait éperdument, et si fort, qu’il fallut que le cardinal de Bourbon, son oncle, pour festoyer le roi, la fit ôter de son abbaye de Saint-Germain-des-Prés, disant sa Majesté qu’il n’était possible qu’elle y entrât, tant que son corps y était, mourut à Paris, en sa première couche et en la fleur de son âge. »
La fille de Marie reçut le prénom de Catherine. Elle mourra en 1593, au Louvre…

Ce fut à Lyon qu’Henri apprit la mort de Marie. Sa mère, qui avait reçu la lettre en faisant part, n’osa la lui remettre et la mélangea à toutes celles qui étaient éparses sur sa table de travail. Le lendemain au soir, les yeux du roi s’arrêtèrent sur la terrible missive. A peine l’eut-il lu qu’il s’effondra sur le parquet, évanoui. Revenu à lui après un long moment, il gagna son lit, où il resta trois jours abattu, en proie à une violente fièvre. Lorsqu’il reparut en public, Henri avait fait coudre de petites têtes de mort à ses vêtements. Cette douleur ostentatoire suscita les railleries. On ne comprenait pas qu’il restât pendant des heures enfermé avec quelques familiers. Ces esprits égoïstes et sceptiques ne pouvaient concevoir que cette douleur fût sincère. On mit sur le compte de la mollesse ce qui n’était que désespoir…Henri ne pleurait pas seulement Marie, mais le bonheur perdu, un bonheur à la fois ardent et pur.
Comme il n’arriva pas à surmonter sa peine, sa mère s’en préoccupa et s’en ouvrit à Souvré : « N’aurait-il pas sur lui, lui demanda-t-elle, quelque objet ayant appartenu à Marie et qui lui en rappellerait le souvenir ? – En effet, lui avoua-t-il, je lui ai vu une croix au cou et des pendants qui lui viennent d’elle. – Eh bien, conclut-elle, faites en sorte qu’il ne les porte plus. »

 



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