« …une des meilleurs, des plus douces, des plus sages et des plus vertueuses
Reines qui régnât depuis le règne de tous les Rois … » Brantôme, « Dames Illustres, Discours huitième » |
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Portrait
d’Elisabeth peint par François Clouet (Louvre) : On y voit
une femme très jeune, presque une adolescente. Le visage triangulaire, au
teint translucide, qu’un nez assez marqué, épais mais droit, ne réussit pas à
alourdir, est cerné par la blancheur de la haute fraise en dentelle et par
les bandeaux d’une chevelure d’un blond roux rehaussé d’or, de pourpre et de
perles. La bouche retient sur ses lèvres un sourire non éclos. Et surtout,
dans ce visage vu de trois quarts, de grands yeux marron bien ouverts vous
regardent en face, d’un regard direct, franc, réservé aussi, comme de
quelqu’un qui voit et ne se livre pas. Rien de fade dans cette douceur faite de discrétion, de douceur, de
pureté. Quelle tristesse de la
retrouver, dans ce même Louvre, tout de noir vêtue, la tête écrasée d’une
toque à plumes, les traits figés, le regard éteint ! Un contraste qu’on
aimerait pouvoir attribuer au seul manque de talent du peintre anonyme, qui
ne sait pas, comme Clouet, déchiffrer les âmes. Tant on a peur que les trois
ans et demi passés auprès de Charles IX l’aient abîmée ! La famille d’Elisabeth (vers
1554) – de gauche à droite : son père Maximilien (futur Maximilien II),
ses frères Ernst et Rodolphe, sa sœur Anna et sa mère Marie. Catherine de Médicis, la belle-mère d’Elisabeth Charles IX, le mari d’Elisabeth Marie Touchet, maîtresse de Charles IX, dont il aura
deux enfants : N., né en 1572 et mort jeune et Charles de Valois, né le
28 avril 1573. Marie-Elisabeth, fille de Charles IX et d’Elisabeth Marie-Elisabeth n’eut aucun
rôle dans l’histoire mais elle nous permet de savoir comment on élevait les
enfants royaux. Sa gouvernante, tante du célèbre Brantôme, nous raconte que la
fillette répétait souvent qu’elle descendait des deux plus grandes maisons de
la chrétienté, celles de France et d’Autriche. Elle était même capable de
nommer ses plus lointains ancêtres aussi bien que les hérauts du royaume. Un
jour qu’elle était malade, son oncle Henri vint la voir. Elle fit semblant de
dormir et resta tournée vers le mur malgré les appels répétés de son
visiteur. Après le départ de celui-ci, elle se fit gronder :
« Pourquoi le recevrai-je aimablement, dit-elle, alors qu’il n’a pas fait
prendre des nouvelles de ma santé, moi qui suis sa nièce et la fille de son
frère aîné et qui ne déshonore pas sa famille ? » L’orgueil
dynastique, le respect des préséances (« la fille du frère aîné »)
étaient inculqués dès la première enfance avec le premier lait. Ensuite, ces
princes croyaient vivre entre terre et ciel, ayant sous leurs pieds le reste
des humains. Il faut dire que le sens et l’orgueil du devoir, le
christianisme adoucissaient et (parfois) humanisaient la situation. Elisabeth de Habsbourg « Ce qu’il y avait de meilleur parmi nous n’est
plus… » « J’ai ouï-dire à Monsieur de Langeac, qui
était en Espagne lorsqu’elle [Elisabeth] mourut, que l’Impératrice [Marie, mère
d’Elisabeth] lui dit : El mejor de
nos otros es muerto. » Brantôme, « Vie des Dames
Illustres » |
Elisabeth
naît en 1554. Elle est le cinquième enfant de Maximilien de Habsbourg et de
sa cousine Marie. Par sa mère, elle est la petite-fille de Charles Quint ;
l’héritage paternel lui donne pour grand-père l’Empereur Ferdinand Ier. Le mariage
d'Elisabeth et de Charles IX a lieu le 26 novembre 1570, à l'église
Notre-Dame de Mézières. Elisabeth est belle, avec un air de fraîcheur naïve
et d'innocence qu'on ne voit pas souvent aux belles de la cour. La petite
archiduchesse est éblouie par le luxe déployé et par Charles IX qui,
d'ailleurs, la trouve très belle. Mais, les premiers feux passés, le roi
revient à Marie Touchet qu'il va chercher à Orléans où on l'avait reléguée et
il l'installe à la cour près de lui. Marie Touchet n'a qu'un mot pour la
nouvelle reine : « L'Allemande ne me fait pas peur. » On
renvoie Elisabeth à ses dévotions et n'en parle plus… Après la
mort de son mari, Elisabeth quitte la France, où elle s’était toujours sentie
étrangère, pour retourner en Autriche, bien qu’elle doive laisser derrière
elle sa fille, Marie-Elisabeth, âgé de deux ans. Elle refusera de se remarier
et meurt en 1592. Dans la longue liste des reines de France, Elisabeth
d’Autriche ne serait qu’un nom sans les cinq ou six pages attendries que lui
consacre Brantôme et surtout sans le portrait qu’en fit François Clouet et
qu’on peut admirer aujourd’hui au Louvre… Biographie détaillée d’Elisabeth : Pour en savoir plus… Le mari d’Elisabeth, Charles IX, et
Marie Touchet, la belle « rivale » La « douce Elisabeth » et la
« folle Margot » – une
étrange amitié qui ne se démentira jamais Marie-Elisabeth, la fille
« abandonnée » Bien que la
couronne impériale germanique fût élective, les Habsbourg avaient réussi à en
faire leur chasse gardée. Charles Quint la transmit à son frère, Ferdinand
Ier, dissociant ainsi la part espagnole de son héritage, réservée à ses
descendants, et l’Empire, qu’il abandonnait à la branche autrichienne de la
famille. Mais entre les deux branches les liens restaient très étroits. Leur
cousinage avec le très puissant Philippe II d’Espagne donnait aux Habsbourg
de Vienne un surcroît de prestige dont ils avaient bien besoin, tant leur
pouvoir sur l’Allemagne était chancelant. Afin de resserrer encore le tissu
familial, le fils de Ferdinand, Maximilien, que son père avait de son vivant
fait élire roi des Romains pour lui assurer sa succession, avait épousé sa
cousine Marie, fille de Charles Quint et sœur de Philippe. Le couple, très
prolifique, avait eu neuf garçons et six filles, dont beaucoup survécurent.
Il y avait pléthore d’archiducs et d’archiduchesses à marier : on
pouvait choisir. Le maréchal de
Vieilleville tire gloire, dans ses Mémoires,
d’avoir été à l’origine de l’union entre Charles IX et la jeune Elisabeth. En
1562, lors d’une ambassade à Vienne auprès de l’empereur Ferdinand, il fut
séduit par la fillette qui avait alors huit ans. Il s’écria, en la montrant à
son grand-père : « Sacrée
Majesté, voilà la reine de France, s’il vous plaît m’en croire. […] Votre
sacrée Majesté ne saurait trouver en la chrétienté ni au reste du monde un
mari plus sortable. […] La paix sera perdurable entre vos maisons et […] par
cette ferme et indissoluble union, vous donnerez la loi à tous vos
ennemis. » Bien qu’il ait dû avouer qu’il n’était pas mandaté pour
faire cette offre, l’Empereur parut intéressé, convoqua la petite fille, qui,
sur son ordre, invita l’ambassadeur à lui donner un baiser – sur la bouche,
selon l’usage – signifiant qu’elle « était
prédestinée à lui commander à jamais. » Vieilleville leur remit des
médailles en or frappées à l’effigie de Charles IX et de sa mère et réclama
un portait de la fiancée pressentie pour l’apporter à son maître. Lorsqu’il
fut sur le départ, elle le pria, en allemand, d’offrir de sa part au roi de
France « son très humble et très
affectionné service. » Elle lui glissa au doigt une bague de grand
prix, l’honora d’un dernier baiser – c’était le troisième, il se sentait
comblé –, puis il prit le chemin du retour. Que pensa du
portait enfantin le jeune roi de douze ans ? Nul ne le sait. Quant à sa
mère, le mémorialiste s’abstient de nous dire qu’elle accueillit fraîchement
son initiative. Certes Elisabeth, née le 5 juin 1554, était d’un âge tout à
fait assorti à celui de Charles IX, né en 1550. Mais elle avait une sœur,
Anne, de cinq ans son aînée : un parti plus brillant, puisque l’ordre de
primogéniture comptait aussi en matière de mariage. C’est celle-ci que
voulait Catherine pour son fils. Les années passèrent, les alliances de la
reine mère et ses projets matrimoniaux évoluèrent de conserve. Elle enragea
lorsque Philippe II devenu veuf éconduisit la candidature de Marguerite de
Valois et se réserva l’aînée des archiduchesses. Mais elle réfréna sa
colère : un mariage catholique, avec traité à l’appui, était
indispensable pour équilibrer les alliances protestantes qu’elle projetait.
Elle se contenta donc de la cadette. Albert de
Gondi, maréchal de Retz, homme lige de Catherine, très au fait des affaires
d’Europe centrale, fut chargé de la négociation. C’est lui, bien que les
frères du roi en eussent manifesté le désir, qui alla chercher la jeune
femme, veilla à la signature du contrat, le 14 janvier 1570, et au mariage
par procuration, à Spire, le 22 octobre. A Vienne, en dépit des prophéties du
maréchal de Vieilleville, on n’avait rien fait pour préparer la jeune fille,
maintenant âgée de seize ans, à sa transplantation sur la terre de France.
Dans cette famille aux attaches hispaniques très fortes, on parlait
l’allemand et l’espagnol. Pas un mot de français. Et personne ne s’était
soucié de le lui enseigner. Elle avait reçu d’une mère austère, profondément
croyante, l’éducation la plus propre à faire d’elle la perle des épouses royales
chrétiennes. L’Autriche de Maximilien était cependant moins rigoriste que
l’Espagne de Philippe II. Elle échappa au confinement dans la demeure des
femmes, qui était le lot des infantes madrilènes jusqu’à leurs noces, et fut
initiée à la vie de cour. Sa piété, moins ostentatoire que la leur, était
plus solide encore, parce que dépourvue de formalisme. Elle aurait peut-être
pu jouer auprès de Charles IX un rôle important si on avait consenti à lui
faire sa place et si on l’avait aidée à s’acclimater. Mais Catherine de
Médicis, à qui Marie Stuart avait donné tant de fil à retordre, tenait à ce
que sa nouvelle bru restât vouée à l’insignifiance. Elle s’y employa. Elisabeth, Reine de France – une Habsbourg sur le trône des Valois Pour fêter son
arrivée, la France ne lésina pas. C’est sa propre magnificence que Catherine
mettait en scène. Le roi envoya à Sedan, alors principauté étrangère, une
escorte menée de ses frères, qui se porta à la rencontre d’Elisabeth à deux
lieues de la ville. Elle arrivait dans un coche doré, couvert de velours gris
à grande broderie de blanc et incarnat, tiré par quatre chevaux hongres
blancs. Un peu crottés sans doute, vu la saison et la longueur du voyage,
mais les spectateurs du voyage n’y virent que du feu. Episode romanesque :
Charles, impatient de voir si elle était aussi belle que sur les portraits
envoyés tout exprès, se glissa incognito parmi la troupe qui la regardait
monter au château aménagé pour l’abriter ce soir-là. Il s’en retourna ravi
l’attendre à Mézières, où devaient avoir lieu les noces : il « s’éjouissait d’avoir trouvé femme
en son contentement. » Elle arriva le
lendemain, sur le soir, et l’on prit contact sans cérémonie. La matinée du
jour suivant, 26 novembre 1570, se passa à écouter les représentants des deux
pays lire les clauses du contrat et du traité afférent. En latin bien sûr –
un latin un peu germanisé –, non seulement parce que c’était alors la langue
juridique, mais parce que les partenaires n’avaient pas trouvé d’autre moyen
pour se comprendre. Ceux qui n’en savaient pas assez pour suivre
s’accommodaient d’un interprète. L’électeur de Trèves, au nom de l’Empereur, « présenta la reine Elisabeth au roi
son mari et à la reine sa mère ». Le roi la salua, la reine mère la
baisa et la plaça entre eux deux. Puis les futurs époux s’en allèrent revêtir
leur costume de cérémonie, sous l’œil critique de Catherine et de ses deux
filles. Elisabeth
portait une robe de toile d’argent couverte de perles et un grand manteau de
velours violet semé de fleurs de lys d’or, bordé d’hermine mouchetée, terminé
par une traîne longue de vingt aunes. Sur sa tête, « une couronne à l’impériale ornée de grands diamants, rubis et
émeraudes ». Le roi était vêtu de toile d’argent, brodée de perles
et fourrée de loup-cervier. Leur consentement fut reçu par le cardinal de
Bourbon, prince du sang. On festoya toute la soirée et tout le jour suivant.
Après quoi les députés de l’Empereur se retirèrent, non sans avoir fait
confirmer par le roi la ratification des traités et conventions annexés au
contrat. Elisabeth était reine de France. Le mariage
avait eu lieu en province. Mais on ne pouvait tenir la capitale à l’écart des
festivités. On attendit le printemps pour y célébrer à nouveau l’amitié
franco-germanique, dans une débauche d’arcs de triomphe, de processions, de
cavalcades, de banquets, de bals, de feux d’artifice. Les plus grands
artistes avaient travaillé aux figures de stuc jalonnant l’itinéraire du
cortège à travers rues et carrefours. Francion et Pharamond, les fondateurs
prétendus des deux peuples, y voisinaient avec des dieux de l’Olympe, des
personnifications allégoriques, des figures mythologiques, des héros de
l’Antiquité, associés aux princes de la maison de Valois. Ronsard y alla d’un
quatrain de circonstance : « Viens, Hyménée, et d’un droit lien, Comme un lierre étroitement assemble Le sang d’Autriche au sang Valésien, Pour vivre en paix heureusement ensemble. » Et il loua dans
un sonnet Catherine de Médicis veillant sur ses enfants et les faisant « reines et rois par nopcière
alliance ». Ce n’est pas ce qu’il a écrit de meilleur. Le 25 mars
eut lieu à Saint-Denis le sacre d’Elisabeth. Le 29, on l’exhiba lors d’une
« entrée » où les « fabriques » qui venaient de servir pour
son époux furent réutilisées, revêtues de nouveaux emblèmes et mimant de
nouvelles scènes. A la fontaine du Ponceau, une reine mère en plâtre
couronnait de fleurs de lys sa bru moulée en même matière et le décor du
Pont-Neuf prophétisait la naissance d’un dauphin. La jeune reine fut promenée
à travers Paris, ruisselante d’or et de perles, dans une litière tendue de
toile d’argent. Les réjouissances prirent fin le 30 mars lors d’un énorme
banquet offert par la ville de Paris dans la grande salle du palais
épiscopal, suivi d’un bal où dansa toute la cour. La noblesse huguenote avait
boudé ces deux cérémonies et en avait critiqué le faste dispendieux, aussi
contraire à la morale qu’à l’économie domestique. Puis Elisabeth
retourna à ses devoirs conjugaux et disparut des mémoires et chroniques. A
peine sa présence est-elle mentionnée, lors de la visite des ambassadeurs
polonais dans l’été de 1573. Le reste du temps, quand nous lisons : La Reine, c’est de la reine mère qu’il
s’agit. Catherine, d’accord avec son fils, s’est réservé le soin de mettre sa
belle-fille au courant de ce qu’elle à besoin de savoir pour remplir son
nouveau rôle : le moins possible, pour un rôle entièrement limité à la
représentation et à la procréation. Par chance, on ne pouvait communiquer
avec elle que par l’intermédiaire d’une dame de sa suite, la comtesse
d’Arenberg, faisant office de traductrice : de quoi mettre un frein aux
curiosités éventuelles de la jeune femme. Faute de maîtriser la langue, elle
resta, durant ses trois ans et demi de règne, comme en pays étranger. Elle
aurait pu s’acclimater en France avec le secours de son mari. Mais celui-ci,
passé le premier mouvement de curiosité, se désintéressa d’elle. Charles
occupait le trône depuis dix ans lorsqu’il se maria. Il en avait alors vingt.
Il était grand, svelte, élancé, avec un visage régulier, d’apparence assez
douce, et l’on comprend mal, devant les portraits que Clouet fit de lui et de
son frère Henri, comment les contemporains ont pu trouver ce dernier beaucoup
plus beau. Il est vrai que les critères esthétiques changent et que le regard
des peintres est parfois subjectif. Hélas ! il
était « pulmonique », comme on disait alors à l’époque,
c’est-à-dire tuberculeux. Le souffle court, miné par une fièvre sournoise, il
toussait beaucoup et crachait parfois du sang. Ce qui ne l’empêchait pas de
se livrer avec frénésie aux activités les plus violentes, comme pour nier son
état et en exorciser les menaces. Il aimait jouer au forgeron, il raffolait
de la chasse et des joutes armées. Au retour de Mézières, la cour s’arrêta
quelques semaines à Villers-Cottetêts, en pleine forêt. L’hiver était précoce
et rude. Tout le jour, Charles courait les bois à cheval, poursuivait
follement les cerfs, sans chiens, loin devant ses compagnons qui s’essoufflaient
à le suivre. La neige, abondante, fournissait des projectiles pour d’amicales
batailles. Il en fit même construire un rempart et deux ou trois bastions,
qu’il invita ses compagnons à prendre d’assaut. Divertissements de son âge,
devant lesquels il avait la joie de voir se dérober son cadet, trop attentif
à sa précieuse personne pour la compromettre dans ces jeux grossiers. Mais il
y avait quelque chose d’inquiétant dans l’outrance qu’il mettait partout. Il était, selon
la terminologie médicale en usage, « d’humeur colérique ». La bile
dominait en lui. Parfois, la violence le prenait, irraisonnée, incontrôlée.
Des récits qui le montrent égorgeant de ses mains le cerf aux abois, dans
l’ivresse sanglante de la curée, l’ont fait taxer de cruauté. Mais pour voir
la le signe d’une perversité sadique, il faut ignorer ce qu’était alors la
chasse, une sorte de rituel aristocratique dans lequel communiait la caste
guerrière. Et un rituel, comme chacun sait, appelle le sang. S’il en faisait
un peu plus que les autres, c’était pour affirmer sa prééminence. Dans
l’affrontement solitaire au corps à corps avec un sanglier furieux, il
cherchait une consécration qui ferait oublier ses défaillances. Il jurait,
non par goût du sacrilège, mais parce que « jurer
était une marque de courage à un jeune homme ». Lorsqu’il sonnait du
cor à perdre haleine, à cracher ses poumons, lorsqu’il allait jusqu’au bout
de ses ressources physiques ou qu’il les outrepassait, c’est à lui-même aussi
qu’il tentait de prouver qu’il était bien portant et fort. Cet instable
n’était ni une brute, ni un imbécile. Ouvert aux choses de l’esprit, il
appréciait la poésie et la musique. Les vers qu’il écrivit, les fanfares de
chasse qu’il composa en valaient
d’autres. Comme tous les garçons de son âge, il rêvait de grandeur, de gloire
et d’amour. Il cherchait désespérément une voie qui fût la sienne. Mais le
fardeau royal pesait trop pour lui. Sa mère, qui se
souvenait de François II, s’était inquiétée de voir tarder en lui les signes
de la puberté. Lorsqu’il fut en âge de courir les femmes, elle l’encouragea.
Il y mit la même ardeur suicidaire que dans tout ce qu’il faisait. Mais il
lui fallait aussi du sentiment. En juillet 1569, à Orléans, il tomba
éperdument amoureux d’une jeune fille d’une extrême beauté, Marie Touchet,
dont le père, lieutenant du bailliage – autrement dit un magistrat –,
appartenait à la moyenne bourgeoisie. Elle eut droit à une cour en règle,
avec aubades de fifres et de tambours. Des lettres de son nom il forma une
anagramme : « Je charme
tout ». Il dut la lui expliquer : elle ne comprenait pas, elle
ignorait les jeux à la mode. Elle lui résista peu. Le prestige attaché à la
condition de maîtresse royale eut vite fait de balayer ses scrupules, si tant
est qu’elle en ait eu. Elle était huguenote, pourtant, comme ses parents.
Rien ne permet de dire, comme on l’a fait, qu’elle ait plaidé auprès de lui
la cause de ses coreligionnaires. Mais il l’aimait. Leur entente était à elle
seule la preuve que catholiques et huguenots pouvaient fort bien vivre
ensemble. Elle put ainsi peser, sans même le vouloir, sur ses orientations
politiques. La reine mère
n’y voyait pas d’inconvénient. Elle laissa faire. Elle préférait cette
maîtresse de condition médiocre à une femme de haute naissance flanquée d’une
abondante parentèle aux prétentions et aux appétits insatiables : elle
n’avait pas oublié Diane de Poitiers. Avec un nom aussi plébéien, cette
petite bourgeoise se contenterait de peu. Dans l’immédiat, le calcul était
juste. Les ambitions ne se déchaîneront qu’à la génération suivante :
auprès de Henri IV, le fils que Marie eut de Charles IX et les deux filles
que lui donna ensuite un époux titré mettront les bouchées doubles. En apprenant le
prochain mariage de son royal amant, Marie Touchet avait éprouvé un peu
d’appréhension. On disait la fiancée bien jolie. Elle se fit montrer son
portrait, dit-on, et déclara que « l’Allemande ne lui faisait pas
peur ». Catherine avait tout de même exigé qu’elle fût écartée quelque
temps : il fallait au royaume un héritier légitime. Elisabeth aurait pu,
peut-être, s’attacher alors son époux. Elle lui avait
plu, au premier regard, lorsqu’il la guettait à Sedan, caché dans la foule.
Il eut pour elle des attentions. A la fin de janvier 1571, elle est au lit
avec une bronchite. Il prend soin d’elle, invite à son chevet, pour la
distraire, une troupe de jongleurs et, lorsqu’elle est guérie, il l’emmène à
la foire Saint-Germain avec sa mère et sa sœur. C’est le temps du carnaval,
tous quatre se déguisent en bourgeois, le roi perché sur le siège du cocher
cingle de son fouet les épaules d’un passant dont la fureur ne peut que se
changer en éclats de rire quand l’agresseur se fait reconnaître. Un autre
jour, ils déambulent dans Paris revêtus de frocs que l’abbé de Saint-Germain-des-Prés
a fini par consentir à leur prêter. Ces
plaisanteries de collégien, qui scandalisaient huguenots et catholiques
fervents, furent-elles agréables à Elisabeth ? C’est peu probable. Elle
n’était pas à l’unisson. « A la fleur de l’âge, elle rappelait dans sa
conduite la sévérité des mœurs antiques. » Il y a dans son caractère,
très différent de celui de son mari, un fond de sérieux qu’est venu renforcer
une éducation rigide : « Le
roi était prompt, mouvant et bouillant ; elle était froide et fort
tempérée » : le feu et l’eau ne font pas bon ménage. Et, par-dessus
le marché, elle ne comprend rien à ce qui se dit. Entre elle et son mari,
l’obstacle de la langue s’ajoute à la différence de tempérament. Ils peuvent
échanger quelques mots en espagnol, que Charles parle un peu. Mais ils
n’eurent jamais de vraies conversations. Restait l’intimité conjugale de
leurs nuits. Au bout d’un an, elle se trouva enceinte. Charles put sans
remords retourner à Marie Touchet, auprès de qui il trouvait plus de chaleur
et plus de gaieté. Elisabeth se
résigna. Elle y avait été préparée. Elle aimait et honorait son mari,
confirme Brantôme, « encore
qu’elle le sût d’amoureuse complexion et qu’il eût des maîtresses […] ;
mais elle ne lui en fit jamais pire chère, ni ne lui en dit parole,
supportant patiemment sa petite jalousie et le larcin qu’il lui
faisait. » Elle abondait en vertus. Sa mère, Marie
d’Autriche, lui avait inculqué un catholicisme strict. Son père, Maximilien
II, qui avait dû lui-même s’accommoder d’un Empire partagé entre les deux
confessions rivales, l’avait avertie des risques que les conflits religieux
faisaient courir à sa nouvelle patrie. Le royaume de France n’était plus
aussi florissant qu’autrefois : « Vous
le trouverez, lui dit-il, fort dissipé, démembré, divisé et fané, d’autant
que si le Roi votre mari en tient une bonne part, les princes et seigneurs de
la religion en détiennent de leur côté l’autre part. » Elle était
donc très prévenue contre les huguenots. Lorsqu’on lui présenta Coligny, qui
n’était à ses yeux qu’un suppôt du démon, en septembre 1571, elle rougit,
recula et lui refusa sa main qu’il s’apprêtait à baiser. Mais elle montra
lors de la Saint-Barthélemy que la charité chrétienne était chez elle la plus
forte. Elle vivait
confinée dans ses appartements, en attendant le terme de sa grossesse,
lorsque éclata le drame. Elle fut presque seule, dans le Louvre, à dormir
paisiblement cette nuit-là. Personne n’avait pris la peine de l’avertir. Elle
n’avait rien deviné, rien pressenti de ce qui se tramait. Lorsque les cloches
et les cris la tirèrent du sommeil, elle s’informa, ses femmes la mirent au
courant. « Hélas, dit-elle soudain, le Roi, mon mari, le sait-il ? » « Oui, madame, répondit-on, c’est lui-même qui le fait faire. » « Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’est ceci ? et quels conseillers sont ceux-là qui lui ont
donné tel avis ? Mon Dieu ! je te supplie et te requiers de lui
vouloir pardonner ; car, si tu n’en as pitié, j’ai grand peur que cette
offense soit mal pardonnable. » Elle se fit
apporter son livre d’Heures et s’abîma en oraisons, « la larme à l’œil ». Elle priait pour les victimes,
mais surtout pour les coupables. Et au premier chef pour son époux : il
en avait le plus grand besoin. Elle mit au
monde, deux mois plus tard, le 27 octobre, une petite fille qu’on baptisa
Marie-Elisabeth ou, selon la formulation espagnole, Marie-Ysabel, en hommage
à sa grand-mère et à sa marraine, la reine d’Angleterre en personne, qui
consentit, deux mois après le massacre, à la porter sur les fonts. Sans
rancune, intérêt politique oblige. La jeune reine put alors se replier sur
elle-même, pour un dialogue sérieux avec Dieu qui se fera plus ardent encore
après la mort de son mari. Qu’une reine
délaissée cherchât des consolations dans la religion, rien de plus fréquent
ni de plus explicable. L’éducation, la tradition, la pression sociale
concourent à l’y amener. Plus originale est la forme tout intériorisée que
prend la ferveur religieuse chez Elisabeth. Elle était très pieuse sans être
bigote : Brantôme, qui a vu tant de diseuses de patenôtres se livrer en
public à des démonstrations ostentatoires, est tout ému de cette réserve,
gage de sincérité. Dans la journée, elle ne manquait aucune des pratiques
ordinaires, mais se gardait d’en rajouter. Seule l’indiscrétion d’une de ses
femmes, glissant un œil par la fente des rideaux de son lit, permit de savoir
que chaque soir, en cachette, « elle se tenait tout à genoux en chemise,
et priait Dieu une heure ou demie, battant sa poitrine, et la macérait par
très grande dévotion. » La servante familière se permit de l’en
gronder : elle allait se rendre malade. La reine se fâcha, lui enjoignit
de se taire, et se coucha ce soir-là. Mais elle prit l’habitude de se relever
au cœur de la nuit, lorsqu’elle croyait ses femmes endormies, et celles-ci
purent apercevoir bien souvent, en ombre chinoise, à la lueur de la veilleuse
placée dans la ruelle du lit, sa silhouette agenouillée. Après la
Saint-Barthélemy, la santé du roi ne cessa de décliner et son humeur de
s’assombrir. Nul ne sait s’il eut réellement les visions de cauchemar que lui
ont prêtées quelques contemporains et qu’a orchestrées à grand fracas
l’historiographie romantique. Mais il est probable, compte tenu de
l’affection qu’il vouait à Coligny, qu’il éprouva des regrets, sinon des
remords. Il était retombé sous la coupe de sa mère, plus soumis que jamais.
Il s’en voulait, mais n’osait s’en prendre à elle de cette sujétion, et
déversait sa hargne sur son frère Henri, qu’elle lui préférait. Lorsque
celui-ci partit pour la Pologne, qui venait de lui offrir le trône, chacun
savait qu’il reviendrait bien vite. Charles était condamné. Incombait alors
à Elisabeth une fonction à laquelle, traditionnellement, aucune reine ne
pouvait se dérober, celle de garde-malade. On croira sans peine qu’elle la
remplit à la perfection. La légende édifiante qui se mit en place très vite
nous la montre assise auprès du mourant, non pas à son chevet, selon l’usage,
mais un peu à l’écart, de manière à le voir. Tous deux étaient accoutumés au
silence. Elle se taisait, le regardait si intensément qu’on eût dit « qu’elle le couvait dans son cœur,
de l’amour qu’elle lui portait ». Elle pleurait avec discrétion,
jetant des larmes « si tendres et
si secrètes » qu’elles pouvaient passer inaperçues, « essuyant ses yeux humides, faisant
semblant de se moucher », cherchant à lui cacher sa douleur et sa
compassion. Parfois elle se levait et s’en allait dans son oratoire prier
Dieu pour sa santé. Restait alors près de lui une autre femme silencieuse et
prévenante, la vieille huguenote qui avait été sa nourrice et l’aimait comme
son fils. Les dernières
semaines de Charles furent atroces. On l’avait fait transporter à Vincennes,
où l’air passait pour meilleur. C’était aussi une forteresse propre à
décourager les conspirateurs, qui pullulaient. Mais à cette date, nul ne
pouvait plus rien ni pour, ni contre le malheureux. Dans son visage plombé,
les joues se creusaient, profondes. Il était si décharné qu’il ne tenait plus
sur ses jambes. Il respirait avec peine, cherchait son souffle, étouffait.
Mais surtout des hémorragies cutanées, d’origine tuberculeuse, transformaient
son corps en une vaste plaie sanguinolente. Ses draps, à peine changés, se
retrouvaient aussitôt rouges et humides de sang. Il se voyait mourir, mais
souffrait tant qu’il n’aspirait plus qu’à la délivrance. « Toutes choses humaines ne me sont plus de rien »,
soupira-t-il quand on lui annonça que Montgomery, l’auteur du coup malheureux
qui avait tué Henri II, venait d’être pris à la tête d’une armée huguenote,
jugé et mis à mort. Il lui importait peu que son père fût vengé. Il organisa la
passation de pouvoir, désigna comme successeur son frère Henri et nomma sa
mère régente en attendant que celui-ci pût regagner la France. Selon Palma
Cayet, il fit appeler son cousin Henri de Navarre et lui dit : « Mon frère, vous perdez un bon
maître et un bon ami. […] Je me fie en vous seul de ma femme et de ma fille.
Je vous les recommande. » Ses derniers mots cependant ne furent pas
pour la très douce épouse, mais pour la toute-puissante génitrice dans
l’ombre de laquelle il avait vécu sa brève existence. « Et ma mère… » – ne faut-il pas écrire Eh ? – murmura-t-il avant
d’expirer le 30 mai 1574, à trois heures de l’après-midi. Elisabeth mit à
pleurer son mari sa retenue habituelle. Elle ne poussa pas de cris, mit une
sourdine à ses plaintes, « jetant
ses belles et précieuses larmes si tendrement, soupirant si doucement »
qu’on voyait bien qu’elle se contraignit pour ne pas importuner. Passé le
temps du deuil, lorsque se posa la question de son avenir, elle résolut de
s’en retourner en Autriche. En France, « elle
n’était pas reconnue ni gratifiée comme elle le méritait ». Une de ses dames
d’honneur émit alors un regret : « Si au lieu d’une fille, votre mari vous
eût laissé un fils, vous seriez à cette heure Reine mère du Roi, et votre
grandeur s’agrandirait et s’affermirait. » « Ne me tenez point ce fâcheux
propos »,
répliqua-t-elle. « Comme si la
France n’avait pas assez de malheurs, sans que je lui en fusse allée produire
un pour achever du tout sa ruine. » Et d’expliquer
que les minorités royales étaient source de calamités sans nombre, comme on
ne l’avait que trop vu déjà. « Voilà pourquoi je loue mon Dieu, et
prends en gré le fruit qu’il m’a donné. » Si elle
partait, il lui fallait laisser sa fille, qui appartenait à la France. Sa
piété l’aida à accepter ce nouveau déchirement. Elle alla embrasser l’enfant
à Amboise, où on l’élevait. Puis elle quitta Paris le 5 décembre 1575, refit
en sens inverse le trajet qui l’avait amenée cinq ans plus tôt, fut remise
aux députés de son père par le même Albert de Gondi qui était venu la
chercher. Elle s’installa à Vienne, où elle était née. Elle n’avait
que vingt et un ans. On se mit en quête pour elle d’un nouveau mari. Son père
avait pressenti Henri III qui, rentrant de Pologne, s’était arrêté à
Vienne : mais celui-ci avait éludé. Voici maintenant que se présentait
un autre parti, bien plus brillant. On restait encore en famille. Au lieu du
frère de son mari, il s’agissait du mari de sa sœur, qui était aussi son
oncle maternel. Philippe II venait de perdre Anne, l’aînée des
archiduchesses, celle que Catherine voulait naguère pour son fils. Veuf pour
la quatrième fois, il était à nouveau disponible et sollicitait la cadette.
Elisabeth refusa, par fidélité à la mémoire de Charles IX, dit-elle. Sortant
pour une fois de sa placidité naturelle, elle se prit de colère contre le
jésuite espagnol qui se permettait d’insister, affirmant, « s’il se mêlait de lui en rompre
plus la tête, qu’elle l’en ferait repentir, jusques à le menacer de le faire
fouetter en sa cuisine. » Et Philippe II, ne trouvant pas d’autre à sa convenance, renonça à se
remarier. La cause
profonde de son refus est qu’elle souhaitait entrer au couvent. Depuis son
veuvage, elle s’était mise à l’étude de l’Ecriture Sainte. Elle ne fit pas
profession, par modestie sans doute. Mais elle fonda un monastère de
clarisses dont les bâtiments jouxtaient sa demeure. Entre les deux, elle
pouvait aller et venir sans être vue. Elle mena jusqu’à sa mort la même vie
qu’une religieuse, « en veilles,
jeûnes et continuelles prières pour la paix entre les princes
chrétiens ». Elle fonda également à Prague l’Eglise de Tous les
Saints. Elle aurait rédigé, dit-on, deux ouvrages, l’un de piété, Sur la parole de Dieu, l’autre
d’histoire, Sur les événements
considérables qui arrivèrent en France de son temps. Elle les aurait
envoyés à sa belle-sœur Marguerite. Tous deux ont disparu sans laisser de
traces et pour le second, c’est dommage, car elle avait à coup sûr un regard
différent. De temps en
temps des nouvelles lui parvenaient de France. La petite fille qu’elle avait
laissée à Amboise y mourut, le 2 avril 1578, avant d’avoir atteint ses six
ans. Elle ne dit rien de son chagrin. Mais lorsqu’elle sut que Marguerite,
qui lui avait toujours montré beaucoup d’amitié, était privée de ressources
et réduite aux abois, elle ordonna que lui fût versée la moitié de son
douaire. Elle mourut le 22 janvier 1592 et Marguerite émue, se promit de
faire son éloge dans le livre qu’elle projetait d’écrire. Ce fut Brantôme qui
s’en chargea. C’est à lui que nous devons l’essentiel de ce qui a été raconté
ici. A son départ,
Elisabeth fut unanimement regrettée. Elle avait été « fort aimée et regrettée des Français », dira
L’Estoile en apprenant sa mort. Elle n’avait jamais posé à personne le
moindre déplaisir, jamais prononcé la moindre parole offensante. Il est vrai,
ajoute Brantôme avec une touche d’ironie dont il ne semble pas avoir
conscience, qu’elle parlait très peu, et toujours en espagnol – ou en
allemand. Elle rejoignit dans l’histoire la cohorte des reines incomparables
dont la bonté, la douceur, l’effacement font tout le mérite. On l’y oublia,
comme ses aînées. Mais elle contribua, avec Claude, Eléonore et les autres, à
modeler l’image idéale de la reine, telle que l’inconscient collectif n’a
cessé de la rêver : une reine qui surtout ne se mêle pas de politique. |
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