INTERROGATIONS JUIN
1990
L'ABOLITION DU TRAVAIL. Extraits traduits de Bob Black, The Abolition of Work (septembre 1985) 3
Le texte qui suit a été écrit en réponse
à une série de questions visant à mieux comprendre qui nous sommes et où nous
vivons. Nous avons pensé qu’il pourrait également aider d’autres compagnons à
mieux nous connaître.
1. Nos idées. Il nous est difficile de définir nos idées en totalité, en particulier parce qu’elles ont évolué depuis que nous avons commencé une activité commune et qu’elles continuent à évoluer. En résumé, nous sommes réunis par notre rejet de la société actuelle et notre aspiration à une communauté humaine rompant avec tous ses fondements. Nous ne cherchons pas à former un nouveau parti ou une nouvelle organisation de masse, mais nous aimerions nous rencontrer et coordonner nos efforts avec des gens qui comme nous voudraient vivre dans un monde où l’homme et la nature ne seraient plus antagonistes ; où l’argent et le travail salarié n’existeraient plus, où l’on se moquerait bien de s’approprier les forces productives ; où aurait disparu la soumission aux idoles et aux religions ; où les activités humaines permettraient à chacun de vivre sans être dépossédé de sa vie par une machinerie qui quelque soit le nom qu’on lui donne - démocratie, progrès, capitalisme... ou plus simplement Etat - nous conduit vers un asservissement généralisé. Nous ne voulons plus du carcan étatique qui organise la séparation des êtres humains en dirigeants et dirigés, en classes sociales, en nationalités,... Nous ne voulons plus du carcan marchand qui divise les êtres humains en concurrents pour l’appropriation de l’argent et qui les sépare en proxénètes et prostitués. Nous ne voulons plus du carcan du progrès qui entraîne l’humanité dans une séparation de plus en plus importante avec la nature et qui risque fort d’anéantir toute vie humaine sur cette planète. Nous ne voulons plus du carcan démocratique qui accentue les phénomènes de dépossession et de démission des êtres humains en donnant l’illusion de la souveraineté collective et individuelle contribuant ainsi à l’intériorisation de la domination.
2.
Notre activité. Dans la situation présente, en France, une activité en
accord avec nos idées se trouve limitée à des discussions, à l’élaboration et à
la diffusion de textes, et à faire connaître les positions de ceux avec qui nous
nous sentons en affinité de pensée. Il nous arrive lorsque l’occasion se
présente d’intervenir dans des manifestations par des tracts, sans que ceci ne
donne d’ailleurs de résultat visible. Il est par contre des activités qui sont
incompatibles - quelle que soit la situation - avec ce que nous sommes :
participation à l’activité des partis et des syndicats, participation sous
quelque forme que ce soit aux élections,...
Cette activité se formalise dans un
groupe, non pas un groupe militant traditionnel fondé sur une plate-forme
idéologique et le respect de la pensée d’illustres théoriciens, et fonctionnant
au travers de procédures démocratiques, mais ce que l’on peut nommer un groupe
affinitaire reposant à la fois sur des rejets communs face à la société et sur
la confiance partagée qui seule permet d’être autre chose qu’une somme
d’individus.
Notre refus de ce monde est le produit de
notre réflexion, de notre vécu et d’un vague mais réel sentiment qu’il existe
d’autres possibles. Ce qui signifie que ce refus du mode de vie actuel ne vient
pas seulement d’analyses abstraites. Il vient aussi d’une expérience, d’un
ressenti, de sentiments qui ne peuvent pas pleinement s’épanouir actuellement.
Aussi, sans vouloir mettre en avant des styles de vie particuliers censés
s’opposer totalement à ce monde, il nous semble important d’essayer de vivre
d’une manière plus consciente et d’y inciter les autres.
3.
Qui sommes-nous ? Quelques êtres humains, femmes et hommes, qui se
connaissent depuis plusieurs années. Nous sommes des salariés, mais nous ne
faisons pas partir notre refus du monde de notre appartenance professionnelle.
Nous sommes nés quelque part, chacun préfère certains lieux à d’autres, mais
nous nous sentons a-nationaux et rejetons les mouvements de libération nationale
ou régionale. Nous ne vivons pas - loin de là - comme nous voudrions vivre, mais
nous ne pensons pas que sous ce prétexte on puisse faire n’importe quoi, tenir
n’importe quel rôle dans la société,...
4.
La vie en France ? Tout d’abord nous ne l’avons pas choisie, pas plus que
la plupart des gens n’ont choisi l’endroit où ils vivent
Personne ne devrait jamais
travailler.
Le travail est la source de la plupart des misères du monde. La plupart des maux que nous connaissons proviennent du travail, ou de la vie dans un monde façonné pour le travail. Afin de mettre un terme à la souffrance, nous devons arrêter de travailler.
Ceci ne veut pas dire qu'il faille arrêter de faire des choses. Ceci
signifie créer une nouvelle façon de vivre fondée sur le jeu ; en d'autres
termes une révolution ludique. Par jeu j'entends aussi réjouissance, créativité,
convivialité et peut-être même art. Jouer implique autre chose que ce qui existe
dans le jeu de l'enfant, quoique cela soit déjà estimable. Je revendique une
aventure collective dans une joie généralisée et une exubérance librement
interdépendante. Jouer n'est pas passif. Sans aucun doute nous avons tous besoin
de beaucoup plus de temps que nous en avons maintenant pour décompresser et
paresser sans nous soucier de revenus ou de tâches à effectuer ; mais après
avoir récupéré de l'épuisement du labeur, la plupart d'entre nous veulent agir.
Oblomovisme et Stakanovisme sont les deux faces d'une même médaille sans
valeur1.
La vie ludique est totalement incompatible avec la réalité existante.
Tant pis pour la réalité, ce trou béant où se perd le peu de vitalité qui
distingue encore la vie de la simple survie. Curieusement - ou peut-être pas -
toutes les anciennes idéologies sont conservatrices car elles croient au
travail. Quelques-unes d'entre-elles, comme le marxisme et la plupart des
courants anarchistes, croient dans le travail tout aussi ardemment parce
qu'elles ne croient pas en grand chose d'autre.
Les gens de gauche disent qu'il faut mettre fin à la discrimination dans
le travail. Je dis que nous devrions mettre fin au travail. Les conservateurs
défendent la liberté du travail. Comme le gendre rebelle de Karl Marx, Paul
Lafargue, je défends le droit à la paresse. Les gauchistes sont en faveur du
plein-emploi. Comme les surréalistes - excepté que moi je ne blague pas - je
suis en faveur du plein-désemploi. Les trotskistes militent pour la révolution
permanente. Je suis pour la bombance permanente. Mais si tous les idéologues
préconisent le travail - pas seulement parce qu'ils projettent que d'autres
travaillent à leur place - ils sont pour le moins étrangement évasifs là-dessus.
Ils discourent inlassablement sur les salaires, les horaires, les conditions de
travail, l'exploitation, la productivité, le profit. Ils parleront volontiers de
n'importe quoi, mais pas du travail lui-même. Ces experts qui offrent de penser
à notre place livrent très rarement leurs conclusions sur le travail, sur toutes
ses répercussions dans notre vie à tous. Entre eux, ils chicanent sur les
détails. Bien qu'ils marchandent sur le prix, les syndicats et les directions
d'entreprises sont d'accord sur le fait que nous devons vendre le temps de nos
vies en échange de la survie. Les marxistes pensent que nous devrions être
dirigés par des bureaucrates. Les libéraux pensent que nous devrions être
dirigés par des hommes d'affaires. Les féministes se moquent bien de la forme
que la direction peut prendre du moment que les dirigeants sont des femmes. Il
est clair que ces marchands de soupe idéologique ont de sérieuses divergences
sur la manière de s'approprier le gâteau du pouvoir. Il est tout aussi clair
qu'aucun d'entre eux n'a d'objection sur le pouvoir en tant que tel, et que tous
veulent nous maintenir au travail.
Vous devez vous demander si je plaisante ou si je suis sérieux. Je suis à
la fois sérieux et en train de plaisanter. Être ludique n'est pas être
grotesque. Jouer ne doit pas être frivole, bien que la frivolité ne soit pas
trivialité ; très souvent nous devrions prendre la frivolité au sérieux.
J'aimerais que la vie soit un jeu, mais un jeu avec de grands enjeux. Je veux
jouer pour de bon.
L'alternative au travail n'est pas
seulement l'oisiveté. Être ludique n'est pas être un petit rigolo. Quoique je
prise fort le plaisir de la torpeur, il n'en vaut jamais autant la peine que
quand il ponctue d'autres plaisirs et passe-temps. Je ne suis pas non plus, loin
de là, partisan de ce que l'on appelle "loisir", un temps-discipliné tenant lieu
de soupape de sécurité . Le loisir, c'est du non-travail dans l'intérêt du
travail. Le loisir, c'est le temps dépensé à récupérer du travail, dans une
tentative forcenée et frénétique mais sans espoir d'oublier le travail. Beaucoup
de gens reviennent des congés si abattus qu'ils attendent la reprise du
travail pour se reposer. La
principale différence entre travail et loisir est qu'au travail au moins vous
êtes payés pour votre aliénation et votre énervement.
Je ne joue pas sur les mots avec qui que
ce soit. Quand je dis que je veux
abolir le travail, je pense strictement ce que je dis, mais je veux
définir ce que je pense en des termes qui ne me soient pas strictement
personnels. Ma définition minimum du travail est labeur forcé , c'est à dire production
obligatoire. Ces deux éléments sont essentiels. Le travail est une production
mise en vigueur par des moyens économiques ou politiques, par la carotte ou le
bâton. (La carotte est pareille au bâton, seuls les moyens changent). Mais toute
création n'est pas du travail. Le travail n'est jamais réalisé pour lui-même, il
est au service d'une certaine production ou d'un certain rendement que le
travailleur (ou, le plus souvent quelqu'un d'autre) en retire. Le travail est nécessairement cela. Le
définir c'est le mépriser. En général le travail est encore pire que sa définition. La
dynamique de la domination intrinsèque au travail tend au cours du temps à
s'élaborer. Dans les sociétés industrielles, capitalistes ou "communistes",
rivées au travail, celui-ci acquiert invariablement d'autres attributs qui en
accentuent le côté haïssable.
Habituellement -et c'est encore plus vrai dans les pays "communistes" que
capitalistes, où l'État est à peu près le seul employeur et où chacun est un
employé- le travail est un emploi, c'est à dire un travail salarié, qui signifie
se vendre à crédit. Ainsi, 95% des américains qui travaillent, travaillent pour
quelqu'un (ou quelque chose) d'autre.
En URSS, ou à Cuba, en Yougoslavie, au Nicaragua, ou dans n'importe quel autre
modèle qui pourrait être invoqué, le chiffre correspondant approche les 100%.
Seuls les bastions paysans du tiers-monde -Mexique, Inde, Brésil, Turquie,
abritent temporairement des concentrations significatives d'agriculteurs qui
perpétuent le dispositif traditionnel de la plupart des travailleurs depuis
des millénaires : le paiement de
taxes (=rançons) à l'État ou d'un loyer à des propriétaires parasites afin qu'on
leur fiche la paix. Même ce marchandage va finir par nous sembler bon. Tous les travailleurs de l'industrie (et
des bureaux) sont employés et sous un type de surveillance qui assure la
servilité.
Le travail moderne a les pires implications. Les gens ne travaillent pas
seulement, ils ont des "boulots". Une personne remplit une tâche productive tout
le temps, qu'elle le veuille ou non. Même si la tâche en elle même a un tant
soit peu d'intérêt (bien que de plus en plus de boulots n'en aient pas), son
caractère obligatoire et exclusif entraîne une monotonie qui draine son
potentiel ludique. Une activité qui pourrait engager les énergies de quelques
uns, pour le plaisir, pendant un temps raisonnablement limité, est juste un
fardeau sous lequel vous devez travailler quarante heures par semaine sans rien
à dire sur comment il devrait être fait, pour le profit de possédants qui ne
contribuent en rien au projet, sans
aucune possibilité de partage des tâches ou de répartition du travail entre ceux
qui l'exécutent. Ceci est le vrai monde du travail : un monde de maladresse
bureaucratique, de harcèlement sexuel et de discrimination, de salauds de
patrons exploitant et prenant comme boucs-émissaires leurs subordonnés qui
-selon un> critère
rationalo-technique- devraient organiser le travail. Mais le capitalisme dans le
monde réel subordonne la maximalisation rationnelle de la productivité et du
profit aux exigences du contrôle organisationnel. L'humiliation dont la plupart
des travailleurs font l'expérience au boulot est la somme d'affronts de toutes
sortes qui peuvent être appelés "discipline". Cette discipline est la totalité
des moyens de contrôles totalitaires sur le lieu de travail - surveillance,
travail de routine, rythme de travail imposé, quotas de production, pointeuses,
etc... Elle est ce que le magasin, l'usine et le bureau ont en commun avec la
prison, l'école et l'hôpital psychiatrique. C'est quelque chose d'historiquement
original et horrible qui dépasse les capacités de dictateurs d'autrefois aussi
démoniaques que Néron, Gengis Khan ou même Ivan le Terrible. Malgré leurs
mauvaises intentions, ils ne disposaient pas pour contrôler leurs sujets de la
machinerie si minutieusement mise en place par les despotes modernes. La
discipline est par excellence le mode de contrôle moderne diabolique, une
innovation qui doit être prohibée à la première occasion.
Ainsi est "le travail". Jouer est exactement l'opposé. Jouer est toujours
volontaire. Ce qui pourrait être du jeu devient du travail si on y est forcé...
Les conséquences du jeu, s'il y en a, sont gratuites. Jouer et donner sont très
proches, ce sont les facettes comportementales et transactionnelles d'une même
impulsion, l'instinct de jeu. Les deux montrent un dédain aristocratique des
résultats. Le joueur trouve son compte en jouant. C'est pourquoi il joue. Mais
la récompense réside dans l'expérience de l'activité elle-même quelle qu'elle
soit. Certains qui ont étudié le jeu avec précision, comme Johan Huizinga2(Homo Ludens) le définissent comme jouer le jeu ou suivre les
règles. Je respecte l'érudition de Huizinga, mais je rejette complètement sa
définition étroite. Il y a beaucoup de bons jeux3 (échecs, base-ball, monopoly, bridge) qui
sont soumis à des règles, mais jouer c'est bien plus que suivre les règles. La
conversation, le sexe, la danse, le voyage -ces activités ne sont pas soumises à
des règles mais elles sont assurément du jeu. Et on peut également jouer avec les règles elles-mêmes.
Le travail est une parodie de liberté. Selon la ligne officielle, nous
avons tous des droits et vivons dans une démocratie. D'autres malheureusement ne
sont pas libres comme nous et doivent vivre dans des États policiers. Ces
victimes obéissent à des ordres aussi arbitraires qu'ils puissent être. Les
autorités les gardent sous surveillance continue. Les bureaucrates de l'État
contrôlent même les plus petits détails de la vie quotidienne. Les officiels qui
les pressent de toutes parts ont à répondre seulement à leurs supérieurs,
publics ou privés. D'une manière ou d'une autre, la dissidence et la
désobéissance sont punies. Des informateurs rendent compte régulièrement aux
autorités. On nous dit que tout ceci est une très mauvaise chose.
Et ça l'est, mais ce n'est rien
d'autre qu'une description du lieu de travail moderne. Les progressistes et les
conservateurs ainsi que les libéraux qui se lamentent devant le totalitarisme
sont des imposteurs et des hypocrites. Il y a plus de liberté dans n'importe
quelle dictature modérément
déstalinisée qu'il y en a dans un quelconque lieu de travail américain. On
trouve le même genre de hiérarchie et de discipline dans un bureau ou une usine
que dans une prison ou un monastère. En fait, comme Foucault et d'autres l'ont
montré, les prisons et les usines sont apparues à peu près au même moment, et
leurs organisateurs ont échangé consciemment leurs techniques de contrôle. Le
travailleur est un esclave à temps partiel. Le patron dit quand il faut se
présenter, partir et ce qu'il faut faire dans l'intervalle. Il vous dit quelle
masse de travail fournir et à quelle vitesse. Il est libre d'exercer son
contrôle en vous humiliant à l'extrême, en déterminant s'il en a envie les
vêtements que vous portez ou le nombre de fois où vous allez aux toilettes. A de
rares exceptions près, il peut vous flanquer à la porte avec ou sans raison. Il
vous a à l’œil grâce à des mouchards ou des chefs, il amasse un dossier sur
chaque employé. Répondre est appelé insubordination, comme si un employé était
un vilain garnement, et non seulement cela peut vous faire flanquer dehors mais
vous empêcher d'obtenir une indemnité de licenciement. Sans nécessairement
assimiler l'un à l'autre, on peut constater que des enfants à la maison ou à
l'école reçoivent le même traitement, justifié dans leur cas par leur immaturité
supposée. Qu'est-ce que cela signifie
venant de leurs parents et maîtres qui travaillent?
Il y a bien des motifs pour appeler notre système démocratie ou
capitalisme ou -mieux encore- industrialisme, mais ses véritables noms sont
fascisme d'usine ou oligarchie de bureau. Le système dégradant de domination
dont j'ai décrit les règles règne sur la moitié du temps de la majorité des
femmes et de la plupart des hommes
pendant des dizaines
d'années, durant la majeure partie de leur vie. Quiconque dit que ces gens sont
libres est un menteur ou un imbécile. Vous êtes ce que vous faites. Si vous
faites un travail assommant, stupide, monotone, il y a des chances pour que vous
finissiez assommant, stupide, et morose. Le travail est une meilleure
explication à la crétinisation diffuse qui nous entoure que des mécanismes aussi
manifestement débilitant que la télévision ou l'éducation. Des gens qui sont
enrégimentés toute leur vie,
passant de l'école au travail, et encadrés par la famille au début de
leur vie et par des maisons de vieux à la fin de celle-ci, sont habitués à la
hiérarchie et psychologiquement esclaves. Leur aptitude à l'autonomie est si
atrophiée que leur peur de la liberté apparaît comme une phobie rationnellement
fondée. Leur dressage à l'obéissance au travail se répercute dans les familles
qu'ils fondent, reproduisant ainsi
le système en politique, culture et tout le reste. Une fois que vous avez pompé
la vitalité des gens par le travail, ils auront tendance à se soumettre à la
hiérarchie et aux experts dans
n'importe quel domaine. Ils sont habitués à cela.
Nous sommes si près du monde du travail que nous ne pouvons pas voir ce
qu'il nous fait . Nous devons nous appuyer sur des observateurs extérieurs
d'autres temps ou d'autres cultures pour apprécier à quelle extrémité nous en
sommes arrivés et la pathologie de
notre position présente...
Supposons un instant que le travail ne rende pas les gens soumis et
infirmes. Supposons, au mépris de toute psychologie plausible et de l'idéologie
de ses chantres, qu'il soit sans
effet sur la formation du caractère. Et, supposons que le travail ne soit pas
assommant, fatiguant et humiliant, comme nous savons qu'il l'est réellement.
Même alors, le travail serait encore une
raillerie de toutes les aspirations humanistes et
démocratiques,
simplement parce qu'il
usurpe trop de notre temps. Socrate disait que les travailleurs manuels
font de mauvais amis et de mauvais
citoyens parce qu'ils n'ont pas de temps pour remplir les devoirs de l'amitié ou
de la citoyenneté. Il avait raison. A cause du travail, quoi que nous fassions,
nous gardons l’œil rivé à nos montres. La seule chose "libre" dans le soi-disant
temps libre est qu'il ne coûte rien
au patron. Le temps libre est en majeure partie dévolu à se préparer au travail,
à aller au travail, à revenir du travail et à récupérer du travail. Temps libre
est un euphémisme pour désigner un facteur de production (les travailleurs) qui
non seulement se transporte à ses propres frais vers le lieu de travail et
inversement, mais encore assure la propre responsabilité de son maintien et
entretien. Le charbon et l'acier ne font pas cela, les tours et les machines à
écrire ne font pas cela. Mais les travailleurs si ! Il n'est guère étonnant que
Edward G. Robinson dans un de ses films de gangsters s'exclame :" Le travail
c'est pour les cons"!
Platon et Xénophon attribuent à Socrate
une perception qu'ils partagent des effets destructeurs du travail sur le
travailleur en tant que citoyen et en tant qu'être humain. Hérodote percevait le
mépris pour le travail comme un attribut des Grecs classiques au sommet de leur
culture. Pour prendre seulement un exemple chez les Romains, Cicéron disait que
:" Quiconque donne son travail contre de l'argent se vend lui-même et se place
lui-même au rang des esclaves.". Sa franchise est rare de nos jours, mais des
anthropologues occidentaux ont été éclairés par les porte-paroles des sociétés
primitives contemporaines que nous avons coutume de mépriser. Les Kapauku de
l'Ouest de l'Iran, selon Posposil, ont une conception d'une vie équilibrée et
travaillent en conséquence un jour sur deux. Le jour de repos est destiné à
"retrouver la puissance et la santé perdues". Nos ancêtres, jusqu'au 18ème
siècle alors qu'ils étaient loin de notre misérable condition, avaient au moins
conscience de ce que nous avons oublié, la face cachée de l'industrialisation.
Leur dévotion religieuse à la "Saint Lundi" - établissant ainsi de fait la
semaine de 5 jours 150 à 200 ans
avant sa consécration légale - fut le désespoir des premiers propriétaires de
fabriques. Ils mirent longtemps à se soumettre à la tyrannie de la cloche,
ancêtre de l'horloge. Pour répondre aux nécessités industrielles, il fut
nécessaire de remplacer pendant une
génération ou deux les hommes adultes par des femmes accoutumées à l'obéissance et
par des enfants plus malléables. Même les paysans
exploités de l'Ancien régime truquaient d'une façon notable le temps de travail
dû à leur propriétaire. Selon Lafargue, un quart du calendrier des paysans
français était dévolu aux Dimanche et jours fériés, et les représentations de Chayanov de villages de la Russie tsariste - qui peut difficilement
être considérée comme une société progressiste - montrent également un quart ou un cinquième des jours des
paysans consacré au repos. Nous sommes bien loin derrière ces sociétés
arriérées. Les moujiks exploités se demanderaient pourquoi la plupart d'entre
nous travaille. Nous devrions aussi nous le demander.
Pour saisir pleinement l'énormité de
notre détérioration, considérons la plus ancienne condition de l'humanité, sans
gouvernement, sans propriété, quand nous allions à l'aventure comme
chasseurs-cueilleurs. Hobbes4
supposait que la vie alors était affreuse, brutale et courte. D'autres pensent
que la vie était une bataille désespérée et permanente pour la subsistance, une
guerre engagée contre une Nature hostile, la mort et le désastre s'abattant sur
les malchanceux, ou quiconque n'étant pas assez fort dans la bataille pour
l'existence. En réalité ce n'est qu'une projection des craintes qu'occasionnait
l'effondrement de l'autorité gouvernementale sur des communautés non habituées à
s'en passer, comme l'Angleterre de Hobbes durant la Guerre Civile. Les
compatriotes de Hobbes avaient déjà rencontré des formes de sociétés
alternatives qui illustraient d'autres modes de vie -en Amérique du Nord, notamment,- mais
celles-ci étaient trop éloignées de
leur expérience pour être
compréhensibles. (Les gens de plus basse extraction, plus proche de la condition
des Indiens, la comprenaient mieux et l'ont souvent trouvée attirante. Tout au
long du 17ème siècle, des colons
anglais désertèrent vers des tribus indiennes ou, capturés à la guerre,
refusèrent de retourner chez eux.. Mais aucun Indien ne déserta pour aller chez
les Blancs... La version de la " survie des plus forts"- la version de Thomas
Huxley- du darwinisme rendait mieux compte des conditions économiques de
l'Angleterre Victorienne que de la sélection naturelle, comme l'anarchiste
Kropotkine l'a montré dans son livre "L'Entr'aide : un facteur de l'Evolution"
, (Kropotkine était un scientifique, un géographe qui avait eu l'opportunité
involontaire de faire des travaux sur le terrain pendant qu'il était exilé en
Sibérie: il savait de quoi il parlait). Comme bien des théories sociales et
politiques, l'histoire que Hobbes et ses successeurs relatait était réellement
de l'autobiographie sans le savoir.
L'anthropologue Marshall Sahlins,
analysant les données existantes sur les chasseurs-cueilleurs contemporains ,
discrédita le mythe Hobbesien dans
un article intitulé "La Première Société d'Abondance". Ils travaillent beaucoup
moins que nous et leur travail est difficile à distinguer de ce que nous
considérons comme du jeu. Sahlins concluait que "les chasseurs et cueilleurs
travaillent moins que nous, et que la quête de la nourriture, au lieu d'être un
travail continu, est intermittente, les temps libres abondants, et il y a un
taux plus important de sommeil par jour/ par personne / et par an que dans
n'importe quelle autre société". Ils travaillent en moyenne 4 heures par jour en
supposant qu'ils "travaillent". Leur "travail", tel qu'il nous apparaît, est un
travail complexe qui met en oeuvre
leurs capacités physiques et
intellectuelles. Un travail non qualifié sur une grande échelle, comme le dit
Sahlins n'est possible que dans une société industrielle. Ainsi leur activité
correspond à la définition du jeu de Friedrich Schiller: la seule occasion où un
homme réalise sa complète humanité, en donnant "libre cours" aux deux côtés de
sa double nature, pensante et sensible. Comme il le soulignait "l'animal travaille quand une privation guide son activité,
et il joue quand ce motif est l'épanouissement de
sa force , quand une vie débordante est son propre stimulus pour agir"... Même
Marx, qui (malgré ses bonnes intentions) appartient au Panthéon productiviste,
observait que " le règne de la liberté commence seulement à partir du moment
où cesse le travail dicté par la
nécessité et les fins extérieures". Il ne fut jamais amené à identifier cet heureux événement
pour ce qu'il est, l'abolition du travail. Mais c'est possible, même si c'est
plutôt exceptionnel d'être
pro-travailleurs et anti travail...
Adam Smith dans la Richesse des
Nations malgré son enthousiasme
pour le marché et la division du travail, était plus vigilant (et plus honnête)
vis à vis de la face cachée du travail que ses épigones modernes. Comme il
l'observait: " la compréhension de la majorité des hommes est nécessairement
formée par leurs emplois habituels. L'homme dont la vie est occupée à faire des
opérations simples... n'a pas l'occasion d'exercer sa compréhension.... Il
devient généralement aussi stupide et ignorant qu'il est possible à une créature humaine de le devenir."
Ceci est, en peu de mots sans ménagement, ma critique du travail. Le problème c'est la révolte contre le
travail. Il ne figure dans aucun texte d'économistes du laissez-faire -Milton
Friedman, Murray Rothbard, Richard Posner- parce que pour parler comme eux et
comme dans "Starstrek", "c'est pas dans l'ordinateur".
Si mes objections, sous-tendues par l'amour de la liberté, n'arrivent pas
à persuader les humanistes , il y en a d'autres qu'ils ne peuvent méconnaître.
Le travail est dangereux pour la santé . En fait le travail est un meurtre de
masse ou un génocide. Directement ou indirectement, le travail tuera la majorité
des gens qui lisent ces mots. Entre 14000
et 25000 travailleurs sont tués annuellement aux USA au travail. Plus de
2 millions sont estropiés. 20 à 25 millions sont blessés chaque année. Et ces
chiffres sont fondés sur une
estimation très modeste de ce qui constitue les accidents relatifs au
travail. Ainsi n'est pas comptabilisé le demi-million de cas annuel de maladies
professionnelles. J'ai consulté un
manuel médical de 1200 pages
sur les maladies professionnelles. Même cette mise à jour n'est que
superficielle. Les statistiques disponibles recensent les cas effectifs de
100000 mineurs qui présentent une silicose pulmonaire parmi lesquels 4000 meurent chaque année, un taux de mortalité bien
plus important que pour le SIDA, par exemple, qui attire si fort l'attention des médias. Ceci
reflète l'hypothèse non exprimée que le SIDA5 affecte des pervers qui pourraient
contrôler leur dépravation alors que l'extraction du charbon est une activité
sacro-sainte qu'on ne peut remettre en question. Ce que les statistiques ne
montrent pas c'est que des dizaines
de millions de gens ont leur
espérance de vie raccourcie par le travail -ce qui n'est après tout rien d'autre
qu'un homicide.
Même si pendant le travail vous n'êtes pas tués ou estropiés, vous
pourriez très bien l'être en allant travailler, en revenant du travail, en
cherchant du travail, ou en essayant d'oublier le travail. La grande majorité des victimes
de l'automobile le sont soit en faisant une de ces activités rendues
obligatoires par le travail ou encore
en entrant en collision avec ceux qui les font. A ce chiffre déjà
considérable doivent être ajoutées les victimes de la pollution
automobile-industrielle, de
l'alcoolisme et de la toxicomanie dus au travail. Le cancer ainsi que les
maladies cardiaques sont des affections modernes en rapport direct ou indirect
avec le travail.
Le travail institutionnalise l'homicide
comme mode de vie. Les gens pensent que les Cambodgiens étaient fous de
s'auto-exterminer, mais sommes nous si différents? Le régime de Pol Pot au moins
avait une vision, bien que pervertie d'une société égalitaire. Nous tuons des
gens par milliers afin de vendre des Big Macs et des Cadillacs aux survivants.
Nos 40000 à 50000 accidentés graves de la route, sont des victimes non des
martyrs. Ils sont morts pour rien ou plutôt, ils sont morts pour le travail. Mais le travail ne
mérite pas qu'on meure pour lui..
Mauvaises nouvelles pour les
gens de gauche : le bricolage réformateur est inutile dans ce contexte de vie ou
de mort... Le contrôle de l'état sur l'économie n'est pas non plus une solution.
Le travail est, si c'est possible, plus dangereux dans les pays socialistes
d'état, qu'il l'est ici. Des milliers de travailleurs Russes ont été tués ou
blessés en construisant le métro de Moscou. Des histoires circulent à propos de
catastrophes nucléaires soviétiques étouffées, à côté desquelles Times beach et
Three Miles Island ressemblent à des manœuvres de débutants. D'autre part le
désengagement de l'état et la déréglementation actuellement à la mode,
n'apporteraient aucune aide et probablement aggraveraient la situation. Du point
de vue de la santé et de la sécurité, entre autres, les conditions de travail
étaient pires dans les périodes où l'économie était la plus proche du
laissez-faire. Des historiens comme Eugène Génovèse ont argués avec persuasion
du fait que -comme le soutenaient avant guerre les apologistes de l'esclavage-
les salariés de l'Amérique du Nord
et de l'Europe étaient plus mal lotis que les esclaves des plantations du
Sud. Aucun réaménagement des relations entre bureaucrates et hommes d'affaires
ne se traduisent par des différences au niveau de la production.
Ce que j'ai dit jusqu'ici ne devrait pas être contredit. Beaucoup de
travailleurs en ont ras-le-bol du travail. Au travail, il y a des taux élevés
d'absentéisme, de turnover, de vol et de sabotage par les employés, de grèves
sauvages et surtout de "perruque".
Certains mouvements pourraient apparaître allant vers un rejet conscient
et pas seulement viscéral du travail. Pourtant, le sentiment que le travail
lui-même est inévitable et nécessaire s'il prévaut chez les patrons et leurs
agents est aussi largement répandu chez les travailleurs eux-mêmes.
Je ne suis pas d'accord. Il est maintenant possible d'abolir le travail
et de le remplacer dans la mesure où il sert des buts utiles, par une multitude
de nouvelles activités libres. Abolir le travail nécessite d'aller dans deux
directions, quantitative et qualitative. D'une part du côté quantitatif nous
devons diminuer massivement la quantité de travail . Aujourd'hui, la majeure
partie du travail est inutile ou pire et nous devrions simplement nous en
débarrasser. D'autre part - et je pense que ceci est le cœur du problème et le
nouveau départ révolutionnaire- nous devons recenser quel est le travail utile
qui peut rester et le transformer en une diversité d'activités plaisantes
proches du jeu et de l'artisanat, ne se distinguant pas d'autres passe-temps
agréables excepté qu'ils conduisent à produire des choses utiles. Ceci ne les
rendrait pas moins attrayantes à faire
pour autant. Alors toutes les barrières artificielles de pouvoir et
de propriété pourraient être
balayées. La Création pourrait devenir récréation. Et nous pourrions arrêter
d'avoir peur les uns des autres .
Je ne suggère pas que la plupart du travail soit récupérable par ce biais. En fait
la plupart de celui-ci ne mérite pas d'être conservé. Seule une faible fraction,
qui va en diminuant, a un but utile indépendant de la défense et de la
reproduction du système de travail et de ses appendices politiques et légaux.
Directement ou indirectement la majeure partie du travail sert les buts
improductifs de commerce ou de contrôle social. Du coup, on peut libérer des
dizaines de millions de vendeurs, de soldats, de managers, de flics, d'agents de
change, de prêtres, banquiers, avocats, professeurs, propriétaires, vigiles,
agents de publicité et tous ceux qui travaillent pour eux. Il y a un effet boule de neige puisque, à chaque fois
que vous mettez en chômage quelques gros bonnets vous libérez ses larbins et
aussi ceux qui sont en dessous. Alors l'économie implose.
Quarante pour cent de la force de travail est composée d'employés dont la
plupart font quelques-uns des travaux les plus idiots et assommants jamais
concoctés. Des industries entières, assurances ou banques et sociétés immobilières par exemple, ne se consacrent qu'au
brassage de papiers inutiles. Ce n'est pas par accident que le "secteur
tertiaire", le secteur des services, augmente tandis que le "secteur secondaire"
(industrie) stagne et que le "secteur primaire" ( agriculture) est en voie de
disparition. Parce que le travail est inutile, excepté pour ceux à qui il
procure le pouvoir, les travailleurs sont translatés d'occupations relativement
utiles à des occupations inutiles afin d'assurer l'ordre public. N'importe quoi
plutôt que rien. C'est pourquoi vous ne pouvez pas rentrer chez vous simplement
parce que vous avez fini tôt. Ils veulent votre temps, assez de celui-ci pour
vous accaparer, même s'ils n'ont pas l'usage de la plupart de celui-ci. Sinon, pourquoi la semaine de travail
n'a-t-elle diminué que de quelques minutes ces 5O dernières années?
Ensuite nous pouvons couper de grands pans du travail productif lui-même.
Plus de production de guerre, d'énergie nucléaire, de nourriture synthétique, de
déodorants intimes, et avant tout, plus d'industrie automobile. A l'occasion
monter dans une Stanley Steamer ou un modèle T serait agréable mais "l'auto érotisme" sur
lequel repose des fléaux comme Détroit et Los Angeles s'y oppose. Déjà, nous
avons virtuellement résolu la crise de l'énergie, la crise de l'environnement et
les autres problèmes sociaux insolubles qui y sont assujettis.
Finalement nous devons sans lésiner supprimer autour de nous la plupart
des emplois, ceux qui ont les horaires de travail les plus longs, les moins
payés et quelques-uns des travaux les plus pénibles. Je pense aux femmes au foyer faisant les travaux ménagers et
gardant les enfants. En abolissant le travail salarié et en accédant au plein désemploi nous sapons la division du travail en
fonction des sexes. La famille nucléaire telle que nous la connaissons est une
inévitable adaptation à la division des tâches imposée par le travail salarié moderne.
Qu'on le veuille ou non les
choses sont ainsi depuis un siècle ou deux; il est économiquement rationnel que
l'homme rapporte le bifteck à la maison, que les femmes fassent les sales
besognes pour lui assurer un havre dans ce monde sans cœur, et que les enfants
soient mis au pas dans les camps de concentration de la jeunesse appelés écoles,
essentiellement pour les garder hors des jupes de leur mère, mais toujours sous
contrôle, et incidemment d'acquérir
les habitudes d'obéissance et de ponctualité si nécessaires aux travailleurs. Si
on supprimait le patriarcat, on éliminerait la famille nucléaire dont, comme le
dit Ivan Illich, le travail au noir non rétribué rend possible et nécessaire le système
du travail. Liée à cette stratégie de
dénucléarisation il y a l'abolition de l'enfance et la fermeture des
écoles. Il y a plus d'étudiants à plein-temps que de travailleurs à plein-temps
dans ce pays. Nous avons besoin des enfants comme enseignants et non comme
étudiants. Ils peuvent faire beaucoup pour contribuer à la révolution ludique
parce qu'ils sont plus doués pour jouer que les adultes. Adultes et enfants ne
sont pas pareils mais ils deviendraient égaux au travers d'une interdépendance.
Seul le jeu peut combler le fossé des générations.
Je n'ai même pas encore
mentionné la possibilité de réduire le travail qui demeure par
l'automation et la cybernétique. Tous les scientifiques, ingénieurs et
techniciens libérés des tracas de
leur recherche sur la guerre et l'obsolescence planifiée, pourraient avoir du
bon temps avec l'élaboration de combines pour éliminer la fatigue, la peine et
le danger d'activités comme celles pratiquées dans les mines. Indubitablement
ils trouveraient d'autres projets pour s'amuser. Peut-être feraient-ils naître
des systèmes de communication mondiaux et multimédias, ou fonderaient-ils des
colonies dans l'espace. Peut-être. Je ne suis pas moi-même amateur de gadgets.
Je n'ai cure de vivre dans un paradis presse-bouton. Je ne veux pas de robots
esclaves pour faire quoi que ce soit. Je veux faire les choses moi-même. Il y a,
je pense une place pour la technologie allégeant le travail, mais une place
modeste. Ce que l'on sait de l'histoire et de la préhistoire n'est pas
encourageant. Quand la technologie productive a conduit les chasseurs-cueilleurs
à l'agriculture et à l'industrie le
travail augmenta alors que la compétence et l'autodétermination diminua. La nouvelle évolution de
l'industrialisme a accentué ce que Harry Braverman appelait la dégradation du
travail. Des observateurs intelligents ont toujours été conscients de cela. John
Stuart Mill a écrit que toutes les inventions destinées à alléger le travail
n'ont pas réussi à soustraire un instant de ce travail. Karl Marx écrivait "il
serait possible d'écrire une histoire des inventions faites depuis 1830,
celles-ci ayant pour seul but de fournir
au capital des armes contre les révoltes de la classe
ouvrière." Les technophiles enthousiastes - Saint-Simon, Comte, Lénine, B.F.
Skinner- ont toujours été aussi des autoritaires convaincus ; c'est-à-dire des technocrates. Nous
devrions être plus que sceptiques au sujet des promesses des mystiques de
l'ordinateur. Ils travaillent comme des enragés et s' ils atteignent leur but, il est
probable que nous serons forcés de les suivre. Mais si ils ont quelques
contributions particulières plus applicables à des buts humains que la course à
la haute technicité, prêtez leur l'oreille.
Ce que je veux voir vraiment c'est le travail tourné en jeu. Une première
étape est de séparer les notions de "boulot" et "d'occupation". Même des activités
qui ont déjà un quelconque contenu ludique
perdent la plupart de celui-ci
si elles sont réduites à l'état de travail, que certaines personnes, et
seulement celles-ci, sont forcées de faire à l'exclusion de toute autre. N'est-ce pas curieux que des ouvriers
agricoles triment péniblement dans les champs tandis que des richards imprégnés
d'air conditionné viennent dans leur maison de campagne chaque fin de semaine et
bricolent dans leurs jardins? Dans un système de bombance permanente nous serons
témoins de l'Age d'Or du dilettantisme qui fera honte à la Renaissance. Il n'y
aura plus de boulots, juste des choses à faire et des gens pour les faire.
Le secret pour transformer le travail en jeu, comme l'a démontré Charles
Fourier est d'aménager des activités utiles pour tirer avantage de tout ce que
diverses personnes se réjouissent de faire. Pour permettre à certains de faire
les choses qui leur plairaient il suffirait d'éradiquer les irrationalités et
déformations qui affectent aujourd'hui ces activités quand elles sont réduites à
être du travail. J'aimerais par exemple (pas trop) enseigner, mais je ne veux
pas contraindre des étudiants et je n'ai que faire de lécher les bottes à des
pédants pathétiques pour y parvenir.
Deuxièmement, il y a des choses que les gens aiment faire de temps en
temps, mais pas longtemps, et certainement pas tout le temps. Vous pouvez être
contents de garder des enfants quelques heures afin de bénéficier de leur
compagnie, mais pas autant que leurs parents. Les parents cependant, apprécient
profondément le temps que vous libérer pour eux, bien qu'ils se fassent du
mauvais sang si ils restent trop longtemps loin de leur progéniture. Ces
différences parmi des individus sont ce qui rend possible une vie de libres
jeux. Le même principe s'applique à bien d'autres secteurs d'activités, surtout
les plus courantes. Ainsi, beaucoup de gens aiment cuisiner quand ils peuvent le
faire à leur aise pendant leurs loisirs, mais pas quand il s'agit de faire
bouffer ceux qui vont bosser.
Troisièmement, des choses qui sont insatisfaisantes si vous les faites
tout seul , dans un environnement désagréable ou sous les ordres de supérieurs,
peuvent être agréables pendant
quelques temps en d'autres circonstances. En principe ceci est vrai de tout
travail. Les gens exercent leur ingéniosité à faire un jeu du travail de forçat
le moins attrayant. Des activités qui plaisent à certains ne plaisent pas
toujours à d'autres, mais chacun au moins a potentiellement une variété
d'intérêts et un intérêt dans la variété... Fourier imagina brillamment comment
les penchants pervers et aberrants pourraient être utilisés dans une société
post-civilisée, qu'il appela Harmonie. Il pensait que l'empereur Néron aurait
été normal si étant enfant il avait pu assouvir son goût pour le sang en
travaillant aux abattoirs. Des petits enfants qui manifestement ont du plaisir à
se vautrer dans la saleté pourraient être organisés en "petites hordes" pour
nettoyer les toilettes et vider les poubelles, des médailles récompensant les
meilleurs. Je ne tiens pas à ces
exemples précis mais au principe sous-jacent qui je pense rend bien le sens d'une dimension, d'une
transformation révolutionnaire profonde. Gardons en mémoire que nous n'avons pas
à prendre le travail d'aujourd'hui tel que nous le trouvons et à le répartir
entre les individus appropriés dont certains auraient à être vraiment pervers.
Si la technologie a un rôle dans tout ceci, c'est moins d'automatiser le travail à un point où
son exécution devienne superflue que d'ouvrir de nouveaux royaumes de re/création.
Nous voulons peut-être retourner à l'artisanat, que William Morris considérait
comme une conséquence probable et souhaitable d'une révolution communiste..
L'art devrait être enlevé aux snobs et aux collectionneurs, aboli en tant que
spécialité destinée à une élite, et ses qualités de beauté et de création
rendues partie intégrante de la vie à laquelle elles ont été volé par le travail. C'est une pensée
dégrisante de savoir que les vases grecs sur lesquels nous écrivons des odes et
qui sont mis en vitrine dans des musées, étaient utilisés dans leur temps pour
conserver l'huile d'olive. Je doute que nos objets quotidiens auront le même
avenir dans le futur, si il y en a un. Il n'y a aucun progrès à attendre du
travail, c'est tout le contraire. Nous ne devrions pas hésiter à chiper au
passé, nous pouvons bénéficier de ce qui a été perdu depuis les anciens...
Les abolitionnistes devront compter essentiellement sur eux-mêmes.
Personne ne peut dire ce qui
résulterait de la libération d'un pouvoir créatif étouffé par le travail.
Tout peut arriver. Le problème rabâché de l'opposition entre liberté et
nécessité, avec tous ses sous-entendus théologiques, se résoudra pratiquement de
lui-même une fois que la production des valeurs d'usage correspondra à des
activités de jeux agréables.
La vie deviendra un jeu, ou plutôt plusieurs jeux, mais pas -comme
maintenant- un jeu dans lequel l'existence d'un gagnant implique nécessairement
l'existence d'un perdant. Une rencontre sexuelle réussie est le paradigme du jeu
productif. Les participants potentialisent réciproquement leurs plaisirs.,
personne ne tient la marque et chacun gagne. Plus tu donnes plus tu reçois. Dans
la vie ludique, le meilleur du sexe se diffusera dans les meilleurs moments de
la vie quotidienne. Le jeu généralisé conduit à une vie libidineuse. Le sexe, en
retour, peut devenir moins pesant, plus attractif. Si nous jouons la bonne
carte, nous pouvons retirer de la vie plus que ce que nous y investissons;mais
seulement si nous jouons pour de bon.
Personne ne devrait jamais travailler. Travailleurs du monde ... relax
!
NOTES
N.B. La version originale de ce texte ne
comportant pas de notes, celles-ci n'engagent que les éditeurs de cette
traduction.
1. Oblomov est le titre d'un roman de
Gontcharov (1821-1891) et le nom du personnage principal, symbolisant un
individu désœuvré, incapable de sortir de sa torpeur.
2. Johan Huizinga est un historien
hollandais (anthropologue, historien de la culture), auteur de deux livres : "Le
déclin du Moyen-age" (Payot) et "Homo ludens" (Tel : Gallimard). Le dernier
écrit durant les années '30 développe son objection à la conception de l'homme
comme "homo faber" se définissant par l'action de "fabriquer". Huizinga insiste
sur la notion de jeu comme qualité humaine fondamentale.
3. Les exemples donnés par Bob Black de
"bons jeux" nous semblent discutables !
4. Thomas Hobbes (1588-1679) : philosophe
anglais auteur du Léviathan "où il se déclarait en philosophie pour le
matérialisme, en morale pour l'utilitarisme égoïste, en politique pour le
despotisme" (Larousse).
5. Le texte de Bob Black écrit dans une
période où le SIDA était peu connu en Europe (le premier malade européen mourut
en septembre 1980) n'oppose pas de contre-interprétation à celle qu'il attribue
aux médias. On peut aujourd'hui mieux souligner à quel point ce mal qui répand
la terreur est à l'image de l'inhumanité du monde où nous vivons, par exemple du
remplacement chez certains individus du rapport amoureux par une défonce
sexuelle.
"Le sida s'épanouit parce qu'ont été
transgressés non pas certains tabous sexuels, mais certaines règles et des modes
de vie qui avaient concouru jusque-là à établir un équilibre biologique
relatif." (J.P. Escande cité par M.D. Grmek)
"Nous l'avons maintenant, cette maladie
métaphore qui, par ses liens avec le sexe, le sang, la drogue, l'informatique et
la sophistication de son évolution et de sa stratégie exprime notre époque."
(M.D. Grmek, Histoire du Sida, Payot)
REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
* Pierre Kropotkine :
Oeuvres (choix de textes ; Petite
Collection Maspero
La Conquête du Pain
L'Entr'aide : Un facteur de l'Evolution ;
Librairie Publico, 145 rue Amelot, 75011 Paris
* William Morris
Nouvelles de Nulle Part ;
Aubier-Montaigne
Contre l'Art d'Elite ; Hermann
* Raoul Vaneigem
Traité de Savoir-Vivre à l'usage des
jeunes génération ; N.R.F. Gallimard
* Collection de l'Internationale
Situationniste ; Editions Gérard Lebovici
* Harry Braverman
Travail et capitalisme monopoliste ;
Maspéro
EN GUISE DE POSTFACE
Si nous avons traduit de larges extraits du texte de Bob Black sur
l'abolition du travail c'est que ce texte comporte beaucoup d'éléments avec
lesquels nous sommes d'accord... Et en particulier l'idée même de l'abolition du
travail. Cependant nous émettons quelques réserves sur certaines idées qui y
sont développées ainsi que sur certaines des références de Bob Black. Certains
points mériteraient d'être analysés
plus précisément afin d'argumenter sur les divergences qui existent entre lui et
nous. Nous nous bornons simplement à les signaler ici en attendant de les
développer ultérieurement. Il s'agit en particulier des références fréquentes à
la démocratie grecque, qui nous semble dénoter de sa part une fascination que
nous ne partageons pas. De même il existe dans ce texte, de manière
sous-jacente, des relents auto-gestionnaires avec lesquels nous sommes en
désaccord. Concernant ce dernier point Bob Black écrit que le travail est fait
"pour le profit de possédants qui ne contribuent en rien au projet, sans aucune
possibilité de partage des tâches ou de répartition du travail entre ceux qui
l'exécutent"; "de salauds de patrons exploitant et prenant comme
boucs-émissaires leurs subordonnés qui -selon un critère rationalo-technique-
devraient organiser le travail. Mais le capitalisme dans le monde réel
subordonne la maximalisation rationnelle de la productivité et du profit aux
exigences du contrôle organisationnel".
Sans vouloir être méchants, nous lisons dans ces passages que les
possédants sont des parasites ; le capitalisme serait mieux géré par les
exécutants, car la productivité et le profit sont subordonnés au contrôle, à la
discipline. N'étant pas des auto-gestionnaires, les projets de gestion des
entreprises par les travailleurs ne nous intéressent pas. A l'opposé, nous
voulons l'abolition du salariat, la destruction du marché et donc des
entreprises. Cette divergence de principe exprimée, il nous reste à indiquer en
quoi nous pensons que ces citations n'expriment pas la réalité. Des bourgeois
des débuts du capitalisme aux managers d'aujourd’hui, des petites entreprises
aux grandes organisations industrielles, commerciales, financières, etc... le
"projet" consiste à faire en sorte que l'aboutissement des processus de travail
puisse être représenté par des sommes d'argent plus importantes que celles
investies au début et pendant le déroulement des processus. Selon les critères
de la rationalité et de la technique actuelle, les individus qui composent les
diverses bandes dont la fonction sociale consiste à administrer et à gérer le
Capital sont adaptés aux tâches de direction impliquées par leur fonction ; les
évolutions du Capital, la concurrence économique se chargeant généralement
d'évincer et parfois de liquider purement et simplement les dirigeants
"incapables".
Contrairement à ce qu'affirme Bob Black, dans le monde réel la
maximalisation de la productivité et du profit n'est pas subordonnée au contrôle
organisationnel. Si celui-ci entrave la productivité et le profit, il est
abandonné ou il doit évoluer. Le contrôle, l'organisation, font partie des
moyens qui dans les entreprises permettent de créer, d'améliorer, de faire
évoluer les conditions de travail afin de permettre l'appropriation la plus
efficace de l'énergie vitale d'humains réduits à la fonction de
travailleurs.
Pour conclure, il nous semble absurde de qualifier le système du
despotisme capitaliste de "fascisme d'usine ou d'oligarchie de bureau", car ce
qui est critiqué dans le texte s'est manifesté bien avant l'apparition de
régimes fascistes et se poursuit de plus belle depuis la fin de ces régimes. Il
ne s'agit pas de nier l'existence de groupe peu nombreux d'individus qui dans
leurs bureaux croient diriger le monde, mais le capitalisme ne se réduit pas à
la domination de ces individus, ni même à la forme juridique de la propriété
(privée ou étatique).
Pour cette raison, nous sommes en complet désaccord avec les expressions
de pays "communistes" ou de "pays socialistes d'état" pour désigner le régime
social en Russie, dans les pays de l'Est,... Dans ces États, jusqu'à présent, la
forme dominante de la propriété était la propriété d'état, mais il s'agit de la
propriété d'entreprises vendant leurs produits, dans lesquelles les travailleurs
reçoivent un salaire en échange de leur force de travail. Donc, le seul terme
qui peut qualifier tout cela, c'est celui de capitalisme.
Mai 1990.
Lettre de Bob Black (Albany, USA)
1° juillet 1990
Chers amis,
Merci pour avoir rendu "The Abolition of
Work" (L'abolition du travail) disponible en français. Et je remercie
K.O. pour m'avoir résumé vos commentaires sur cet essai (je ne lis pas le
français).
D'une façon générale, nous sommes plus en
accord que vous ne le supposez. En me référant aux économies staliniennes, j'ai
utilisé le mot "communiste" comme une citation entre guillemets. En tant que
sociétés de classe basées sur le travail salarié les régimes "communistes" sont
capitalistes. Mais mon essai traite du travail, pas du capitalisme. Afin de dire
quelque chose il n'était pas nécessaire de tout dire.
Mes références classiques reflètent la lucidité des intellectuels de la classe-oisive Grecque et Romaine, et pas une quelconque admiration attardée pour leur culture ou leur système social. Libérés du travail par le travail d'esclave accompli par d'autres, ils étaient uniquement conscients de ses implications, à la différence de la plupart des classes dominantes. Seul leur héritage intellectuel reste à exproprier ; ainsi c'est ce que j'en ai fait.
Je ne peux pas comprendre vos remarques sur la relation entre profit et contrôle social dans les calculs du management. Je considère que la priorité accordée au contrôle est éminemment rationnelle, pas un jeu de pouvoir psychologique, quoique le travail organisé hiérarchiquement permette une foule de petites tyrannies. Le travail est la source du profit pour les employeurs, certainement. Mais collectivement, les patrons ont un intérêt à des horaires longs qu'ils accroissent ou non la production et donc le profit, car mêmes les heures improductives sont autant de temps disponible pour plus de pratique de la subordination, et non disponible pour les buts propres des travailleurs. Un employeur non-conformiste pourrait échanger des horaires réduits contre une plus grande productivité des employés. Je trouve significatif que ceci se produise rarement. Avez-vous une meilleure explication que la mienne ?
Mes expressions "factory fascism"
(fascisme d'usine) et "office oligarchy" (oligarchie de bureau) - qui en anglais
sont des allitérations - sont théâtralement dramatiques et métaphoriques, pas
littérales comme vous semblez le croire. Les usines ont manifestement précédé
les fascistes dans un sens politique, etc. Dans mon essai je joue avec les mots
autant qu'avec les idées. Je ne prône pas seulement un jeu profitable, je
m'engage dans celui-ci? K.O. pense que l'essentiel de cet aspect exemplaire de l'essai peut avoir été
perdu dans votre version. Je n'en sais rien. Mais j'apprécie l'opportunité
d'être entendu par ceux qui ont un intérêt à votre projet.
Sincèrement,
Bob
Black
P.O.
Box 2159
Albany, NY
12220
U.S.A.
Le bulletin édité en Grande Bretagne, The Red Menace (London), a publié dans un de ses numéros une critique indirecte d'Interrogations insérée dans une présentation de la revue Demolition Derby. Ceci a conduit à l'expédition par deux d'entre nous de lettres qui n'ont jusqu'ici pas entraîné de réponses. Selon notre lecture de leur bulletin, les compagnons de Red Menace veulent bien critiquer le progrès, mais ne semblent pas prêts d'abandonner leur foi dans le Prolétariat. En lisant le texte de Red Menace et les deux lettres de réponse à ce texte, les lecteurs pourront se faire une idée des tentatives de discussion sur cette question.
"Demolition Derby" est un nouveau journal révolutionnaire canadien. Politiquement il se situe dans ce qui peut être décrit approximativement comme la tendance "primitiviste anti-autoritaire", avec pour thèmes principaux l'opposition à la technologie et l'environnement. Cette approche de "Demolition Derby" (et d'autres comme "Fifth Estate") est agréablement différente du crétinisme parlementaire du Parti Vert d'un côté et du crétinisme tout court des Anarchistes Verts de l'autre (voir leur soutien au racket des luttes de libération nationale et "l'économie informelle" des boutiquiers hippys). Ici l'opposition aux ravages de l'industrialisation est clairement posé en termes d'abolition du système de l'argent/du travail/du salariat et de tout ce qui contribue à le maintenir. Comme il est dit dans l'un de leurs articles: "Nous ne voulons ni d'une armée verte, ni d'un état vert, ni d'argent vert".
Si nous ne savons pas exactement jusqu'ou nous voulons aller sur la route "primitiviste" - ou sur le sentier primitiviste - (certains défendent un retour à un mode de vie de chasseur-cueilleur), la critique de la civilisation industrielle capitaliste développée par "Demolition Derby", "Fifth Estate", John Zerzan, et d'autres, doit être prise au sérieux. Nous-mêmes sommes certainement anti-progrès, dans le sens de combattre l'idée qu'une expansion continue de la production permet une amélioration sans fin de la qualité de la vie. Nous serions d'accord avec le groupe "Interrogations", dont le texte "Interrogations sur l'écologie"1 est inclu dans "Demolition Derby" que :"De la manufacture au machinisme industriel, de l'automatisation à l'informatique et la robotique, se dessine le cycle qui rend les êtres humains inessentiels" et que "Le développement des forces productives n'exprime rien d'autre que la domination de la marchandise".
Un long article dans "Demolition Derby" critique l'anarcho-syndicalisme, en particulier dans la version que le groupe gauchiste américain "Workers Solidarity Alliance" a fait sienne. L'idéologie de l'autogestion, dont l'horizon "radical ne a pas plus loin que celui de gérer le système d'usine existant, est soumise à un travail de démolition bien mérité. Il y a aussi un bon texte anti-nationaliste, traduit de "Brouillon pour une critique sociale" (un autre journal publié à Montréal).
La critique que nous pourrions faire de certaines personnes de la scène "primitiviste" est qu'elles ont abandonné toute perspective de classe et parlent uniquement en termes de lutte entre l'humanité de le capital (voir par exemple le texte "Une critique du Prolétariat"2 de "Interrogations", traduit dans le numéro d'août de Fifth Estate). Nous voudrions leur rappeler que la dépossession de notre planète, les massacres de Beijing, Halabjah et d'ailleurs,etc... etc... ont été dirigés non par les esprits maléfiques d'un capital métaphysique, mais par nos gouvernants qui sont humains, bien trop humains. Nous devons lutter pour une société sans classe, mais pour y arriver cela implique d'abord une lutte de classes contre les défenseurs humains du capital. Il est encourageant qu'un des participants de "Demolition Derby" raconte qu'il a activement soutenu la grève des imprimeurs à Wapping il y a deux ans. La position exacte de "Demolition Derby" sur cette question de classe devrait se clarifier, nous l'espérons, dans leurs prochains numéros;
Notes de Interrogations
(1) "Interrogations sur l'écologie" : paru dans Interrogations avril 88 et décembre 88 - 2 textes traduits dans "Demolition Derby".
(2) "Une critique du Prolétariat": paru dans Interrogations de décembre 88 - traduit dans Fifth Estate.
Paris, février 1990
Bonjour,
Le texte qui suit est à l'origine une réponse à la critique que vous faisiez de certaines positions d'Interrogations dans votre présentation de Demolition Derby. Par soucis de clarification, j'ai été amené à déborder sur des thèmes non soulevés dans votre article. Tout ceci doit être compris comme base de réflexion, plutôt que comme des positions tranchées dans le moindre détail.
Bien amicalement,
Hème, C/° Interrogations
Notre propos n'a jamais été de voir dans le capital une métaphysique, ni dans ses dirigeant des lutins malicieux. Les rédacteurs de Red Menace sont pour le moins superficiels en prétendant justifier une mystique (le prolétariat sujet immanent de la "révolution") en nous en attribuant une autre (un capital immatériel ne s'exprimant pas dans des individus particuliers). Si lutter pour une "société sans classes" implique une lutte contre les partisans humains du capital, pourquoi se cacher que l'adhésion aux valeurs de ce capital ne constitue pas un signe distinctif des seules classes gouvernantes. Ouvrez donc un peu les yeux ! Nous ne sommes plus au 19° siècle où avec l'essor du travail salarié l'aspiration qui est la nôtre aujourd'hui - à un monde sans classes, sans argent, sans Etat,... - tentait de s'exprimer à partir d'une séparation de la société entre vendeurs de la force de travail (salariés) et vendeurs du produit du travail (capitalistes). De nombreuses analogies persistaient alors entre le travail salarié et celui de travailleurs artisanaux propriétaires des moyens nécessaires à l'exercice de leur métier. Les uns et les autres conservaient une connaissance manuelle et intellectuelle de la conduite de leur activité productrice. Le capitaliste pouvait être perçu comme l'ennemi direct, comme le maître direct par une classe prolétarienne en constitution qu'il dépossédait de son énergie et de son savoir. Ceci explique la place tenue par les ouvriers qualifiés - salariés ou artisans - dans l'émergence d'un "mouvement ouvrier révolutionnaire", influencé par les théories marxistes et anarchistes. Bien que remettant un cause le pouvoir du patron à mettre au travail le salarié, ce mouvement ne remettait majoritairement pas en cause l'idée que le travail soit inévitable et que des êtres humains puissent se définir comme "travailleurs". Mais le pouvoir du capital est justement de définir les gens comme travailleurs..!
La théorisation de l'émancipation ouvrière, perpétuant l'asservissement au travail mais débarrassé de la tutelle des classes "parasitaires" (patrons, commerçants,...) a contribué au développement d'un syndicalisme de masse au début du 20° siècle (1). Alors que des masses d'êtres humains, séparés de la terre, étaient poussés par la pression économique vers les grandes cités, et devenaient rapidement esclaves salariés dans les entreprises, la tâche principale des organisateurs syndicaux fut de les intégrer dans l'industrialisme en développement. Pour que cette masse d'ouvriers en perpétuel remaniement puisse se constituer en classe du capitalisme, il fallait garantir que les gens aillent bien au travail, que la discipline d'usine se renforce et qu'une auto-surveillance mutuelle se mette en place.
L'apologie du travail productif - et du travailleur - franchit un nouveau pas à partir de 1929, avec la théorisation du travail pour tous, du plein-emploi. Il n'y a qu'à voir l'exaltation du prolétariat faite par Hitler et Mussolini, du prolétariat en tant que communauté de travailleurs productifs. Arbeit macht frei, comme il était écrit à l'entrée du camp d'Auschwitz ! Ou comme l'exprime magistralement Mussolini en 1934: "La crise du capitalisme est le passage d'une ère de civilisation à une autre. La solution à la crise est le corporatisme où l'autodiscipline serait confiée aux producteurs. Et quand je dis producteurs, j'entends aussi les ouvriers...
Quant au fascisme, son objectif est une plus grande justice sociale, le travail garanti, une habitation descente. Cela n'est pas suffisant. Car les ouvriers, les travailleurs, doivent être de plus en plus intimement associés à la production si l'on veut qu'ils se plient aux exigences de la discipline".
Dans ce contexte, le mouvement révolutionnaire en Espagne, précédant la II° guerre mondiale, marqua en quelque sorte une époque charnière. Bien qu'une analyse détaillée de ce mouvement soit impossible ici, il est important de noter que bien que la production industrielle et le travail salarié aient persisté dans les villes, des réactions radicales eurent lieu à plusieurs reprises contre le gouvernement de front populaire (y compris contre les ministres de la CNT anarcho-syndicaliste) et que l'argent fut aboli en plusieurs endroits à la campagne. Mais quel que soit l'intérêt de ces tentatives, leurs limites se situaient non seulement dans leurs faiblesses propres mais également dans le bouleversement mondial qui s'amorçait et qui allait permettre pleinement la liquidation de l'autonomie ouvrière - précédemment engagée par la social-démocratie et la II° Internationale - au travers des fronts populaires, du fascisme, du New Deal,... et la déqualification du travail (elle même facteur actif de la liquidation de l'autonomie ouvrière). Dépossédé par la machine de la connaissance de son travail, et donc de son relatif contrôle sur celui-ci, l'ouvrier voyait s'évanouir la liberté d'appréciation et la marge de manœuvre qui restaient à l'artisan et même au serf. La domination prenait un caractère de plus en plus impersonnel et massif... mas pas pour autant plus supportable ! Ce qui depuis est à l'ordre du jour n'est pas la stricte compartimentation sociale en classes étanches avec leur savoirs et leurs valeurs propres, mais le dégagement d'un modèle d'individu applicable à tous. Le patron même n'apparaît le plus souvent que comme le prolongement humain de la machine et des résultats financiers de l'entreprise, car il suit en toutes choses la loi des machines et de la valorisation. Ceci ne signifie pas que la hiérarchie s'émousse, puisque l'idéal de l'homme nouveau sera de combattre les autres pour franchir toujours de nouveaux échelons. Ceci ne signifie pas que se nouent des liens égalitaires entre le travailleur salarié et son patron, mais ceux-ci "partagent" de plus en plus de petits détails de la vie quotidienne (distractions, modes vestimentaires, consommation de marchandises standardisées produites massivement, de ces détails qui forgent une mentalité. Alors que le capitalisme du 19° siècle tendait dans son développement à structurer des classes homogènes, le Messie du capitalisme moderne... c'est l'individu ! Ceci ne veut pas dire que les disparités de ce que l'on nomme le "niveau de vie" s'amenuisent ! Ni que les phénomènes divers réunis sous le terme de lutte de classe disparaissent. Mais ils se limitent à des marchandages revendicatifs entre négociateurs de la force de travail et concernent seulement des secteurs spécifiques. Lors de ces vingt dernières années, il s'agit essentiellement:
- de catégories traditionnelles, recoupant plus ou moins ce que l'on nommait jadis les gros bataillons ouvriers. Il s'agit de luttes souvent dures mais défensives contre la restructuration technologique. Si l'on prend le cas de la France, un de leurs traits communes est qu'elles ne débouchent généralement sur rien, même d'un point de vue strictement revendicatif. Rarement, elles peuvent voir le dégagement de quelques éléments contestant leur esclavage salarié, qui se trouvent plus ou moins rapidement marginalisés par rapport à leurs collègues.
- de nouvelles couches salariées formées d'éléments généralement sans racines profondes dans l'ancien prolétariat, à la fois par l'hétérogénéité de leur extraction sociale et par leur niveau moyen de scolarisation. C'est dans ces couches profondément atomisées que s'est recruté une bonne part de ce que l'on a nommé en Europe dans les années '70 "l'autonome ouvrière".
Mais ceci ne doit pas masquer que prises globalement, les valeurs communes à la majorité des individus prolétarisés sont celles de la consommation de masse, leurs modèles ceux qu'offrent les médias.
Il apparait clairement que la défense de la condition prolétarienne ne peut aucunement être la base de ceux qui sont aujourd'hui condamnés à être des prolétaires, et au delà de l'humanité. Il n'y a pas à attendre le dégagement d'éléments positifs (ou de classe positive) d'une condition dominée par le capital. Il n'y a pas plus à attendre d'une gestion ouvrière de l'économie qui - même abstraction faite de la déqualification du travail et de la condition prolétarienne - ne remet rien en cause des fondements de la domination capitaliste.
Cette constatation entraîne qu'aucun changement fondamental ne peut se concevoir de façon simpliste comme le soulèvement d'une classe "objectivement révolutionnaire" s'unifiant au travers de ses luttes. Contrairement à la conception "matérialiste vulgaire" qui voudrait qu'un tel changement ne soit jamais amené par une décision consciente ou un changement dans les idées, on pourrait dire que finalement il ne peut être amené que par un changement dans les idées; même si ce changement peut mettre en jeu des forces matérielles allant au delà de ce qui pourrait être imaginé et bouleversant les aspirations bornées des couches sociales. Ce qui serait alors en jeu serait d'emblée le développement d'une communauté humaine, c'est à dire d'abord le développement de nouveaux liens sociaux entre les êtres. Ces nouveaux liens seraient incompatibles avec eux que le rapport capitaliste a structuré au sein de ses différents composantes. Sans doute nombre de prolétaires se retrouveraient dan ce mouvement. Mais ce faisant, loin de réaliser l'hégémonie ou la victoire du prolétariat, ils ne feraient que participer à sa disparition.
(1) Rappelons au passage que cette théorisation n'est pas uniquement attribuable à la social-démocratie, mais aussi aux anarcho-syndicalistes. Selon Pelloutier: "Contre les crises, les associations ouvrières sont désarmées: la transformation économique seule en rendra le retour impossible; mais elles peuvent en atténuer les effets en réalisant enfin ce que, depuis la Révolution, tous les économistes sociaux, tous les gouvernements démocratiques projetèrent d'accomplir: la création du marché du travail."; "Les services créés (par les Bourses du Travail) peuvent se diviser en quatre classes: 1° LE SERVICE DE LA MUTUALITE, qui comprend les placements, les secours de chômage, le viaticum ou secours de voyage, les secours contre les accidents; 2° LE SERVICE DE L'ENSEIGNEMENT, qui comprend la bibliothèque et l'office de renseignements, le musée social, les cours professionnels, les cours d'enseignement général..." (F. Pelloutier, Histoire des bourses du travail, A. Costes Ed. 1946).
Les Bourses avaient alors l'ambition "de constituer dans l'Etat bourgeois un véritable Etat socialiste (économique et anarchique), d'éliminer progressivement les formes d'action, de production et de consommation capitalistes par des formes correspondantes communistes." C'est donc un nouveau développement de l'économie marchande débarrassée de la tutelle des non-producteurs qui est revendiqué. Pour mener celui-ci à bien, coexistent programme maximum (l'anarchie ?) destiné à doper les militants et surtout programme minimum permettant une adhésion de masse.
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