DANS LE CHAOS DE L'APRÈS-GUERRE

Pulsion de mort

Par VALERIO EVANGELISTI

(Le Monde diplomatique, Mai 2003, Pages 16 et 17)

« Toute la ville de Tetelmünde brûlait ; torche grandiose, allumée par la fureur ancestrale des obsédés dans lesquels à l'improviste renaissait, réclamant ses droits, l'instinct premier de l'homme : la destruction. »

Un jour, il faudra considérer Les Réprouvés [Die Geächteten] d'Ernst von Salomon comme l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature du XXe siècle. Il faudra, pour cela, dépasser l'affreuse substance du roman (la triste épopée des corps francs allemands après la première guerre mondiale et leur marche vers la mort, des terres de la Baltique jusqu'à l'assassinat de Walter Rathenau), son survol des pires crimes de son camp (qu'il nous donne à comprendre avec honnêteté) pour mieux souligner ceux du camp d'en face, et le fait que ce livre reste un texte culte pour une extrême droite encore plus affreuse. Très noir, obsessionnel, puissant, ce livre rend bien la voluptas necandi (le plaisir de tuer) d'une armada qui n'a d'autre référence idéale qu'elle-même (avec des valeurs telles que l'honneur abstrait et la camaraderie virile) et d'autre but que le massacre systématique de l'opposant. Une horde barbare, donc, avançant vers sa propre destruction et celle d'autrui, archétype presque parfait, applicable à toute guerre sans vrai mobile.

Il pourrait paraître audacieux de reprendre les réflexions de von Salomon à propos de l'agression armée contre l'Irak. Là, une force battue en proie à un dernier sursaut meurtrier ; ici, la principale puissance mondiale à l'assaut d'un ennemi infiniment plus faible. Là, une idée de l'honneur qui, dans sa futilité et son abstraction, s'élève à la paradoxale dignité de mobile ; ici, un entrelacs de menus intérêts, politiques ou alimentaires, dont la variété rend difficile d'en percer le principal. Là, le silence obstiné sur ses propres raisons face à la médiocrité bourgeoise ; ici, un déploiement dément et grotesque d'alibis pour conquérir ou neutrali- ser une opinion mondiale réticente et hostile. D'un côté, des héros méprisables ; de l'autre, des hommes méprisables (MM. Bush, Aznar, Blair, Berlusconi) se démenant comme des marionnettes pour faire semblant d'être des héros.

Pourtant, malgré les différences, il faut partir de von Salomon pour comprendre l'intime nature du conflit que nous avons sous nos yeux. L'élection controversée de M. George W. Bush à la présidence des Etats-Unis a été considérée comme une simple alternance entre deux idées de la politique : l'une démocrate et l'autre républicaine. A tort. C'est une vision différente du monde, et, si j'ose dire, de la vie, qui a conquis le trône qui domine la planète. Certes, une vision pas radicalement différente de l'idée démocrate (ceux qui ont pris M. Clinton pour une sorte de socialiste ont fermé hypocritement les yeux sur les exécutions capitales qui l'ont fait monter dans les sondages), mais certainement exprimée sous une forme moins filtrée et plus brutale.

Le pivot de cette Weltanschauung (vision du monde) est (ou paraît être, on verra) l'« intérêt américain » érigé en valeur absolue, qu'on fait coïncider avec l'intérêt universel via une série de principes généraux, parmi lesquels : la démocratie politique, la liberté individuelle, le libéralisme économique qui peut enrichir l'individu et, par ricochet, le pays et le monde entier. Pour ces gens, on peut discuter de tout, sauf de la place de l'intérêt national américain, dont la reconnaissance est demandée à tous, même si sa reproduction au niveau local n'est pas requise. Une seule chose importe : que le vassal fasse allégeance au suzerain en raison de la noblesse de son système ; cela fait, il pourra ensuite s'y conformer ou pas. Il ne doit craindre que sa propre révolte, par laquelle il tournerait le dos, non à un pouvoir, mais à un ensemble de conceptions plus éthique que politique.

Jusqu'ici le discours est banal. Il l'est moins si nous repensons à von Salomon : « Nous partîmes pour défendre les frontières et nous conquîmes une province. L'Allemagne, pensait-on, devait aller loin avec sa force. Nous étions décidés à garder la province, à accomplir le devoir que le sang de nos morts nous réclamait obscurément. La Baltique, dangereuse pour les vainqueurs, était une chance allemande. Nous l'avions saisie. »

L'expansion géographique des Etats-Unis impressionne (lire page20). Des Etats conquis avec le recours à la force (une partie du Mexique, par exemple), d'autres achetés en bloc, d'autres annexés à force de vains espoirs et de corruption (Porto Rico), d'autres enfin obligés à garder des zones militaires soustraites à leur souveraineté (la base de Guantanamo, par exemple ; mais il y a d'innombrables exemples du même type). On pourrait dire que, pour des générations de dirigeants américains, les Etats-Unis - comme dans l'oeuvre de von Salomon - auraient dû arriver aussi loin que leur force le leur permettait. Pour ne rien dire de l'expansion intérieure, partout où il y avait de la résistance à la conception officielle : indigènes exterminés, minorités ethniques persécutées jusqu'à ce qu'elles se soumettent, syndicalistes tués, grèves brisées par l'armée, partis mis hors la loi, épurations massives ou marginalisation de pans entiers de la culture.

La même chose, il est vrai, s'est passée ailleurs, sous la bannière de la démocratie (je ne parle pas ici des dictatures, où le droit même fonde l'illégalité). Mais nulle part ailleurs la conquête de la « frontière intérieure » n'a été accompagnée d'un recours aussi systématique au massacre. Du lynchage de leaders syndicaux jusqu'à la triste destinée de l'actrice Jean Seberg, de Joe Hill à Sacco et Vanzetti, aux Rosenberg, aux divers attentats contre des hommes politiques, à la décimation des Black Panthers, le pouvoir a eu recours à l'assassinat avec une aisance déroutante. Sans parler de ce qui s'est passé à la « frontière extérieure », qu'il se soit agi de l'annexer ou de l'asservir. Comme si l'éthique de fond qui sert de mobile (si l'on peut qualifier d'« éthique » un ensemble de pensées qui ne conçoit pas la vie humaine comme fin ultime) justifiait de donner la mort.

Et c'est encore le cas actuellement. Pour quelles raisons ? Il ne faut pas oublier que le pays a été créé par des fondamentalistes chrétiens, fidèles à une lecture littérale de la Bible, y compris les livres accordant à un « peuple élu » le droit d'exterminer ses ennemis. Importante, cette motivation n'est toutefois pas suffisante. En fait, cette pensée favorise une « diabolisation » totale de l'adversaire, aide à surmonter les obstacles à son élimination, donne à l'avancée sur des champs de bataille sanglants le caractère solennel et presque sacré d'une croisade.

En revanche, cela n'explique pas le passage de la dimension collective à la dimension individuelle. Un hypothétique vouloir divin peut mouvoir les foules et les pousser à la violence ; il ne justifie pas l'enracinement de la violence du quotidien, car même les passages les plus féroces de la Bible condamnent l'agression individuelle. En fait, une particularité toute américaine est que l'agressivité, surtout pendant certaines phases historiques, est transférée de la macrosphère à la microsphère, du pouvoir à la petite communauté, aux particuliers, isolés ou en groupe. Ainsi une histoire du lynchage en Italie, en France, en Espagne ou en Allemagne se réduirait à un tout petit livre. Aux Etats-Unis, elle a fait l'objet récemment d'une imposante exposition photo, accompagnée d'un volumineux catalogue (2).

Au-delà de la Bible, il faut aller chercher dans la logique politique ou dans la vocation coloniale (d'ailleurs très faible aux Etats-Unis, par rapport à l'Europe). Voyons si von Salomon arrive encore à nous guider : « La mitrailleuse tremblait entre mes genoux, comme un animal. Les Estoniens, sur le pont, dégringolaient, chutaient, éclaboussaient, pataugeaient dans l'eau. Les groupes embrouillés, compacts, s'ouvraient, se recomposaient, étaient harcelés derrière eux. Oui, ils devaient passer, tous devaient passer. Ma mitrailleuse crachait du feu et l'eau bouillait dans le manchon. Je sentais presque à travers le frémissement métallique de l'arme le feu s'enfoncer dans les chauds corps vivants des hommes. Impulsion satanique, n'étais-je qu'une seule chose avec mon arme ? N'étais-je peut-être même qu'une machine, froide et métallique ? »

Aucun lien apparent, dirait-on. Pourtant le soldat qui fusionne avec sa mitrailleuse redécouvre la vieille ivresse de tuer, représentation même d'un égoïsme exaspéré, dont la vraie relation est avec les choses, tandis que la relation aux autres relève des instincts bestiaux. Cela rappelle Martin Eden de Jack London, quand le personnage principal du même nom compare la vie à une course de chevaux où le plus rapide gagne. Il évoque Le Loup des mers du même London, lorsque le commandant Lupo Larsen, voulant expliquer Nietzsche, offre un condensé d'idéologie américaine, ou au moins de l'idéologie de l'auteur (longtemps considéré comme socialiste - et se disant tel).

Si on s'aventurait dans le champ de l'imaginaire moderne, où la représentation de l'action humaine est moins complexe que la littérature et plus proche de sentiments communs, on disposerait d'une panoplie de citations. Le cinéma américain, notamment, regorge de héros individualistes prêts à se transformer en justiciers et à donner la mort.

Mettons donc au centre une idéologie profondément égoïste, propre à quiconque pénètre, seul ou avec sa petite tribu familiale, dans un territoire sauvage et hostile. Pour se garder de toute embuscade possible, il devra tirer le premier. Mais cette attitude l'empêchera d'enquêter sur les mobiles des agresseurs présumés : hésiter à les éliminer reviendrait à s'exposer au danger. Il faudra plutôt que notre homme sécurise totalement une partie du territoire. Mais quelle meilleure sécurité que de conquérir le territoire contigu, peuplé d'ombres indéchiffrables et menaçantes ? Sa domination n'est assurée que si elle s'étend ; si elle se contracte, elle est menacée.

A ce moment-là, ce qui était instinct pur commence à devenir idéologie. Ce qui était naturel devient juste, ce qui était spontané commence à apparaître inspiré par une volonté divine. C'est à ce moment-là également qu'apparaît la Bible, mais sans grande influence : celui d'en face tient sans doute, lui aussi, une Bible - ou un livre sacré équivalent - dans ses mains.

Au fur et à mesure que l'instinct devient système de pensée, le nombre d'ennemis se multiplie. Plus seulement ceux du territoire inconnu. Pire qu'eux, plus insidieux : ceux qui appartiennent à la tribu du combattant, mais sont réticents à en accepter l'idéologie. Ils proposent des négociations qui peuvent seulement faire perdre du temps en cherchant à instaurer des solidarités transversales, au-delà des limites territoriales. Impossible d'avancer sans se débarrasser de ce poids mort. Il faut les éliminer avant qu'ils n'arrivent à entraver une mission désormais perçue comme voulue par Dieu. Sans pitié : il vaut mieux, beaucoup mieux, des ennemis que des traîtres.

Notre combattant avance dans le monde, avec l'illusion de sa propre sécurité, alors même qu'il multiplie démesurément le nombre de ses adversaires. Il a beaucoup plus d'alliés qu'au début de sa mission, mais ce n'est pas encore assez. A son secours viennent les symboles ancestraux du fer et du feu. Il va décupler sa force destructrice en misant sur les armes à feu, les bombes, les missiles. Il ne fait plus qu'un avec les prothèses de métal. Il devient métal lui-même. A ce moment-là, idéaux et action ne forment plus qu'une seule et même chose. Notre combattant jouit enfin de la synthèse qu'il a réussie : il peut se livrer sans remords, voire avec un frémissement presque sexuel, à la volupté primordiale liée à l'acte de tuer. Désormais, tout autre sentiment est passé de celui qui appuie sur la gâchette à la mitrailleuse elle-même. L'arme est dotée d'une âme, et l'unique joie qu'elle éprouve est de déchiqueter les corps grotesques des Estoniens massés sur le pont ou des Irakiens tapis dans les caves de Bagdad.

« La guerre a surgi devant nous, sortie des plus profondes fissures de la terre, comme du brouillard, comme un fantôme gris ; elle secoua violemment les bastions hérissés d'armes, elle nous saisit brusquement et mélangea les régiments pour mieux les diviser avec violence et les exciter contre les camps qui tonnent. (...) Sa salive était du poison : où elle tomba crûrent famine et misère et renoncement. Et la guerre continua : elle était partout, jeta sa flamme dans tous les recoins du monde, fouilla dans les désirs les plus secrets, les enveloppa dans des brillants manteaux, teintés en rouge. »

Cela paraît incroyable, mais sous les yeux stupéfaits du monde entier, mensonge après mensonge, hypocrisie après hypocrisie, les « Réprouvés » sont revenus pour dessiner la destinée tragique de dizaines, voire de centaines de milliers de vies. Les héros fatigués et vaincus de von Salomon, dans leur férocité désespérée, eux au moins, ne mentaient pas. Il leur fallait tuer ; ils tuaient, un point c'est tout, derrière un drapeau toujours plus sombre et indistinct. Les « Réprouvés » de notre temps recherchent en pataugeant un alibi pour leurs crimes. Rien n'est plus obscène ou pathétique : le masque tendu et schizoïde de M. Blair, l'apparence de clown de M. Aznar, les rides fardées de M. Berlusconi, tous trois dissimulant leur cérémonieuse lâcheté face aux pupilles dilatées et folles du patron américain, digne héritier d'une dynastie de tueurs en série. Rien à voir avec les yeux chauds, humides et humains des Irakiens innocents qu'ils s'apprêtent à tuer, pour se débarrasser d'un tyran devenu plus incommode que nombre d'autres à qui il ressemble, car moins servile.

La force tout entière est du côté de cette bande d'assassins médiocres. Qu'est-ce donc qui les relie à la noblesse désespérée des « Réprouvés » de von Salomon ? Outre leur animalité insensée, un point commun : la défaite. Les complices de M. Bush ne vont pas être vaincus sur le terrain, certes non, mais tout leur leadership mondial est voué à un effondrement ignominieux, en forme de suicide.

Ils avaient tout calculé, mais sans tenir compte de l'énorme rejet collectif de la guerre, même aux Etats-Unis (le seul pays, au fond, où, dans les années 1960-1970, un mouvement de masse a réussi à arrêter un conflit, malgré la violence homicide exercée contre lui).

L'idéologie mortifère érigée en morale s'effrite entre les mains des prétendus vainqueurs, tandis qu'une idée solidaire, portée jusque-là disparue, réapparaît et efface tous les alibis. Sur l'Irak s'abattent des armées qui fuient la réalité, dénoncées par des foules qui ont envahi les rues, peut-être plus nombreuses que jamais dans l'histoire. Les drapeaux qu'agitent les nouveaux corps francs ne sont que des draps aux ourlets noirs, où les étoiles s'éteignent l'une après l'autre et les rayures ressemblent à de gras vers de terre ; leur seul espoir de salut repose sur une orgie de barbarie qui puisse ensevelir, sous des couches de métal, non seulement la chair, mais aussi la pensée.

Inutile. Il n'y aura pas de répit pour ceux qui ont ourdi le massacre. Ils célébreront leur victoire d'un catafalque, car le premier des instincts humains n'est pas la destruction, mais son contraire. Ils tomberont sans gloire, encore étonnés que beaucoup, malgré le tapis de bombes jeté sur les consciences, restent convaincus de cette vérité. Ils chercheront en vain le pistolet, les voix, les sondages. Ils s'écrouleront inutiles, dans une flaque d'urine, enfin conscients que les historiens les exécreront, que les consciences leur donneront des formes repoussantes, que les survivants les effaceront de leur mémoire comme des cauchemars. On se souviendra d'eux comme d'assassins, de voleurs, de menteurs, le tout dans une aura de petitesse, jusqu'à nier l'énormité du crime. Pour l'heure, les voilà Thanatos ; demain, ils ne seront qu'une page sale dans les livres d'histoire.

C'est ainsi que les derniers proscrits abandonnent la scène, accompagnés des mots moqueurs d'Ernst Toller, l'antithèse même de von Salomon, mots qui s'adaptent facilement à MM. Bush, Blair, Aznar, Berlusconi et autres tenants de la lycanthropie (3) comme conception existentielle : « Vous êtes une mort d'aujourd'hui. Son attitude/est conforme à la vie qui depuis longtemps/sous des oripeaux de cirque gît putride./Mort de quatre sous ! Triomphe hypocrite/fourré du jargon des soldats !/Je vous salue Monsieur le militariste !/Ah ah ! Ah ah ! Ahahahah ! »

Ils seront ensevelis, non dans un éclat de rire, mais dans un rictus.

VALERIO EVANGELISTI.

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(1) Le roman, publié en Allemagne en 1930, a connu plusieurs éditions françaises. La seule disponible est celle de Pocket, Paris, 2000. Ernst von Salomon (1902-1972) fut accusé d'avoir participé, en 1922, au meurtre du ministre allemand des affaires étrangères Walter Rathenau, assassiné parce qu'il était juif.

(2) Lire Anne Chaon, « Le lynchage comme art photographique », Le Monde diplomatique, juin 2000.

(3) Délire de celui qui se croit transformé en loup (NDLR). Sur ce thème, lire, de l'auteur, Black Flag, Rivages, Paris, 2003.




LE MONDE DIPLOMATIQUE | MAI 2003 | Pages 16 et 17
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