Entretien
avec Jacques d'Arribehaude,
un "Français libre"
Propos
recueillis par Patrick Canavan
Q.:
Dans Un Français libre (L'Age d'Homme, 2000), vous menez, sous le couvert d'un
journal intime, une quête qui n'est autre que l'antique gnôthi seauton
hellénique: la recherche et l'étude de soi. Qui êtes-vous donc? Français ou Gascon?
Moderne ou d'Ancien Régime? Du XVIIe ou du XIIe siècle?
Né
au pied des Pyrénées à l'extrême sud-ouest de la France, d'une mère basque et d'un
père gascon, je suis Français d'éducation, de tradition et de culture, mais ouvert
depuis toujours au grand large, à l'esprit d'aventure et de recherche de nos grands
ancêtres navigateurs et conquérants. J'appartiens une famille dont les archives
remontent au XIIe siècle par mon père, avec des attaches en Béarn, Gascogne et Navarre.
On trouve mes ascendants sur les Sceaux gascons de la Tour de Londres sous Edouard III,
puis sur les rôles d'armes de Gaston Phébus du Béarn au XIVe siècle, mais dans un
déclin constant durant les guerres de Religion et les désordres de la Fronde au XVIIe
siècle. Sous la Révolution, Jean d'Arribehaude, beau-frère de Raymond de Seze,
défenseur de Louis XVI à la Convention, renonce à ses seigneuries de Lasserre, d'Orgas
et autres lieux pour échapper à la guillotine, et la ruine du patrimoine familial
achève de se consommer au fil des générations. Mon enfance n'en est pas moins marquée
par la forte empreinte des instituteurs au lendemain (très illusoirement victorieux) de
la grande guerre 14-18, ces "hussards de la République" qui mettaient tout leur
c¦ur à exalter la nation comme un modèle insurpassable de civilisation pour la terre
entière. Le désastre sans précédent de 1940 (j'avais tout juste 15 ans), m'éloigne à
tout jamais du régime qui l'a provoqué, qui m'inspire dès lors le plus définitif
dégoût.
Q.:
Très jeune, vous avez vécu quelques expériences peu banales: voir défiler les
Prussiens de la Totenkopf, traverser les Pyrénées, croupir dans une geôle
hispanique, découvrir les clans d' Alger, goûter à toutes sortes de propagandes et
même, naviguer ("Il est nécessaire de naviguer"). N'est-ce
pas beaucoup pour un jeune homme encore tout frotté de littérature? Quel était donc son
état d'esprit le 8 mai 1945?
Que
faire, quand on a dix-sept ans, que l'on n'accepte pas l'humiliation d'une telle défaite,
que l'on baille au lycée de Bayonne aux trois-quarts occupé par l'administration de la
Kommandantur et de la Gestapo, et qu'il y a quelque part une France qui se déclare encore
libre, sinon vouloir à tout prix la rejoindre? Cela me vaudra de connaître la prison de
Badajoz au fond de l'Espagne, d'où la Croix-Rouge me tire à grand peine, puis le
spectacle des querelles politiques d'Alger, jusqu'à mon embarquement sur un pétrolier
battant pavillon US, et dont un équipage français remplace un équipage américain
défaillant et rapatrié sur New York, mais toujours armé de canonniers américains. Je
figure, en qualité d'écrivain de bord (interprète faisant fonction de
commissaire( au carré des officiers, ne regrettant guère d'avoir été déclaré
"inapte au service armé" par la 1ère Division Française Libre que j'avais
fini par rejoindre en Libye, ni la Direction du service Géographique de l'Armée, qui
voulait me retenir comme dessinateur à Alger. Le spectacle de l'Italie dévastée, de la
corruption qui sévit partout sur fond d'épuration, de misère et de prétendu retour à
la morale m'est odieux. J'oublie mes déceptions en découvrant, dans les ruines d'une
librairie italienne, Le voyage au bout de la nuit où le génie imprécateur de
Céline contre la guerre confirme ce que je ressens devant le bourrage de crâne
universel. La "France libre" dont je rêvais et dont j'ai suivi au fur et à
mesure les querelles de clans et mesquines péripéties n'est que le retour des hommes et
du régime dont l'incompétence et la nullité nous ont conduit au désastre. Je ne puis
que le vomir et remettre tout en question. J'ai vécu au bout du compte dans l'Italie
éventrée de 44-45, la Grèce et la Yougoslavie exsangues et déchirées, la fin
malheureuse de l'engrenage suicidaire de 1914 au seul profit d'un communisme aussi
criminel que le nazisme, et du mercantilisme américain dont la façade démocratique
recouvre une exploitation éhontée de la planète. On
ne m'y reprendra plus.
Q.:
Quels furent vos maîtres?
Je
dévore Céline dont la force comique fortifie ma lucidité et apaise ma colère dans le
sentiment de ne pas être seul au monde à refuser l'imposture de ce temps. Je revois mon
ancien professeur Louis Laffite qui, sous le nom de Jean-Louis Curtis, commence à se
faire un nom en littérature, et qui m'encourage à écrire. Jusqu'à sa mort, il y a
quelques années, il soutiendra mes efforts dans ce sens et j'aurais maintes fois
l'occasion d'apprécier son talent, son humour, et la solidité de son amitié. Dès
l'enfance, j'ai la passion de la lecture et vais selon une humeur très vagabonde des Mémoires
d'un âne à La Condition humaine en passant par Les trois mousquetaires,
L'île au Trésor, Robinson Crusoë, Croc-Blanc, Guerre et Paix, Les Mille et
une Nuits de Mardrus (lus par surprise à la bibliothèque municipale) et Gil Blas.
L'été de mes 16 ans, en 41, grand emballement pour Autant en emporte le vent et
le personnage de Rhett Butler, dont le refus d'être dupe, le joyeux cynisme et la
séduction s'offrent en modèle idéal à ma naïve adolescence. Il me faut l'épreuve de
la guerre et de la maladie pour élargir ce modeste horizon. C'est au sanatorium de
Leysin, où je suis admis sur le Fonds Européen de Secours aux étudiants, en Suisse, que
je me plonge durablement dans Balzac, Stendhal, Flaubert, mais aussi Saint Simon, aussi
bien que dans les grands romanciers américains et russes et en particulier Dostoïevski.
De là date aussi mon goût pour les correspondances et journaux intimes, au plus près de
la vie, telle que la restitue dans son intensité, l'extraordinaire vision de Saint Simon.
Q.:
Vous avez fréquenté le monde des Lettres, approché Céline à Meudon, Roland Laudenbach
rue du Bac, et même un certain André Malraux. Qui étaient ces trois hommes si
différents? Et "La Table ronde", cette maison mythique, quel était donc son
esprit?
Accoutumé
dès le départ à la solitude, c'est à Roland et Denise Tual, rencontrés au Festival du
film maudit à Biarritz en 1949, que je dois la rencontre de Malraux, de Cocteau, de René
Clair, de Roger Nimier, de Roland Laudenbach et autres figures de l'époque, sans que je
puisse dire avoir vraiment et durablement fréquenté le monde des lettres. De Malraux,
j'ai surtout retenu la volonté qui me semblait exemplaire de "transformer en
conscience l'expérience la plus large possible", qui m'incita à prendre du champ en
m'exilant près de trois ans dans ce qui était alors le territoire du Tchad dans
l'Afrique Equatoriale Française, comme agent de l'unique société chargée de
l'exploitation du coton. Malraux se souvint de moi et m'accorda sa sympathie lorsque je
lui adressai Semelles de vent, et intervint plus tard quand je tentai d'entrer à
l'ORTF, où le désordre de 1968 me permit finalement de pénétrer de façon durable.
"La Table Ronde" se distinguait alors par l'anticonformisme de ses publications,
un éloignement ironique à l'égard de l'idéologie dominante et l'engagement à sens
unique prôné par Sartre qui nous semblait le comble du grotesque, de la nuisance
imbécile, et de l'aveuglement artistique. J'y rencontrai, auprès de Laudenbach,
Alexandre Astruc, Jacques Laurent, et publiai, avant Semelles de vent, La grande vadrouille,
bien accueilli par la critique, mais sans succès commercial, et dont Laudenbach eut le
tort de vendre le titre (sans que je puisse m'y opposer( à une production
cinématographique sans le moindre rapport avec l'ouvrage.
Q.:
La lecture de Proust ne vous a pas illuminé. Dieux merci, je ne suis pas le seul à avoir
bâillé d'ennui! Rassurez-moi, donnez-moi des arguments contre le snobisme proustien!
Je
dois à la lecture d'avoir échappé à plusieurs reprises au découragement et à la
dépression. C'est
le cas avec La recherche du temps perdu, quelles que soient mes réserves sur les
vaines contorsions de Proust pour transposer et déguiser la réalité de son personnage.
Il a beau prendre un soin infini à masquer l'origine presque exclusivement juive du
"monde" auquel il a accès par l'intermédiaire d'une madame Strauss ou de
Caillavet, d'un Gramont de mère Rothschild, ou de princes moldo-valaques à généalogie
douteuse, pourquoi ne pas dire carrément que les grands noms dont il se pâme ne sont
plus que le reflet de la souveraineté triomphante de Mammon, accommodée au snobisme
éperdu et niais des élites républicaines dont il fait partie. Malgré cela, et en
dépit de tout ce qu'il peut y avoir d'artificiel et de faux dans la société qu'il
dépeint, sa difficulté d'être lui inspire des pages déchirantes sur la souffrance,
l'amour malheureux, "l'enchantement des mauvais souvenirs", et son ¦uvre
s'impose par la création de personnages atteignant la force de types universels, qu'il
s'agisse de Charlus, de madame Verdurin, Norpois, Cotard, Nissim Bernard, Bloch, etc. La
sacralisation contemporaine de m¦urs considérées naguère comme honteuses et la
révérence obligée devant tout ce qui semble relever particulièrement de la
"sensibilité juive" ajoute sans doute à l'universelle renommée de Proust, et
l'encombre d'une vague de snobisme et d'exaltation parfaitement insupportable, mais on
oublie de souligner la verve comique qui nourrit souvent les meilleures pages de son
¦uvre, et que le personnage de Bloch dans son évolution révèle admirablement
l'identité profonde et mal acceptée du narrateur dans tout le grotesque de son pathos
verbal, de son arrivisme mondain, et de ses pathétiques affectations. Au total, un grand
écrivain, qui ne saurait être négligé, mais dont la vision analytique et critique de
la société est plus partiale et limitée qu'il semble le croire, et très en deçà du
fantastique, prophétique et souverain constat de l'¦uvre de Céline quelques années
plus tard. Marcel Proust, nanti de la République (éminente notabilité du père dans les
hautes sphères de la maçonnerie et des riches alliances juives), confond ainsi
pieusement, dans Le Temps retrouvé, l'effondrement des Empires centraux
avec "la victoire de la civilisation sur la Barbarie" (sic). Le conformisme
niais de cet aveuglement sur la tragédie de l'Europe et l'incapacité démocratique à
concevoir une paix durable relativise la pertinence de son ironie sur le patriotisme de
ses salonnards familiers et les propos héroïques de la Verdurin trempant son croissant
matinal dans un café au lait qui échappe aux restrictions de l'heure. Nous sommes loin
de la dénonciation autrement puissante et impressionnante du Voyage et du grand
souffle célinien balayant les clichés de "cette immense entreprise à se foutre du
peuple" !
Q.:
Dans votre journal, vous avouez une sympathie coupable pour la mythologie germanique.
Quand on est né vers 1925, qu'on appartient manifestement à une caste d'exploiteurs du
peuple (et même si on a porté le bon uniforme, celui des vainqueurs), ce genre de
déclaration vous rend hautement suspect. Expliquez-vous!
J'ai
noté dans mon Français libre l'impression profonde, tous drapeaux confondus, de
la rengaine nostalgique de la Wehrmacht Lili Marlene durant la guerre. L'affirmation
provocante du Sanders de Nimier ("Plus l'Apocalypse s'est rapprochés de
l'Allemagne et plus elle est devenue ma patrie!"( était
la mienne alors même que je vivais la victoire de notre croisade de la liberté sous
pavillon US à bord du pétrolier "Eagle". La sottise et l'énormité
mensongère de la propagande m'exaspéraient. A l'étalage massif et sempiternel des
exclusives horreurs nazies je ne pouvais m'empêcher de mettre en parallèle toutes les
images qu'on nous cachait, et dont il n'existe aucune trace, de l'anéantissement
systématique de Dresde et de villes entières, de populations errantes, exténuées,
massacrées, ou mourant de faim et de misère sur les routes dévastées. Quelles qu'aient
été les aberrations de Hitler, ce désastre était aussi celui de l'Europe et donc le
nôtre. A cette impression se mêlait ma compassion pour les vaincus au terme d'une lutte
héroïque contre le monde entier, et pour les causes perdues. Mon goût des légendes,
inhérent aux contes du pays basque transmis dès l'enfance par ma grand-mère,
m'inclinait naturellement aussi à une sorte de familiarité fraternelle avec la
mythologie germanique et l'exaltation wagnérienne de Lohengrin sur fond d'honneur, de
loyauté et d'amour transcendant. Ce genre d'impression n'était pas destiné à m'ouvrir
le meilleur accueil et l'on eût trouvé plus naturel de me voir tirer parti de mon
engagement sous ce que vous appelez très justement "le bon uniforme", dont je
me souciais comme d'une guigne. Mais la solitude était le prix de ma liberté et
j'acceptais dès le départ qu'il en soit ainsi.
Q.:
Vous aggravez votre cas en déclarant à Mauriac en 1951: "il y a une étude à faire
sur l'aide américaine, dans le sens où l'on peut considérer la démocratie américaine
comme le ferment le plus empoisonné, le plus stupidement pervers et le plus efficace du
désordre mondial". Seriez-vous (je n'ose y croire( hostile au principe même de
l'ingérence humanitaire?
J'ai
participé à l'ouvrage collectif Nos amis les Serbes, publié à l'Age d'Homme,
pour protester contre l'infamie de la guerre de l'Otan dans les Balkans et la criminelle
stupidité de notre alignement sur les Etats-Unis dans ce qui relève de leur seul
intérêt avec la création et l'entretien ruineux d'un abcès incurable, étranger à
notre culture et à notre civilisation au c¦ur de l'Europe. De la même manière, notre
strict intérêt était de refuser toute intervention dans la guerre du Golfe et d'en
laisser la charge et les dépenses aux Etats-Unis, uniques bénéficiaires. C'est assez
dire que je suis résolument contre toute "ingérence humanitaire" qui n'est que
le masque grossier de combinaisons sordides et parfaitement étrangères aux intérêts de
l'Europe.
Q.:
Vous n'êtes tout de même pas de droite? Je vous demande cela car j'ai lu quelques
phrases ambiguës sur les empires centraux et la monarchie. A
nouveau, rassurez-nous!
On
classe volontiers parmi les "anarchistes de droite" tous ceux qui n'adhérent
pas au conformisme de la pensée unique et de l'idéologie dominante qui s'affiche aussi
bien à gauche que dans la droite honteuse depuis le triomphe des "Lumières".
C'est ainsi que je figure dans l'essai de François Richard, paru il y a quelques années
dans la collection "Que sais-je?" (n° 2580). Je ne récuse nullement cette
appellation, mais qui se soucie aujourd'hui de savoir si Dante, Shakespeare ou Cervantès,
ont pu être de droite ou de gauche? Sans la moindre prétention, je me contente de croire
que celui qui tente de témoigner pour son temps dans l'isolement d'une création
artistique échappe à toute classification sommaire. Je constate en tout cas que nombre
d'écrivains des années trente parmi les meilleurs, Chardonne, Montherlant, Drieu,
Morand, Jouhandeau et quelques autres, sans parler bien entendu de Céline, arbitrairement
classés à droite, et qui ont payé pour cela, n'en faisaient pas moins les délices de
Mitterrand, qui avait le bon goût de ne pas cacher sa paradoxale prédilection.
Mitterrand, icône de la gauche officielle, était au fond tranquillement fidèle à sa
jeunesse monarchiste, et mérite considération et sympathie pour tout ce que nos médias
lui ont haineusement reproché à la fin de sa vie (ferme refus de "repentance",
émouvante et brillante improvisation, au Parlement de Berlin, sur le "courage des
vaincus", etc.). Les premiers mots dont je me souviens ont été ceux d'une berceuse
basque toujours populaire en faveur de don Carlos, "el Rey neto", soutenu par la
tradition navarraise contre la farce constitutionnelle de l'oligarchie prétendument
progressiste attachée au règne factice d'Isabel. Curieusement, Marx a exprimé son
estime et sa préférence pour l'insurrection carliste, dont les "fueros"
populaires, nobles et paysans étroitement mêlés et solidaires, offraient l'image d'une
démocratie autrement juste et authentique que le simulacre bourgeois hérité de nos
mystifications révolutionnaires. C'est
à cette image, bien évidemment de droite pour nos éminents penseurs professionnels, que
je me suis toujours voulu fidèle.