Le
national-bolchevisme ne fait pas référence à une théorie économique ou à un projet
de société: on l'oublie trop souvent. Ce vocable composé a été utilisé pour
désigner l'alliance, toute temporaire d'ailleurs, entre les cadres traditionnels de la
diplomatie allemande, soucieux de dégager le Reich vaincu en 1918 de l'emprise
occidentale, et les éléments de pointe du communisme allemand, soucieux d'avoir un
allié de poids à l'Ouest pour la nouvelle URSS. Avec Niekisch, ancien cadre de la
République des Conseils de Munich, écrasée par les Corps Francs nationalistes mais
mandatés par le pouvoir social-démocrate de Noske, le national-bolchevisme prend une
coloration plus politique, mais s'auto-désigne, dans la plupart des cas par l'étiquette
de "nationale-révolutionnaire". Le concept de national-bolchevisme est devenu
un concept polémique, utilisé par les journalistes pour désigner l'alliance de deux
extrêmes dans l'échiquier politique. Niekisch, à l'époque où il était considéré
comme l'une des figures de proue du national-bolchevisme, n'avait plus d'activités
politiques proprement dites; il éditait des journaux appelant à la fusion des extrêmes
nationales et communistes (les extrêmes du "fer à cheval" politique disait
Jean-Pierre Faye, auteur du livre Les langages totalitaires). La
notion de "Troisième Voie" est apparue dans cette littérature. Elle a connu
des avatars divers, mêlant effectivement le nationalisme au communisme, voire certains
éléments libertaires du nationalisme des jeunes du Wandervogel à certaines options
communautaires élaborées à gauche, comme, par exemple, chez Gustav Landauer. [Pour en
savoir plus: cf. 1) Thierry MUDRY, "Le socialisme allemand: analyse du
télescopage entre nationalisme et socialisme de 1900 à 1933 en Allemagne", in: Orientations,
n°7, 1986; 2) Thierry MUDRY, "L'itinéraire d'Ernst Niekisch", in: Orientations,
n°7, 1986].
Ces
mixages idéologiques ont d'abord été élaborés dans le débat interne aux factions
nationales-révolutionnaires de l'époque; ensuite, après 1945, où on espérait qu'une
troisième voie deviendrait celle de l'Allemagne déchirée entre l'Est et l'Ouest, où
cette Allemagne n'aurait plus été le lieu de la césure européenne, mais au contraire
le pont entre les deux mondes, géré par un modèle politique alliant les meilleurs
atouts des deux systèmes, garantissant tout à la fois la liberté et la justice sociale.
A
un autre niveau, on a parfois appelé "troisième voie", les méthodes de
gestion économique allemandes qui, au sein même du libéralisme de marché, se
différenciaient des méthodes anglo-saxonnes. Celles-ci sont considérées comme trop
spéculatives dans leurs démarches, trop peu soucieuses des continuités sociales
structurées par les secteurs non marchands (médecine & sécurité sociale,
enseignement & université). Le libéralisme de marché doit donc être consolidé,
dans cette optique allemande des années 50 et 60, par un respect et un entretien des
"ordres concrets" de la société, pour devenir un
"ordo-libéralisme". Son fonctionnement sera optimal si les secteurs de la
sécurité sociale et de l'enseignement ne battent pas de l'aile, ne génèrent pas dans
la société des dysfonctionnements dus à une négligence de ces secteurs non marchands
par un pouvoir politique qui serait trop inféodé aux circuits bancaires et financiers.
L'économiste
français Michel Albert, dans un ouvrage célèbre, rapidement traduit dans toutes les
langues, intitulé Capitalisme contre capitalisme, oppose en fait cet
ordo-libéralisme au néo-libéralisme, en vogue depuis l'accession au pouvoir de Thatcher
en Grande-Bretagne et de Reagan aux Etats-Unis. Albert appelle l'ordo-libéralisme le
"modèle rhénan", qu'il définit comme un modèle rétif à la spéculation
boursière en tant que mode de maximisation du profit sans investissements structurels, et
comme un modèle soucieux de conserver des "structures" éducatives et un
appareil de sécurité sociale, soutenu par un réseau hospitalier solide. Albert,
ordo-libéral à la mode allemande, revalorise les secteurs non marchands, battus en
brèche depuis l'avènement du néo-libéralisme. La nouvelle droite française, qui
travaille davantage dans l'onirique, camouflé derrière l'adjectif "culturel",
n'a pas pris acte de cette distinction fondamentale opérée par Albert, dans un livre qui
a pourtant connu une diffusion gigantesque dans tous les pays d'Europe. Si elle avait dû
opter pour une stratégie économique, elle aurait embrayé sur la défense des structures
existantes (qui sont aussi des acquis culturels), de concert avec les gaullistes, les
socialistes et les écologistes qui souhaitaient une défense de celles-ci, et critiqué
les politiques qui laissaient la bride sur le cou aux tendances à la spéculation, à la
façon néo-libérale (et anglo-saxonne). Le néo-libéralisme déstructure les acquis non
marchands, acquis culturels pratiques, et toute nouvelle droite, préconisant le primat de
la culture, devrait se poser en défenderesse de ces secteurs non marchands. Vu la
médiocrité du personnel dirigeant de la ND parisienne, ce travail n'a pas été
entrepris. [Pour
en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, "Repères pour une histoire alternative de
l'économie", in: Orientations, n°5, 1984; 2) Thierry MUDRY,
"Friedrich List: une alternative au libéralisme", in: Orientations,
n°5, 1984; 3) Robert STEUCKERS, "Orientations générales pour une histoire
alternative de la pensée économique", in: Vouloir, n°83/86, 1991; 4)
Guillaume d'EREBE, "L'Ecole de la Régulation: une hétérodoxie féconde?", in:
Vouloir, n°83/86, 1991; 5) Robert STEUCKERS, L'ennemi américain,
Synergies, Forest, 1996/2ième éd. (avec des réflexions sur les idées de Michel
Albert); 6) Robert STEUCKERS, "Tony Blair et sa Troisième Voie
répressive et thérapeutique", in: Nouvelles de Synergies européennes,
n°44, 2000; 7) Aldo DI LELLO, "La Troisième Voie de Tony Blair: une
impase idéologique. Ou de l'impossibilité de repenser le Welfare State tout
en revenant au libéralisme", in: Nouvelles de Synergies eruopéennes,
n°44, 2000].
Perroux, Veblen, Schumpeter et les hétérodoxes
Par
ailleurs, la science économique en France opère, avec Albertini, Silem et Perroux, une
distinction entre "orthodoxie" et "hétérodoxie". Par
orthodoxies, au pluriel, elle entend les méthodes économiques appliquées par les
pouvoirs en Europe: 1) l'économie planifiée marxiste de facture soviétique, 2)
l'économie libre de marché, sans freins, à la mode anglo-saxonne (libéralisme pur, ou
libéralisme classique, dérivé d'Adam Smith et dont le néo-libéralisme actuel est un
avatar), 3) l'économie visant un certain mixte entre les deux premiers modes, économie
qui a été théorisée par Keynes au début du 20ième siècle et adoptée par la plupart
des gouvernements sociaux-démocrates (travaillistes britanniques, SPD allemande, SPÖ
autrichienne, socialistes scandinaves). Par hétérodoxie, la science politique française
entend toutes les théories économiques ne dérivant pas de principes purs, c'est-à-dire
d'une rationalité désincarnée, mais, au contraire, dérivent d'histoires politiques
particulières, réelles et concrètes. Les hétérodoxies, dans cette optique, sont les
héritières de la fameuse "école historique" allemande du 19ième siècle, de
l'institutionnalisme de Thorstein Veblen et des doctrines de Schumpeter. Les
hétérodoxies ne croient pas aux modèles universels, contrairement aux trois formes
d'orthodoxie dominantes. Elles pensent qu'il y a autant d'économies, de systèmes
économiques, qu'il y a d'histoires nationales ou locales. Avec Perroux, les
hétérodoxes, au-delà de leurs diversités et divergences particulières, pensent que
l'historicité des structures doit être respectée en tant que telle et que les
problèmes économiques doivent être résolus en respectant la dynamique propre de ces
structures.
Plus
récemment, la notion de "Troisième Voie" est revenue à l'ordre du jour avec
l'accession de Tony Blair au pouvoir en Grande-Bretagne, après une vingtaine d'années de
néo-libéralisme thatchérien. En apparence, dans les principes, Blair se rapproche des
troisièmes voies à l'allemande, mais, en réalité, tente de faire accepter les acquis
du néo-libéralisme à la classe ouvrière britannique. Sa "troisième voie"
est un placebo, un ensemble de mesures et d'expédients pour gommer les effets sociaux
désagréables du néo-libéralisme, mais ne va pas au fond des choses: elle est
simplement un glissement timide vers quelques positions keynésiennes, c'est-à-dire vers
une autre orthodoxie, auparavant pratiquée par les travaillistes mais proposée à
l'électorat avec un langage jadis plus ouvriériste et musclé. Blair aurait
effectivement lancé une troisième voie s'il avait axé sa politique vers une défense
plus en profondeur des secteurs non marchands de la société britanniques et vers des
formes de protectionnisme (qu'un keynésianisme plus musclé avait favorisées jadis, un
keynésianisme à tendances ordo-libérales voire ordo-socialistes ou ordo-travaillistes).
[Pour en savoir plus: Guillaume FAYE, "A la découverte de Thorstein Veblen",
in: Orientations, n°6, 1985].
Le
marxisme de facture soviétique a fait faillite partout, son poids est désormais nul,
même dans les pays qui ont connu l'économie planifiée. La seule nostalgie qui reste, et
qui apparaît au grand jour dans chaque discussion avec des ressortissants de ces pays,
c'est celle de l'excellence du système d'enseignement, capable de communiquer un corpus
classique, et les écoles de danse et de musique, expressions locales du Bolchoï, que
l'on retrouvait jusque dans les plus modestes villages. L'idéal serait de coupler un tel
réseau d'enseignement, imperméable à l'esprit de 68, à un système hétérodoxe
d'économie, laissant libre cours à une variété culturelle, sans le contrôle d'une
idéologie rigide, empêchant l'éclosion de la nouveauté, tant sur le plan culturel que
sur le plan économique.
Non.
Car justement les hétérodoxies, plurielles parce que répondant aux impératifs de
contextes autonomes, représentent ipso facto des réflexes organiques. Les théories et
les pratiques hétérodoxes jaillissent d'un humus organique au contraire des orthodoxies
élaborées en vase clos, en chambre, hors de tout contexte. Par sa défense des
structures dynamiques générées par les peuples et leurs institutions propres, et par sa
défense des secteurs non marchands et de la sécurité sociale, les hétérodoxies
impliquent d'office la solidarité entre les membres d'une communauté politique. La
troisième voie portée par les doctrines hétérodoxes est forcément une troisième voie
organique et solidariste. Le problème que vous semblez vouloir soulever ici, c'est que
bon nombre de groupes ou de groupuscules de droite ont utilisé à tort et à travers les
termes d'"organique" et de "solidariste", voire de
"communauté" sans jamais faire référence aux corpus complexes de la science
économique hétérodoxe. Pour la critique marxiste, par exemple, il était aisé de
traiter les militants de ces mouvements de farceurs ou d'escrocs, maniant des mots creux
sans significations réelle et concrète.
Participation et intéressement au temps de De Gaulle
L'exemple
concret et actuel auquel la nouvelle droite aurait pu se référer était l'ensemble des
tentatives de réforme dans la France de De Gaulle au cours des années 60, avec la
"participation" ouvrière dans les entreprises et l'"intéressement"
de ceux-ci aux bénéfices engrangés. Participation et intéressement sont les deux
piliers de la réforme gaullienne de l'économie libérale de marché. Cette réforme ne
va pas dans le sens d'une planification rigide de type soviétique, bien qu'elle ait
prévu un Bureau du Plan, mais dans le sens d'un ancrage de l'économie au sein d'une
population donnée, en l'occurrence la nation française. Parallèlement, cette
orientation de l'économie française vers la participation et l'intéressement se double
d'une réforme du système de représentation, où l'assemblée nationale i.
e. le parlement français devait être flanquée à terme d'un Sénat où
auraient siégé non seulement les représentants élus des partis politiques mais aussi
les représentants élus des associations professionnelles et les représentants des
régions, élus directement par la population sans le truchement de partis. De Gaulle
parlait en ce sens de Sénat des professions et des régions.
Pour
la petite histoire, cette réforme de De Gaulle n'a guère été prise en compte par les
droites françaises et par la nouvelle droite qui en est partiellement issue, car ces
droites s'étaient retrouvées dans le camp des partisans de l'Algérie française et ont
rejeté ensuite, de manière irrationnelle, toutes les émanations du pouvoir gaullien.
C'est sans nul doute ce qui explique l'absence totale de réflexion sur ces projets
sociaux gaulliens dans la littérature néo-droitiste. [Pour
en savoir plus: Ange SAMPIERU, "La participation: une idée neuve?", in: Orientations,
n°12, 1990-91].
Les
idées économiques en général, et les manuels d'introduction à l'histoire des
doctrines économiques, laissent peu de place aux filons hétérodoxes. Ces
manuels, que l'on impose aux étudiants dans leurs premières années et qui sont
destinés à leur donner une sorte de fil d'Ariane pour s'y retrouver dans la succession
des idées économiques, n'abordent quasiment plus les théories de l'école historique
allemande et leurs nombreux avatars en Allemagne et ailleurs (en Belgique: Emile de
Laveleye, à la fin du 19ième siècle, exposant et vulgarisateur génial des thèses de
l'école historique allemande). A la notable exception des manuels d'Albertini et Silem,
déjà cités. Une prise en compte des chapitres consacrés aux hétérodoxies vous
apporterait la précision que vous réclamez dans votre question. De Sismondi à List, et
de Rodbertus à Schumpeter, une autre vision de l'économie se dégage, qui met l'accent
sur le contexte et accepte la variété infinie des modes de pratiquer l'économie
politique. Ces doctrines ne rejettent pas tant le libéralisme, puisque certains de ces
exposants se qualifient eux-mêmes de "libéraux", que le refus de prendre acte
des différences contextuelles et circonstancielles où l'économie politique est appelée
à se concrétiser. Le "libéralisme" pur, rejeté par les révolutionnaires
conservateurs, est un universalisme. Il croit qu'il peut s'appliquer partout dans le monde
sans tenir compte des facteurs variables du climat, de la population, de l'histoire de
cette population, des types de culture qui y sont traditionnellement pratiqués, etc.
Cette illusion universaliste est partagée par les deux autres piliers
(marxiste-soviétique et keynésien-social-démocrate) de l'orthodoxie économique. Les
illusions universalistes de l'orthodoxie ont notamment conduit à la négligence des
cultures vivrières dans le tiers monde, à la multiplication des monocultures (qui
épuisent les sols et ne couvrent pas l'ensemble des besoins alimentaires et vitaux d'une
population) et, ipso facto, aux famines, dont celles du Sahel et de l'Ethiopie restent
ancrées dans les mémoires. Dans le corpus de la ND, l'intérêt pour le contexte en
économie s'est traduit par une série d'études sur les travaux du MAUSS (Mouvement
Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), dont les figures de proue, étiquetées de
"gauche", ont exploré un éventail de problématiques intéressantes,
approfondit la notion de "don" (c'est-à-dire des formes d'économie
traditionnelle non basée sur l'axiomatique de l'intérêt et du profit). Les
moteurs de cet institut sont notamment Serge Latouche et Alain Caillé. Dans
le cadre de la ND, ce sera surtout Charles Champetier qui s'occupera de ces thématiques.
Avec un incontestable brio. Cependant, à rebours de ces félicitations qu'on doit lui
accorder pour son travail d'exploration, il faut dire qu'une transposition pure et simple
du corpus du MAUSS dans celui de la ND était impossible dans la mesure, justement, où la
ND n'avait rien préparé de bien précis sur les approches contextualistes en économie,
tant celles des doctrines classées à droite que celles classées à gauche. Notamment
aucune étude documentaire, visant à réinjecter dans le débat les démarches
historiques (donc contextualistes), n'a été faite sur les écoles historiques allemandes
et leurs avatars, véritable volet économique d'une révolution conservatrice, qui ne se
limite pas, évidemment, à l'espace-temps qui va de 1918 à 1932 (auquel Armin Mohler,
pour ne pas sombrer dans une exhaustivité non maîtrisable, avait dû se limiter). Les
racines de la révolution conservatrice remontent au romantisme allemand, dans la mesure
où il fut une réaction contre le "géométrisme" universaliste des Lumières
et de la révolution française: elle englobe par ailleurs tous les travaux des
philologues du 19ième siècle qui ont approfondi nos connaissances sur l'antiquité et
les mondes dits "barbares" (soit la périphérie persane, germanique, dace et
maure de l'empire romain chez un Franz Altheim), l'école historique en économie et les
sociologies qui y sont apparentées, la révolution esthétique amorcée par les
pré-raphaëlites anglais, par John Ruskin, par le mouvement Arts & Crafts en
Angleterre, par les travaux de Pernerstorfer en Autriche, par l'architecture de Horta et
les mobiliers de Van de Velde en Belgique, etc. L'erreur des journalistes parisiens qui
ont parlé à tort et à travers de la "révolution conservatrice", sans avoir
de culture germanique véritable, sans partager véritablement les ressorts de l'âme
nord-européenne (ni d'ailleurs ceux de l'âme ibérique ou italienne), est d'avoir
réduit cette révolution aux expressions qu'elle a prises uniquement en Allemagne dans
les années tragiques, dures et éprouvantes d'après 1918. En ce sens la ND a manqué de
profondeur culturelle et temporelle, n'a pas eu l'épaisseur suffisante pour s'imposer
magistralement à l'inculture dominante. [Pour en savoir plus: Charles CHAMPETIER,
"Alain Caillé et le MAUSS: critique de la raison utilitaire", in: Vouloir,
n°65/67, 1990].
Pour revenir plus directement aux questions économiques, disons qu'une révolution
conservatrice, est révolutionnaire dans la mesure où elle vise à abattre les modèles
universalistes calqués sur le géométrisme révolutionnaire (selon l'expression de
Gusdorf), et conservatrice dans la mesure où elle vise un retour aux contextes, à
l'histoire qui les a fait émerger et les a dynamisés. De même dans le domaine de
l'urbanisme, toute révolution conservatrice vise à gommer les laideurs de
l'industrialisme (projet des pré-raphaëlites anglais et de leurs élèves autrichiens
autour de Pernerstorfer) ou du modernisme géométrique, pour renouer avec des traditions
du passé (Arts & Crafts) ou pour faire éclore de nouvelles formes inédites
(MacIntosh, Horta, Van de Velde).
Le
contexte, où se déploie une économie, n'est pas un contexte exclusivement déterminé
par l'économie, mais par une quantité d'autres facteurs. D'où la critique
néo-droitiste de l'économisme, ou du "tout-économique". Cette critique n'a
malheureusement pas souligné la parenté philosophique des démarches non économiques
(artistiques, culturelles, littéraires) avec la démarche économique de l'école
historique.
Nous
n'accordons pas moins d'attention au travail culturel. Nous en accordons tout autant. Mais
nous accordons effectivement, comme vous l'avez remarqué, une attention plus soutenue aux
événements du monde. Deux semaines avant de mourir, le leader spirituel des
indépendantistes bretons, Olier Mordrel, qui suivait nos travaux, m'a téléphoné,
sachant que sa mort était proche, pour faire le point, pour entendre une dernière fois
la voix de ceux dont il se sentait proche intellectuellement, mais sans souffler le
moindre mot sur son état de santé, car, pour lui, il n'était pas de mise de se plaindre
ou de se faire plaindre. Il m'a dit: "Ce qui rend vos revues indispensables, c'est le
recours constant au vécu". J'ai été très flatté de cet hommage d'un
aîné, qui était pourtant bien avare de louanges et de flatteries. Votre
question indique que vous avez sans doute perçu, à seize ans de distance et par les
lectures relatives au thème de votre mémoire, le même état de choses qu'Olier Mordrel,
à la veille de son trépas. Le jugement d'Olier Mordrel me paraît d'autant plus
intéressant, rétrospectivement, qu'il est un témoin privilégié: revenu de son long
exil argentin et espagnol, il apprend à connaître assez tôt la nouvelle droite, juste
avant qu'elle ne soit placée sous les feux de rampe des médias. Il vit ensuite son
apogée et le début de son déclin. Et il attribuait ce déclin à une incapacité
d'appréhender le réel, le vivant et les dynamiques à l'¦uvre dans nos sociétés et
dans l'histoire.
Le recours à Heidegger
Cette
volonté de l'appréhender, ou, pour parler comme Heidegger, de l'arraisonner pour opérer
le dévoilement de l'Etre et sortir ainsi du nihilisme (de l'oubli de l'Etre), implique
toute à la fois de recenser inlassablement les faits de monde présents et passés (mais
qui, potentiellement, en dépit de leur sommeil momentané, peuvent toujours revenir à
l'avant-plan), mais aussi de les solliciter de mille et une manières nouvelles pour faire
éclore de nouvelles constellations idéologiques et politiques, et de les mobiliser et de
les instrumentaliser pour détruire et effacer les pesanteurs issues des géométrismes
institutionnalisés. Notre démarche procède clairement d'une volonté de concrétiser
les visions philosophiques de Heidegger, dont la langue, trop complexe, n'a pas encore
généré d'idéologie et de praxis révolutionnaires (et conservatrices!). [Pour
en savoir plus: Robert STEUCKERS, "La philosophie de l'argent et la philosophie de la
Vie chez Georg Simmel (1858-1918)", in: Vouloir, n°11, 1999].
Je
perçois dans votre question une vision un peu trop mécanique de la trajectoire
idéologique qui va de la ré-vo-lution conservatrice et de ses filons
nationaux-révolutionnaires (du temps de Weimar) à l'actuelle démarche de
"Synergies Européennes". Vous semblez percevoir dans notre mouvance une
transposition pure et simple du cor-pus national-révolutionnaire de Weimar dans notre
époque. Une
telle transposition serait un anachronisme, donc une sottise. Toutefois, dans ce corpus,
les idées de Niekisch sont intéressantes à analyser, de même que son itinéraire
personnel et ses mémoires. Cependant, le texte le plus intéressant de cette mouvance
reste celui co-signé par les frères Jünger, Ernst et surtout Friedrich-Georg, et
intitulé Aufstieg des Nationalismus. Pour les frères Jünger, dans cet ouvrage et
dans d'autres articles ou courriers importants de l'époque, le "nationalisme"
est synonyme de "particularité" ou d'"originalité", particularité
et originalité qui doivent rester telles, ne pas se laisser oblitérer par un schéma
universaliste ou par une phraséologie creuse que ses utilisateurs prétendent
pro-gressiste ou supérieure, valable en tout temps et en tout lieu, discours destiné à
remplacer toutes les lan-gues et toutes les poésies, toutes les épopées et toutes les
histoires. Poète, Friedrich-Georg Jünger, dans ce texte-manifeste des
nationaux-révolutionnaires des années de Weimar, oppose les traits rectilignes, les
géomé-tries rigides, propres de la phraséologie libérale-positiviste, aux sinuosités,
aux méandres, aux labyrinthes et aux tracés serpentants du donné naturel, organique. En
ce sens, il préfigure la pensée d'un Gilles Deleuze, avec son rhizome s'insinuant
partout dans le plan territorial, dans l'espace, qu'est la Terre. De même, l'hostilité
du "nationalisme", tel que le concevaient les frères Jünger, aux formes mortes
et pétrifiées de la société libérale et industrielle ne peut se comprendre que
parallèlement aux critiques analogues de Heidegger et de Simmel.
Dans
la plupart des cas, les cercles actuels, dits nationaux-révolutionnaires, souvent
dirigés par de faux savants (très prétentieux), de grandes gueules insipides ou des
frustrés qui cherchent une manière inhabituelle de se faire valoir, se sont
effectivement borné à reproduire, comme des chromos, les phraséologies de l'ère de
Wei-mar. C'est
à la fois une insuffisance et une pitrerie. Ce discours doit être instrumentalisé,
utilisé comme maté-riau, mais de concert avec des matériaux philosophiques ou
sociologiques plus scientifiques, plus communé-ment admis dans les institutions
scientifiques, et confrontés évidemment avec la réalité mouvante, avec l'ac-tua-lité
en marche. Les
petites cliques de faux savants et de frustrés atteints de führerite aigüe ont
évidem-ment été incapables de parfaire un tel travail.
Au-delà
de Aufstieg des Nationalismus
Ensuite,
il me semble impossible, aujourd'hui, de renouer de manière a-critique avec les idées
contenues dans Aufstieg des Nationalismus et dans les multiples revues du temps de
la République de Weimar (Die Kommenden, Widerstand d'Ernst Niekisch, Der
Aufbruch, Die Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Der Anmarsch, Die deutsche Freiheit, Der
deutsche Sozialist, Entscheidung de Niekisch, Der Firn, également de Niekisch,
Junge Politik, Politische Post, Das Reich de Friedrich Hielscher, Die
sozialistische Nation de Karl Otto Paetel, Der Vorkämpfer, Der Wehrwolf,
etc.). Quand je dis "a-critique", je ne veux pas dire qu'il faut soumettre ce
corpus doctrinal à une critique dissolvante, qu'il faut le rejeter irrationnellement
comme immoral ou anachronique, comme le font ceux qui tentent de virer leur cuti ou de se
dédouaner. Je veux dire qu'il faut le relire attentivement mais en tenant bien compte des
diverses évolutions ultérieures de leurs auteurs et des dynamiques qu'ils ont suscitées
dans d'autres champs que celui, réduit, du nationalisme révolutionnaire. Exemple:
Friedrich Georg Jünger édite en 1949 la version finale de son ouvrage Die Perfektion
der Technik, qui jette les fondements de toute la pensée écologique allemande
de notre après-guerre, du moins dans ses aspects non politiciens qui, en tant que tels,
et par là-même, sont galvaudés et stupidement caricaturaux. Plus
tard, Friedrich Georg lance une revue de réflexion écologique, Scheidewege, qui
continue à paraître après sa mort, survenue en 1977. Il faut donc relire Aufstieg
des Nationalismus à la lumière de ces publications ultérieures et coupler le
message national-révolutionnaire et soldatique des années 20, où pointaient déjà des
intuitions écologiques, aux corpus biologisants, écologiques, organiques commentés en
long et en large dans les colonnes de Scheidewege. En 1958, Ernst Jünger fonde
avec Mircea Eliade et avec le concours de Julius Evola et du traditionaliste allemand
Leopold Ziegler la revue Antaios, dont l'objectif est d'immerger ses lecteurs dans
les grandes traditions religieuses du monde. Ensuite, Martin Meyer a étudié l'¦uvre
d'Ernst Jünger dans tous ses aspects et montré clairement les liens qui unissent cette
pensée, qui couvre un siècle tout entier, à quantité d'autres mondes intellectuels,
tels le surréalisme, toujours oublié par les nationaux-révolutionnaires de Nantes ou
d'ailleurs et par les néo-droitistes parisiens qui se prennent pour des oracles
infaillibles, mais qui ne savent finalement pas grand chose, quand on prend la peine de
gratter un peu... Par
coquetterie parisienne, on tente de se donner un look allemand, un look "casque à
boulons", qui sied à tous ces zigomars comme un chapeau melon londonien à un
Orang-Outan... Meyer
rappelle ainsi l'¦uvre picturale de Kubin, le rapport étroit entre Jünger et Walter
Benjamin, la distance esthétique et la désinvolture qui lient Jünger aux dandies, aux
esthètes et à bon nombre de romantiques, l'influence de Léon Bloy sur cet écrivain
allemand mort à 102 ans, l'apport de Carl Schmitt dans ses démarches, le dialogue
capital avec Heidegger amorcé dans le deuxième après-guerre, l'impact de la philosophie
de la nature de Gustav Theodor Fechner, etc. En
France, les nationaux-révolutionnaires et les néo-droitistes anachroniques et
caricaturaux devraient tout de même se rappeler la proximité de Drieu La Rochelle avec
les surréalistes de Breton, notamment quand Drieu participait au fameux "Procès
Barrès" mis en scène à Paris pendant la première guerre mondiale. La
transposition a-critique du discours national-révolutionnaire allemand des années 20
dans la réalité d'aujourd'hui est un expédiant maladroit, souvent ridicule, qui ignore
délibérément l'ampleur incalculable de la trajectoire post-nationale-révolutionnaire
des frères Jünger, des mondes qu'ils ont abordés, travaillés, intériorisés. La même
remarque vaut notamment pour la mauvaise réception de Julius Evola, sollicité de
manière tout aussi maladroite et cari-caturale par ces nervis pseudo-activistes, ces
sectataires du satano-sodomisme saturnaliste basé à l'em-bou-chu-re de la Loire ou ces
métapolitologues pataphysiques et porno-vidéomanes, qui ne débouchent généralement
que dans le solipsisme, la pantalonnade ou la parodie.
[Pour
en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, "L'itinéraire philosophique et poétique de
Friedrich-Georg Jünger", in: Vouloir, n°45/46, 1988; 2) Robert
STEUCKERS, Friedrich-Georg Jünger, Synergies, Forest, 1996].
L'attention
que nous portons à la Russie procède d'une analyse géopolitique de l'histoire
européenne. La première intuition qui a mobilisé nos efforts depuis près d'un quart de
siècle, c'est que l'Europe, dans laquelle nous étions nés, celle de la division
sanctionnée par les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam, était invivable,
condamnait nos peuples à sortir de l'histoire, à vivre une stagnation historique,
économique et politique, ce qui, à terme, signifie la mort. Bloquer l'Europe à hauteur
de la frontière entre l'Autriche et la Hongrie, couper l'Elbe à hauteur de Wittenberge
et priver Hambourg de son hinterland brandebourgeois, saxon et bohémien, sont autant de
stratégies d'étranglement. Le Rideau de Fer coupait l'Europe industrielle de territoires
complémentaires et de cette Russie, qui, à la fin du XIXième siècle, devenait le
fournisseur de matières premières de l'Europe, la prolongation vers le Pacifique de son
territoire, le glacis indispensable verrouillant le territoire de l'Europe contre les
assauts des peuples de la steppe qu'elle avait subis jusqu'au XVIième siècle. La
propagande anglaise décrivait le Tsar comme un monstre en 1905 lors de la guerre
russo-japonaise, favorisait les menées séditieuses en Russie, afin de freiner cette
synergie euro-russe d'avant le communisme. Le communisme, financé par des banquiers
new-yorkais, tout comme la flotte japonaise en 1905, a servi à créer le chaos en Russie
et à empêcher des relations économiques optimales entre l'Europe et l'espace
russo-sibérien. Exactement comme la révolution française, appuyé par Londres (cf.
Olivier Blanc, Les hommes de Londres, Albin Michel), a ruiné la France, a
annihilé tous ses efforts pour se constituer une flotte atlantique et se tourner vers le
large plutôt que vers nos propres territoires, a fait des masses de conscrits français
(et nord-africains) une chaire à canon pour la City, pendant la guerre de Crimée, en
1914-1918 et en 1940-45. Une France tournée vers le large, comme le voulait d'ailleurs
Louis XVI, aurait engrangé d'immenses bénéfices, aurait assuré une présence solide
dans le Nouveau Monde et en Afrique dès le XVIIIième siècle, n'aurait probablement pas
perdu ses comptoirs indiens. Une France tournée vers la ligne bleue des Vosges a
provoqué sa propre implosion démographique, s'est suicidée biologiquement. Le ver
était dans le fruit: après la perte du Canada en 1763, une maîtresse hissée au rang de
marquise a dit: "Bah! Que nous importent ces quelques arpents de neige" et
"après nous, le déluge". Grande clairvoyance politique! Qu'on peut comparer à
celle d'un métapolitologue du 11ième arrondissement, qui prend de haut les quelques
réflexions de Guillaume Faye sur l'Eurosibérie! En même temps, cette
monarchie française sur le déclin s'accrochait à notre Lorraine impé-ria-le,
l'ar-ra-chait à sa famille impériale naturelle, scandale auquel le gouverneur des
Pays-Bas autrichiens, Charles de Lor-rai-ne n'a pas eu le temps de remédier; Grand
Maître de l'Ordre Teutonique, il voulait financer sa re-con-quê-te en pa-yant de sa
propre cassette une armée bien entraînée et bien équipée de 70.000 hommes, triés sur
le volet. Sa mort a mis un terme à ce projet. Cela a empêché les armées européennes
de disposer du glacis lor-rain pour venir mettre un terme, quelques années plus tard, à
la comédie révolutionnaire qui ensanglantait Pa-ris et allait commettre le génocide
vendéen. Pour le grand bénéfice des services de Pitt!
Dans
l'état actuel de nos recherches, nous constatons d'abord que le projet de reforger une
alliance euro-russe indéfectible n'est pas une anomalie, une lubie ou une idée
originale. C'est
tout le contraire! C'est le souci im-pé-rial récurrent depuis Charlemagne et Othon I!
Quarante ans de Guerre Froide, de division Est-Ouest et d'abru-tis-sement médiatique
téléguidé depuis les Etats-Unis ont fait oublier à deux ou trois générations
d'Européens les ressorts de leur histoire.
Le
limes romain sur le Danube
Ensuite,
nos lectures nous ont amenés à constater que l'Europe, dès l'époque carolingienne,
s'est voulue l'hé-ri-tiè-re de l'Empire romain et a aspiré à restituer celui-ci tout
le long de l'ancien limes danubien. Rome
avait con-trô-lé le Danube de sa source à son embouchure dans la Mer Noire, en
déployant une flotte fluviale im-por-tante, rigoureusement organisée, en construisant
des ouvrages d'art, dont des ponts de dimensions colossales pour l'époque (avec piliers
de 45 m de hauteur dans le lit du fleuve), en améliorant la technique des ponts de
bateaux pour les traversées offensives de ses légions, en concentrant dans la trouée de
Pannonie plusieurs légions fort aguerries et disposant d'un matériel de pointe, de même
que dans la province de Scythie, correspondant à la Dobroudja au sud du delta du Danube.
L'objectif était de contenir les invasions venues des steppes surtout au niveau des deux
points de passage sans relief important que sont justement la plaine hongroise (la
"puszta") et cette Dobroudja, à la charnière de la Roumanie et de la Bulgarie
actuelles. Un empire ne pouvait éclore en Europe, dans l'antiquité et au hait moyen
âge, si ces points de passage n'étaient pas verrouillés pour les peuples non européens
de la steppe. Ensuite, dans le cadre de la Sainte-Alliance du Prince Eugène (cf. infra),
il fallait les dégager de l'emprise turque ottomane, irruption étrangère à
l'européité, venue du Sud-Est. Après les études de l'Américain Edward Luttwak sur la
stratégie militaire de l'Empire romain, on constate que celui-ci n'é-tait pas seulement
un empire circum-méditerranéen, centré autour de la Mare Nostrum, mais aussi un
em-pi-re danubien, voire rhéno-danubien, avec un fleuve traversant toute l'Europe, où
sillonnait non seulement une flot-te militaire, mais aussi une flotte civile et marchande,
permettant les échanges avec les tribus germa-ni-ques, daces ou slaves du Nord de
l'Europe. L'arrivée des Huns dans la trouée de Pannonie bouleverse cet ordre du monde
antique. L'étrangeté des Huns ne permet pas de les transformer en Foederati comme
les peuples germaniques ou daces.
Les
Carolingiens voudront restaurer la libre circulation sur le Danube en avançant leurs
pions en direction de la Pannonie occupée par les Avars, puis par les Magyars.
Charlemagne commence à faire creuser le canal Rhin-Danube que l'on nommera la Fossa
Carolina. On pense qu'elle a été utilisée, pendant un très bref laps de temps,
pour acheminer troupes et matériels vers le Noricum et la Pannonie. Charlemagne, en
dépit de ses liens privilégiés avec la Papauté romaine, souhaitait ardemment la
reconnaissance du Basileus byzantin et envisageait même de lui donner la main d'une de
ses filles. Aix-la-Chapelle, capitale de l'Empire germanique, est construite comme un
calque de Byzance, titulaire légitime de la dignité impériale. Le projet de mariage
échoue, sans raison apparente autre que l'attachement personnel de Charlemagne à ses
filles, qu'il désirait garder près de lui, en en faisant les maîtresses des grands
abbés carolingiens, sans la moindre pudibonderie. Cet
attachement paternel n'a donc pas permis de sceller une alliance dynastique entre l'Empire
germanique d'Occident et l'Empire romain d'Orient. L'ère carolingienne s'est finalement
soldée par un échec, à cause d'une constellation de puissances qui lui a été
néfaste: les rois francs, puis les Carolingiens (et avant eux, les Pippinides), se feront
les alliés, parfois inconditionnels, du Pape romain, ennemis du christianisme
irlando-écossais, qui missionne l'Allemagne du Sud danubienne, et de Byzance, héritière
légale de l'impérialité romaine. La
papauté va vouloir utiliser les énergies germaniques et franques contre Byzance, sans
autre but que d'asseoir sa seule suprématie. Alors qu'il aurait fallu continuer l'¦uvre
de pénétration pacifique des Irlando-Ecossais vers l'Est danubien, à partir de Bregenz
et de Salzbourg, favoriser la transition pacifique du paganisme au christianisme irlandais
au lieu d'accorder un blanc seing à des zélotes à la solde de Rome comme Boniface,
parce que la variante irlando-écossaise du christianisme ne s'opposait pas à
l'orthodoxie byzantine et qu'un modus vivendi aurait pu s'établir ainsi de l'Irlande au
Caucase. Cette synthèse aurait permis une organisation optimale du continent européen,
qui aurait rendu impossible le retour des peuples mongols et les invasions turques des
10ième et 11ième siècles. Ensuite, la reconquista de l'Espagne aurait été
avancée de six siècles! [Pour en savoir plus: Robert STEUCKERS, "Mystères
pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne", in: Nouvelles
de Synergies européennes, n°39, 1999].
Après
Lechfeld en 955, l'organisation de la trouée pannonienne
Ces
réflexions sur l'échec des Carolingiens, exemplifié par la bigoterie stérile et
criminelle de son descendant Louis le Pieux, démontre qu'il n'y a pas de bloc
civilisationnel européen cohérent sans une maîtrise et une organisation du territoire
de l'embouchure du Rhin à la Mer Noire. D'ailleurs, fait absolument significatif, Othon I
reçoit la dignité impériale après la bataille de Lechfeld en 955, qui permet de
reprendre pied en Pannonie, après l'élimination des partisans du khan magyar Horka
Bulcsu, et l'avènement des Arpads, qui promettent de verrouiller la trouée pannonienne
comme l'avaient fait les légions romaines au temps de la gloire de l'Urbs. Grâce à
l'armée germanique de l'Empereur Othon I et la fidélité des Hongrois à la promesse des
Arpads, le Danube redevient soit germano-romain soit byzantin (à l'Est des
"cataractes" de la Porte de Fer). Si la Pannonie n'est plus une voie de passage
pour les nomades d'Asie qui peuvent disloquer toute organisation politique continentale en
Europe, ipso facto, l'impérialité est géographiquement restaurée.
Othon
I, époux d'Adelaïde, héritière du royaume lombard d'Italie, entend réorganiser
l'Empire en assurant sa mainmise sur la péninsule italique et en négociant avec les
Byzantins, en dépit des réticences papales. En
967, douze ans après Lechfeld, cinq ans après son couronnement, Othon reçoit une
ambassade du Basileus byzantin Nicéphore Phocas et propose une alliance conjointe contre
les Sarrasins. Elle se réalisera tacitement avec le successeur de Nicéphore Phocas, plus
souple et plus clairvoyant, Ioannes Tzimisces, qui autorise la Princesse byzantine
Théophane à épouser le fils d'Othon I, le futur Othon II en 972. Othon
II ne sera pas à la hauteur, essuyant une défaite terrible en Calabre en 983 face aux
Sarrasins. Othon III, fils de Théophane, qui devient régente en attendant sa majorité,
ne parviendra pas à consolider son double héritage, germanique et byzantin.
Le
règne ultérieur d'un Konrad II sera exemplaire à ce titre. Cet empereur salien vit en
bonne intelligence avec Byzance, dont les territoires à l'Est de l'Anatolie commencent à
être dangereusement harcelés par les raids seldjoukides et les rezzou arabes.
L'héritage othonien en Pannonie et en Italie ainsi que la paix avec Byzance permettent
une véritable renaissance en Europe, confortée par un essor économique remarquable.
Grâce à la victoire d'Othon I et à l'inclusion de la Pannonie des Arpad dans la
dynamique impériale européenne, l'économie de notre continent entre dans une phase
d'essor, la croissance démographique se poursuit (de l'an 1000 à 1150 la population
augmente de 40%), le défrichage des forêts bat son plein, l'Europe s'affirme
progressivement sur les rives septentrionales de la Méditerranée et les cités
italiennes amorcent leur formidable processus d'épanouissement, les villes rhénanes
deviennent des métropoles importantes (Cologne, Mayence, Worms avec sa superbe
cathédrale romane).
Cet essor et le règne paisible mais fort de Konrad II démontrent que l'Europe ne peut
connaître la prospérité économique et l'épanouissement culturel que si l'espace entre
la Moravie et l'Adriatique est sécurisé. Dans tous les cas contraires, c'est le déclin
et le marasme. Leçon historique cardinale qu'ont retenue les fossoyeurs de l'Europe: à
Versailles en 1919, ils veulent morceler le cours du Danube en autant d'Etats antagonistes
que possible; en 1945, ils veulent établir une césure sur le Danube à hauteur de
l'antique frontière entre le Noricum et la Pannonie; entre 1989 et 2000, ils veulent
installer une zone de troubles permanents dans le Sud-Est européen afin d'éviter la
soudure Est-Ouest et inventent l'idée d'un fossé civilisationnel insurmontable entre un
Occident protestant-catholique et un Orient orthodoxe-byzantin (cf. les thèses de Samuel
Huntington).
Au Moyen Age, c'est la Rome papale qui va torpiller cet essor en contestant le pouvoir
temporel des Empereurs germaniques et en affaiblissant de la sorte l'édifice européen
tout entier, privé d'un bras séculier puissant et bien articulé. Le souhait des
empereurs était de coopérer dans l'harmonie et la réciprocité avec Byzance, pour
restaurer l'unité stratégique de l'Empire romain avant la césure Occident/Orient. Mais
Rome est l'ennemie de Byzance, avant même d'être l'ennemie des Musulmans. A l'alliance
tacite, mais très mal articulée, entre l'Empereur germanique et le Basileus byzantin, la
Papauté opposera l'alliance entre le Saint-Siège, le royaume normand de Sicile et les
rois de France, alliance qui appuie aussi tous les mouvements séditieux et les intérêts
sectoriels et bassement matériels en Europe, pourvu qu'ils sabotent les projets
impériaux.
Le
rêve italien des Empereurs germaniques
Le
rêve italien des Empereurs, d'Othon III à Frédéric II de Hohenstaufen, vise à unir
sous une même autorité suprême les deux grandes voies de communication aquatiques en
Europe: le Danube au centre des terres et la Méditerranée, à la charnière des trois
continents. A rebours des interprétations nationales-socialistes ou folcistes
("völkisch") de Kurt Breysig et d'Adolf Hitler lui-même, qui n'ont eu de cesse
de critiquer l'orientation italienne des Empereurs germaniques du Haut Moyen Age, force
est de constater que l'espace entre Budapest (l'antique Aquincum des Romains) et Trieste
sur l'Adriatique, avec, pour prolongement, la péninsule italienne et la Sicile,
permettent, si ces territoires sont unis par une même volonté politique, de maîtriser
le continent et de faire face à toutes les invasions extérieures: celles des nomades de
la steppe et du désert arabique. Les Papes contesteront aux Empereurs le droit de gérer
pour le bien commun du continent les affaires italiennes et siciliennes, qu'ils
considéraient comme des apanages personnels, soustraits à toute logique continentale,
politique et stratégique: en agissant de la sorte, et avec le concours des Normands de
Sicile, ils ont affaibli leur ennemie, Byzance, mais, en même temps, l'Europe toute
entière, qui n'a pas pu reprendre pied en Afrique du Nord, ni libérer la péninsule
ibérique plus tôt, ni défendre l'Anatolie contre les Seldjoukides, ni aider la Russie
qui faisait face aux invasions mongoles. La situation exigeait la fédération de toutes
les forces dans un projet commun.
Par
les menées séditieuses des Papes, des rois de France, des émeutiers lombards, des
féodaux sans scrupules, notre continent n'a pas pu être "membré" de la
Baltique à l'Adriatique, du Danemark à la Sicile (comme l'avait également voulu un
autre esprit clairvoyant du XIIIième siècle, le Roi de Bohème Ottokar II Premysl).
L'Europe était dès lors incapable de parfaire de grands desseins en Méditerranée
(d'où la lenteur de la reconquista, laissée aux seuls peuples hispaniques, et
l'échec des croisades). Elle était fragilisée sur son flanc oriental et a failli,
après les désastres de Liegnitz et de Mohi en 1241, être complètement conquise par les
Mongols. Cette fragilité, qui aurait pu lui être fatale, est le résultat de
l'affaiblissement de l'institution impériale à cause des manigances papales.
De
la nécessaire alliance des deux impérialités européennes
En
1389, les Serbes s'effondrent devant les Turcs lors de la fameuse bataille du Champs des
Merles, prélude dramatique à la chute définitive de Constantinople en 1453. L'Europe
est alors acculée, le dos à l'Atlantique et à l'Arctique. La seule réaction sur le
continent vient de Russie, pays qui hérite ainsi ipso facto de l'impérialité byzantine
à partir du moment où celle-ci cesse d'exister. Moscou devient donc la "Troisième
Rome"; elle hérite de Byzance la titulature de l'impérialité orientale. Il y avait
deux empires en Europe, l'Empire romain d'Occi-dent et l'Empire romain d'Orient; il y en a
toujours deux malgré la chute de Constantinople: le Saint-Empire ro-main germanique et
l'Empire russe. Ce dernier passe directement à l'offensive, grignote les terres conquises
par les Mongols, détruit les royaumes tatars de la Volga, pousse vers la Caspienne. Par
conséquent, tradition et géo-politique obligent: l'alliance voulue par les empereurs
germaniques depuis Charlemagne entre Aix-la-Cha-pel-le et Byzance, doit être poursuivie
mais, dorénavant, par une alliance impériale germano-russe. L'Empereur d'Oc-cident
(germanique) et l'Empereur d'Orient (russe) doivent agir de concert pour repousser les
ennemis de l'Eu-rope (espace stratégique à deux têtes comme l'est l'aigle bicéphale)
et dégager nos terres de l'encerclement ot-toman et musulman, avec l'appui des rois
locaux: rois d'Espagne, de Hongrie, etc. Telle
est la raison his-to-ri-que, métaphysique et géopolitique de toute alliance
germano-russe.
Cette
alliance fonctionnera, en dépit de la trahison française. La France était hostile à
Byzance pour le compte des Papes anti-impériaux de Rome. Elle participera à la
destruction des glacis de l'Empire à l'Ouest et s'alliera aux Turcs contre le reste de
l'Europe. D'où les contradictions insolubles des "nationalistes" français:
simultanément, ils se réclament de Charles Martel (un Austrasien de nos pays d'entre
Meuse et Rhin, appelé au secours d'une Neustrie et d'une Aquitaine mal organisées,
décadentes et en proie à toutes sortes de dissensions, qui n'avaient pas su faire
face à l'invasion arabe) mais ces mêmes nationalistes français avalisent les crimes de
trahison des rois, cardinaux et ministres félons: François I, Henri II, Richelieu, Louis
XIV, Turenne, voire des séides de la Révolution, comme si, justement, Charles Martel
l'Austrasien n'avait jamais existé!
L'Alliance
austro-russe fonctionne avec la Sainte-Alliance mise sur pied par Eugène de Savoie à la
fin du XVIIième siècle, qui repousse les Ottomans sur toutes les frontières, de la
Bosnie au Caucase. L'intention géopolitique est de consolider la trouée pannonienne, de
maître en service une flotte fluviale danubienne, d'organiser une défense en profondeur
de la frontière par des unités de paysans-soldats croates, serbes, roumains, appuyés
par des colons allemands et lorrains, de libérer les Balkans et, en Russie, de reprendre
la Crimée et de contrôler les côtes septentrionales de la Mer Noire, afin d'élargir
l'espace européen à son territoire pontique au complet. Au XVIIIième siècle, Leibniz
réitère cette nécessité d'inclure la Russie dans une grande alliance européenne
contre la poussée ottomane. Plus tard, la Sainte-Alliance de 1815 et la Pentarchie du
début du XIXième siècle prolongeront cette même logique. L'alliance des trois
empereurs de Bismarck et la politique de concertation avec Saint-Pétersbourg, qu'il n'a
cessé de pratiquer, sont des applications modernes du v¦u de Charlemagne (non réalisé)
et d'Othon I, véritable fondateur de l'Europe. Dès
que ces alliances n'ont plus fonctionné, l'Europe est entrée dans une nouvelle phase de
déclin, au profit, notamment, des Etats-Unis. Le
Traité de Versailles de 1919 vise la neutralisation de l'Allemagne et son pendant, le
Traité du Trianon, sanctionne le morcellement de la Hongrie, privée de son extension
dans les Tatras (la Slovaquie) et de son union avec la Croatie créée par le roi
Tomislav, union instaurée plus tard par la Pacta Conventa en 1102, sous la
direction du roi hongrois Koloman Könyves ("Celui qui aimait les livres jusqu'à la
folie"). Versailles détruit ce que les Romains avaient uni, restaure ce que les
troubles des siècles sombres avaient imposé au continent, détruit l'¦uvre de la
Couronne de Saint-Etienne qui avait harmonieusement restauré l'ordre romain tout en
respectant la spécificité croate et dalmate. Versailles a surtout été un crime contre
l'Europe parce que cette nécessaire harmonie hungaro-croate en cette zone géographique
clef a été détruite et a précipité à nouveau l'Europe dans une période de troubles
inutiles, à laquelle un nouvel empereur devra nécessairement, un jour, mettre un terme.
Wilson, Clemenceau et Poincaré, la France et les Etats-Unis, portent la responsabilité
de ce crime devant l'histoire, de même que les tenants écervelés de cette éthique de
la conviction (et, partant, de l'irresponsabilité) portée par le laïcisme de mouture
franco-révolutionnaire. Derrière l'hostilité de façade à la re-ligion catholique
qu'elle professe, cette idéologie pernicieuse a agi exactement comme les papes
simonia-ques du Moyen Age: elle a détruit les principes d'organisation optimaux de notre
Europe, ses adeptes étant a-veu-glés par des principes fumeux et des intérêts
sordides, sans profondeur historique et temporelle. Principes
et intérêts totalement inaptes à fournir les assises d'une organisation politique, pour
ne même pas parler d'un em-pire.
Face
à ce désastre, Arthur Moeller van den Bruck, figure de proue de la révolution
conservatrice, lance l'idée d'u-ne nouvelle alliance avec la Russie en dépit de
l'installation au pouvoir du bolchevisme léniniste, car le prin-ci-pe de l'alliance des
deux Empires doit demeurer envers et contre la désacralisation, l'horizontalisation et la
pro-fanation de la politique. Le Comte von Brockdorff-Rantzau appliquera cette diplomatie,
ce qui conduira à l'an-ti-Versailles germano-soviétique: les accords de Rapallo signés
entre Rathenau et Tchitcherine en 1922. De
là, nous revenons à la problématique du "national-bolchevisme" que j'ai
évoquée par ailleurs dans cet entre-tien.
Dans
les années 80, quand l'évolution des stratégies militaires, des armements et surtout
des missiles balisti-ques inter-continentaux, amène au constat qu'aucune guerre
nucléaire n'est possible en Europe sans la des-truc-tion totale des pays engagés, il
apparaît nécessaire de sortir de l'impasse et de négocier pour ré-impliquer la Rus-sie
dans le concert européen. Après la perestroïka, amorcée en 1985 par Gorbatchev,
le dégel s'annonce, l'es-poir reprend: il sera vite déçu. La succession des conflits
inter-yougoslaves va à nouveau bloquer l'Europe en-tre la trouée pannonienne et
l'Adriatique, tandis que les officines de propagande médiatique, CNN en tête,
in-ven-tent mille et une raisons pour approfondir le fossé entre Européens et Russes.
Blocage
des dynamiques européennes entre Bratislava et Trieste
Ces
explications d'ordre historique doivent nous amener à comprendre que les soi-disant
défenseurs d'un Occident sans la Russie (ou contre la Russie) sont en réalité les
fossoyeurs papistes ou maçonniques de l'Europe et que leurs agissements condamnent notre
continent à la stagnation, au déclin et à la mort, comme il avait stagné, décliné et
dépéri entre les invasions hunniques et la restauratio imperii d'Othon I, à la
suite de la bataille de Lechfeld en 955. Dès la ré-organisation de la plaine hongroise
et son inclusion dans l'orbe européenne, l'essor écono-mi-que et démographique de
l'Europe ne s'est pas fait attendre. C'est une renaissance analogue que l'on a voulu
éviter après le dégel qui a suivi la perestroïka de Gorbatchev, car cette règle
géopolitique garantissant la prospérité est toujours valable (par exemple, l'économie
autrichienne avait triplé son chiffre d'affaire en l'espace de quelques années après le
démantèlement du Rideau de fer le long de la frontière austro-hongroise en 1989). Nos
adversaires connaissent bien les ressorts de l'histoire européenne. Mieux que notre
propre personnel politique pusillanime et décadent. Ils
savent que c'est toujours là, entre Bratislava et Trieste, qu'il faut nous frapper, nous
bloquer, nous étran-gler. Pour
éviter une nouvelle union des deux Empires et une nouvelle période de paix et de
prospérité, qui fe-rait rayonner l'Europe de mille feux et condamnerait ses concurrents
à des rôles de seconde zone, tout sim-ple-ment parce qu'ils ne possèdent pas la vaste
éventail de nos potentialités, fruits de nos différences et de nos spé-cificités.
La
vision de "Synergies Européennes" est démocratique mais hostile à toutes les
formes de partitocratie, car celle-ci, qui se prétend démocratique, est en
fait un parfait déni de démocratie. Sur le plan théorique, "Synergies
Européennes" se réclame d'un libéral russe du début du siècle, militant du Parti
des Cadets: Moshe Ostrogovski. L'analyse que ce libéral russe d'avant la révolution
bolchevique nous a laissée repose sur un constat évident: toute démocratie devrait
être un système calqué sur la mouvance des choses dans la Cité. Les mécanismes
électoraux visent logiquement à faire représenter les effervescences à l'¦uvre dans
la société, au jour le jour, sans pour autant bouleverser l'ordre immuable du politique.
Par conséquent, les instruments de la représentation, c'est-à-dire les partis
politiques, doivent, eux aussi, être transitoires, représenter les effervescences
passagères et ne jamais viser à la pérennité. Les dysfonctionnements de la démocratie
parlementaire découlent du fait que les partis deviennent des permanences rigides au sein
des sociétés, cooptant en leur sein des individus de plus en plus médiocres. Pour
pallier à cet inconvénient, Ostrogovski suggère une démocratie reposant sur des partis
"ad hoc", réclamant ponctuellement des réformes urgentes ou des amendements
précis, puis proclamant leur propre dissolution pour libérer leur personnel, qui peut
alors forger de nouveaux mouvements pétitionnaires, ce qui permet de redistribuer les
cartes et de répartir les militants dans de nouvelles formations, qui seront tout aussi
provisoires. Les parlements accueilleraient ainsi des citoyens qui ne s'encroûteraient
jamais dans le professionnalisme politicien. Les périodes de législature seraient plus
courtes ou, comme au début de l'histoire de Belgique ou dans le Royaume-Uni des Pays-Bas
de 1815 à 1830, le tiers de l'assemblée serait renouvelé à chaque tiers du temps de la
législation, permettant une circulation plus accélérée du personnel politique et une
élimination par la sanction des urnes de tous ceux qui s'avèrent incompétents; cette
circulation n'existe plus aujourd'hui, ce qui, au-delà du problème du vote censitaire,
nous donne aujourd'hui une démocratie moins parfaite qu'à l'époque. Le problème est
d'éviter des carrières politiciennes chez des individus qui finiraient par ne plus rien
connaître de la vie civile réelle.
Weber
& Minghetti: pour le maintien de la séparation des trois pouvoirs
Max
Weber aussi avait fait des observations pertinentes: il constatait que les partis
socialistes et démocrates-chrétiens (le "Zentrum" allemand) installaient des
personnages sans compétence à des postes clef, qui pre-naient des décisions en dépit
du bon sens, étaient animés par des éthiques de la conviction et non plus de la
res-ponsabilité et exigeaient la répartition des postes politiques ou des postes de
fonctionnaires au pro rata des voix sans qu'il ne leur soit réclamé des compétences
réelles pour l'exercice de leur fonction. Le ministre libéral ita-lien du XIXième
siècle, Minghetti, a perçu très tôt que ce système mettrait vite un terme à la
séparation des trois pouvoirs, les partis et leurs militants, armés de leur éthique de
la conviction, source de toutes les dé-ma-go-gies, voulant contrôler et manipuler la
justice et faire sauter tous les cloisonnements entre législatif et exé-cu-tif.
L'équilibre démocratique entre les trois pouvoirs, posés au départ comme étanches
pour garantir la liber-té des citoyens, ainsi que l'envisageait Montesquieu, ne peut plus
ni fonctionner ni exister, dans un tel contexte d'hy-stérie et de démagogie. Nous en
sommes là aujourd'hui.
Synergies
Européennes ne critique donc pas l'institution parlementaire en soi, mais marque
nettement son hostilité à tout dysfonctionnement, à toute intervention privée (les
partis sont des associations privées, dans les faits et comme le rappelle Ostrogovski)
dans le recrutement de personnel politique, de fonctionnaire, etc., à tout népotisme
(cooptation de membres de la famille d'un politicien ou d'un fonctionnaire à un poste
politique ou administratif). Seuls
les examens réussis devant un jury complètement neutre doivent permettre l'accession à
une charge. Tout autre mode de recrutement devrait constituer un délit très grave.
Nous
pensons également que les parlements ne devraient pas être uniquement des chambres de
représentation où ne siègeraient que des élus issus de partis politiques (donc
d'associations privées exigeant une discipline n'autorisant aucun droit de tendance ou
aucune initiative personnelle du député). Tous
les citoyens ne sont pas membres de partis et, de fait, la majorité d'entre eux ne
possède pas de carte ou d'affiliation. Par conséquent, les partis ne représentent
généralement que 8 à 10% de la population et 100% du parlement! Le
poids exagéré des partis doit être corrigé par une représentation issue des
associations professionnelles et des syndicats, comme l'envisageait De Gaulle et son
équipe quand ils parlaient de sénat des professions et des régions. Pour le
Professeur Bernard Willms (1931-1991), le modèle constitutionnel qu'il appelait de ses
v¦ux repose sur une assemblée tricamérale (Parlement, Sénat, Chambre économique). Le
Parlement se recruterait pour moitié parmi les candidats désignés par des partis et
élus personnellement (pas de vote de liste); l'autre moitié étant constituée de
représentants des conseils corporatifs et professionnels. Le
Sénat serait essentiellement un organe de représentation régionale (comme le Bundesrat
allemand ou autrichien). La Chambre économique, également organisée sur base des
régions, représenterait les corps sociaux, parmi lesquels les syndicats.
Le
problème est de consolider une démocratie appuyée sur les "corps concrets" de
la société et non pas seulement sur des associations privées de nature idéologique et
arbitraire comme les partis. Cette idée rejoint la définition donnée par Carl Schmitt
des corps concrets. Par ailleurs, toute entité politique repose sur un
patrimoine culturel, dont il doit être tenu compte, selon l'analyse faite par un disciple
de Carl Schmitt, Ernst Rudolf Huber. Pour Huber, l'Etat cohérent est toujours un Kulturstaat
et l'appareil étatique a le devoir de maintenir cette culture, expression d'une Sittlichkeit,
dépassant les simples limites de l'éthique pour englober un vaste de champs de
productions artistiques, culturelles, structurelles, agricoles, industrielles, etc., dont
il faut maintenir la fécondité. Une représentation plus diversifiée, et étendue
au-delà des 8 à 10% d'affiliés aux partis, permet justement de mieux garantir cette
fécondité, répartie dans l'ensemble du corps social de la nation. La défense des
"corps concrets", postule la trilogie communauté, solidarité,
subsidiarité, réponse conservatrice, dès le 17ième siècle, au projet de Bodin,
visant à détruire les corps intermédiaires de la société, donc les
corps concrets, pour ne laisser que le citoyen-individu isolé face au
Léviathan étatique. Les idées de Bodin ont été réalisées par la révolution
française et son fantasme de géométrisation de la société, qui a justement commencé
par l'éradication des associations professionnelles par la Loi Le Chapelier de 1791.
Aujourd'hui, le recours actualisé à la trilogie communauté, solidarité,
subsidiarité postule de donner un maximum de représentativité aux associations
professionnelles, aux masses non encartées, et de diminuer l'arbitraire des partis et des
fonctionnaires. De même, le Professeur Erwin Scheuch (Cologne) propose aujourd'hui une
série de mesures concrètes pour dégager la démocratie parlementaire de tous les
dysfonctionnements et corruptions qui l'étouffent. [Pour
en savoir plus: 1) Ange SAMPIERU, "Démocratie et représentation", in: Orientations,
n°10, 1988; 2) Ro-bert STEUCKERS, "Fondements de la démocratie organique", in:
Orientations, n°10, 1988; 3) Robert STEUCKERS, Bernard Willms
(1931-1991): Hobbes, la nation allemande, l'idéalisme, la critique politique des
Lumières, Synergies, Forest, 1996; 4) Robert STEUCKERS, "Du
déclin des µours politiques", in: Nouvelles de Synergies
européennes, n°25, 1997 (sur les thèses du Prof. Erwin Scheuch); 5) Robert
STEUCKERS, "Propositions pour un renouveau politique", in: Nouvelles de
Synergies européennes, n°33, 1998 (en fin d'article, sur les thèses d'Ernst
Rudolf Huber); 6) Robert STEUCKERS, "Des effets pervers de la partitocratie",
in: Nouvelles de Synergies européennes, n°41, 1999].
Bibliographie
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Philippe WOLFF, The Awakening of Europe, Penguin, Harmondsworth, 1968.