Entretien accordé à Synthesis, journal du Cercle de la Rose Noire (Londres)

Troy Southgate

Avertissement aux lecteurs francophones: cet entretien accordé au jeune historien britannique Troy Southgate constitue une première introduction à nos idées générales pour le public anglo-saxon. Rédigé directement en anglais, ensuite immédiatement traduit en espagnol, cet entretien a déjà connu une vaste diffusion dans le monde, surtout grâce au courrier électronique.  La version française de cet entretien est donc la troisième à paraître, mais sans l'ambition de révéler de la nouveauté à ceux qui sont déjà habitués à manier les concepts de ce "champ idéologique" que constituent la "révolution conservatrice" allemande et, de manière plus incomplète et fragmentaire, la "nouvelle droite" française née à la fin des années 60, dans laquelle beaucoup d'entre nous ont fait l'erreur de s'égarer, la direction de ce mouvement ayant basculé dans tous les pièges tendus par l'univers médiatique. La publication de cette troisième version française a pour objet d'offrir aux plus jeunes d'entre nos lecteurs une sorte de fil d'Ariane, de dire l'essentiel "in nuce" (or in a nutshell...). Déjà, ce texte a servi mémorisants et doctorants à mieux comprendre notre projet. Bonne lecture!

Q.: Quand et pourquoi avez-vous décider de vous engager en politique?
Robert Steuckers: Je n'ai jamais eu d'engagement politique, car je n'ai jamais été membre d'aucun parti politique. Néanmoins, je suis un citoyen qui s'intéresse aux questions politiques, mais non pas au sens habituel et trivial, parce que je n'ai pas l'intention de me porter candidat ou de devenir conseiller communal ou membre d'un quelconque parlement. Pour moi, la politique signifie avant toute chose la force de maintenir vivantes des continuités ou, si vous préférez, des traditions, mais des traditions qui sont ancrées dans l'histoire réelle d'une communauté humaine particulière. J'ai commencé à lire des livres historiques et politiques au tendre âge de 14 ans. Ces lectures m'ont conduit à rejeter les idéologies établies et leurs non-valeurs. A partir de 15 ans, sous l'impulsion d'un professeur du secondaire, un certain Monsieur Kennof, j'ai compris qu'il fallait saisir les tendances majeures de l'histoire par le biais de synthèses claires et en faisant toujours usage d'atlas historiques (je les collectionne depuis lors), de façon à comprendre d'un simple coup d'oeil les principales forces animant la scène du monde à un moment précis du temps. Les cartes sont des outils importants en politique, à haut niveau (la diplomatie par exemple). L'idée principale que j'ai acquise à ce jeune âge, c'est que toutes les idéologies ou toutes les pensées ou toutes les images d'Epinal qui veulent faire du passé table rase, veulent sevrer les peuples du lien qui les unit à leurs continuités historiques sont fondamentalement fausses. En conséquence, toute action politique doit viser à préserver et à renforcer les continuités historiques et politiques, même si des actions futuristes (pro-active, disent les Anglo-Saxons) sont souvent nécessaires pour sauver une communauté du piège de la répétition stérile d'habitudes et de coutumes obsolètes.

Le discours de la plupart des idéologies, y compris les diverses expressions de la dite “extrême-droite”, sont, à mes yeux, de purs artifices à l'Ouest, tout comme le communisme était une abstraction par rapport à l'histoire russe dans son ensemble à l'Est, une abstraction qui oblitérait les linéaments historiques de fond des peuples est-européens soumis à la férule soviétique après 1945. Toute rupture de continuité ou toute répétition de formes mortes du passé nous ont conduit à la confusion politique et idéologique que nous connaissons aujourd'hui, où les conservateurs ne sont plus des conservateurs et où les socialistes ne sont plus des socialistes, etc.

Les idées politiques fondamentales sont mieux servies, à mes yeux, par des Ordres que par des partis politiques.
Les Ordres fournissent une éducation permanente à leurs affiliés et mettent l'accent sur la notion de service. Ils marquent clairement leurs réticences face aux misérables ambitions des petits politiciens. De tels Ordres peuvent prendre pour modèles les Ordres de chevalerie du moyen âge ou de la renaissance en Europe, renouer avec la notion de fotowwa propre de la Perse islamisée ou avec d'autres expériences ultérieures, y compris au Xxe siècle (la Légion de l'Archange Michel en Roumanie, le Verdinaso en Flandre, etc.).

Q.: Expliquez-nous donc ce que vous entendez par “Révolution Conservatrice” et, si possible, donnez-nous les grandes lignes de la pensée de ses principaux idéologues...
Robert Steuckers: Lorsque le terme “Révolution Conservatrice” est utilisé en Europe continentale, c'est, le plus généralement, dans le sens que lui a conféré Armin Mohler dans son célèbre ouvrage Die konservative Revolution in Deutschland 1918-1932.  Mohler a dressé le long inventaire des auterus allemands  qui rejetaient les pseudo-valeurs de 1789 (rejetées en Grande-Bretagne par Edmund Burke qui les qualifiait de “blue prints”, équivalent du terme français “images d'Epinal”), qui mettaient l'accent sur le rôle de la germanité dans l'évolution de la pensée européenne et qui avaient reçu l'influence de Nietzsche.
Mohler a un peu évité les "conservateurs" purement religieux, qu'ils soient catholiques ou protestants. Pour Mohler, la principale caractéristiques de la “révolution conservatrice” est une vision non-linéaire de l'histoire. Mais il ne reprend pas purement et simplement à son compte la vision cyclique du traditionalisme. A la suite de Nietzsche, Mohler croit en une conception sphérique de l'histoire. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que l'histoire n'est ni la simple répétition des mêmes linéaments à intervalles réguliers ni une voie linéaire conduisant au bonheur, à la fin de l'histoire, au Paradis sur la Terre, à la félicité, etc. mais est une sphère qui peut évoluer (ou être poussée) dans n'importe quelle direction selon l'impulsion qu'elle reçoit de fortes personnalités charismatiques. De telles personnalités charismatiques imposent une courbe à la course de l'histoire et la poussent vers des chemins toujours particuliers, qui n'ont jamais été prévus ou prédits par une providence de quel qu'ordre que ce soit. Mohler dans ce sens ne croit jamais aux recettes ou doctrines politiques universalistes mais toujours aux tendances qui émanent du particulier ou de personnes concrètes. Comme Jünger, il veut combattre tout ce qui est "général" et apporter son soutien à tout ce qui est "particulier". Ensuite, Mohler exprime sa vision des particularités dynamiques en utilisant une terminologie quelque peu maladroite, en l'occurrence en usant (et en abusant) du terme "nominalisme". Pour lui, le "nominalisme" était le terme philosophique exprimant au mieux la volonté des fortes personnalités de tailler pour elles-mêmes et pour leurs successeurs une voie originale et jamais empruntée dans la jungle de l'existence.

Les principales figures de cette "révolution conservatrice" ont été Spengler, Moeller van den Bruck et Ernst Jünger (de même que son frère Friedrich-Georg).
Nous pouvons ajouter à ce triumvirat Ludwig Klages et Ernst Niekisch. Carl Schmitt, en tant que juriste et constitutionaliste catholique, représente un autre aspect important de cette “révolution conservatrice".

Spengler demeure l'auteur d'une fresque brillante, reprenant toute les civilisations du monde, qui a inspiré le philosophe britannique de l'histoire, Sir Arnold Toynbee. Spengler parlait de l'Europe comme d'une civilisation faustienne, s'exprimant au mieux dans les cathédrales gothiques, par l'interaction des couleurs et de la lumière dans les vitraux, par les ciels tourmentés, avec nuages blancs et gris, des peintures hollandaises, anglaises et allemandes. Cette civilisation est une aspiration de l'âme humaine à la lumière et à l'implication du soi. Autre idée importante de Spengler: l'idée de "pseudomorphose": une civilisation ne disparaît jamais complètement après un déclin ou une conquête violente. Ses éléments passent dans la nouvelle civilisation qui prend le relais et l'infléchit vers des voies originales.

Moeller van den Bruck a été le premier traducteur allemand de Dostoïevski.
Il a été profondément influencé par le “Journal d'un écrivain" de Dostoïevski, qui contenait quelques jugements sévères à l'encontre de l'Occident. Dans le contexte de l'Allemagne d'après 1918, Moeller van den Bruck s'est fait l'avocat d'une alliance germano-russe contre l'Ouest, sur base des arguments avancés par Dosotïevski. Comment ce respectable membre du “Herrenklub" allemand, doté d'une immense culture artistique, a-t-il pu plaidé pour une alliance avec les Bolcheviques? Il a argumenté de la manière suivante: dans toute la tradition diplomatique du 19ième siècle, la Russie avait été considérée comme le bouclier de la réaction contre toutes les répercussions de la Révolution française et de l'esprit et des engouements révolutionnaires. Dostoïevski, en tant qu'ex-révolutionnaire russe, a admis, plus tard dans sa vie, que les options révolutionnaires étaient fausses et n'étaient que des images d'Epinal; il considérait aussi que la mission de la Russie dans le monde était de balayer d'Europe toutes les traces des idées de 1789/ Pour Moeller van den Bruck, la Révolution d'Octobre 1917 en Russie n'a été qu'un changement de "vêtements" idéologiques. Pour lui, la Russie demeurait, en dépit des discours bolcheviques, l'antidote à l'esprit libéral de l'Occident. Dans une telle optique, l'Allemagne défaite devait s'allier à cette forteresse de l'anti-Révolution pour s'opposer à l'Ouest, qui, aux yeux de Moeller van den Bruck, était l'incarnation du libéralisme. Moelle van den Bruck constatait que le libéralisme était, dans tous les cas de figure, la maladie finale d'un peuple. Après quelques décennies de libéralisme, un peuple entre inéluctablement dans une phase terminale de décadence.

La voie suivie par Ernst Jünger est suffisamment connue de tous. Il a commencé comme un jeune soldat ardent et courageux lors de la première guerre mondiale, qui quittait les tranchées sans arme à feu, simplement en portant une grenade à manche sous le bras, qu'il portait avec élégance comme le stick d'un officier britannique typique. Pour Jünger, la première guerre mondiale signifie la fin du monde petit bourgeois du 19ième siècle et de la Belle Epoque, où chacun était appelé à être "comme il faut", c'est-à-dire à se comporter selon les tristes patrons prédécoupés par des professeurs ou des prêtres ennuyeux, exactement comme nous sommes obligés aujourd'hui de nous comporter selon les règles auto-proclamées de la “political correctness". Sous les "orages d'acier", le soldat, au moins, pouvait constater son propre néant, sa fragilité biologique, mais un tel constat, aux yeux de Jünger, ne pouvait conduire à un pessimisme inepte, à la peur et au désespoir. Ayant vécu le destin le plus cruel dans les tranchées et sous le pilonnage de milliers de pièces d'artillerie, qui secouaient la terre jusqu'en ses tréfonds, réduisant tout à l'“élémentaire”, le fantassin connaissait mieux que personne la cruauté de la destinée humaine, jetée là sur la surface de la terre.
Tous les artifices de la vie urbaine civilisée leur apparaissaient comme des leurres.

Après la guerre, Ernst Jünger et son frère Friedrich-Georg devinrent les meilleurs écrivains et journalistes du courant et de la presse nationale-révolutionnaires. Ernst devint une sorte d'observateur cynique, doux, ironique et serein des faits humains et vitaux.
Pendant un "carpet bombing" sur un faubourg parisien, où des usines produisaient du matériel de guerre pour l'armée allemande pendant la deuxième guerre mondiale, Jünger a été terrifié par la "rectilignité" non naturelle du tracé aérien des forteresses volantes américaines. La linéarité parfaite de la progression de ces avions dans le ciel de Paris symbolisait la négation de toutes les courbes et sinuosités de la vie organique. La guerre moderne impliquait l'écrasement de toutes les organicités sinueuses et serpentantes. Ernst Jünger avait commencé sa carrière d'écrivain comme un apologiste de la guerre. Après avoir observé les lignes irrésistibles tracées par la progression des B-17 américains, il a été totalement dégoûté de l'absence complète d'esprit chevaleresque dans la manière purement technique de mener la guerre. Après la seconde guerre mondiale, son frère Friedrich-Georg a écrit le premier ouvrage théorique qui a ouvert la voie à la nouvelle pensée critique et écologique allemande. Cet ouvrage était intitulé Die Perfektion der Technik (La perfection de la technique). L'idée centrale de ce livre, à mes yeux, est la critique de la "connexion". Le monde moderne révèle un processus qui tente, sans cesse, de connecter les communautés humaines et les individus à de grandes structures. Ce processus de connexion ruine le principe de liberté. Dans cette optique, vous serez un pauvre prolétaire enchaîné si vous êtes "connecté" à une grosse structure, même si vous gagnez trois mille livres sterling ou plus par mois. Mais vous serez un homme libre si vous êtes complètement déconnecté de tout "talon d'acier". D'une certaine façon, on peut dire que Friedrich-Georg Jünger a écrit la théorie que Kerouac a mis en pratique au-delà de toute théorie, en choisissant de ne plus participer au système et de voyager, de devenir un "tramp", chantant et sifflotant le long des routes.

Ludwig Klages est un autre philosophe de la vie organique opposée à la pensée abstraite. Pour lui, la dichotomie majeure, dans notre civilisation, oppose la Vie à l'Esprit (Leben und Geist). La Vie est oblitérée par l'esprit d'abstraction. Né en Allemagne du Nord, Klages émigre à Munich pour aller y étudier. Dans la capitale bavaroise, il passe la majeure partie de son temps libre dans les tavernes de Schwabing, le faubourg où les artistes et les poètes se rencontraient (et se rencontrent encore). Il devint l'ami du poète Stefan Georg et un disciple de la figure la plus originale de Schwabing à l'époque, le philosophe Alfred Schuler, qui croyait être la réincarnation d'un colon romain de Rhénanie. Schuler avait un sens inné du théâtre. Il se déguisait en se revêtant d'une toge d'empereur romain, admirait Néron et montait des pièces de théâtre qui rappelaient aux spectateurs le monde de la Grèce et de la Rome antiques. Mais au-delà de cette fantaisie truculente, Schuler va introduire une idée très importante dans la philosophie allemande de son époque, celle de l'"Entlichtung" (la perte de lumière, la déperdition de la lumière, l'assombrissement), c'est-à-dire la disparition graduelle de la Lumière depuis l'époque des cités-Etats grecques de l'antiquité et de l'Italie romaine. Il n'y a pas de progrès dans l'histoire; au contraire, la Lumière disparaît en même temps que la liberté du citoyen, libre de façonner sa propre destinée. Hannah Arendt et Walter Benjamin, dans le camp de la gauche ou dans celui de libéralisme conservateur, ont été tous deux inspirés par cette idée et l'ont adaptée pour un public différent. La monde moderne est un monde d'obscurité complète, avec peu d'espoir de retrouver encore des périodes de pleine lumière, sauf si des personnalités charismatiques, comme Néron, vouée à l'art et au style de vie dionysiaque, créent une nouvelle époque de splendeur, qui ne dureront que le temps béni d'un printemps. Klages a développé les idées de Schuler, qui, lui, n'a jamais écrit un livre complet, avant sa mort en 1923, à cause d'une opération chirurgicale mal préparée. Peu avant la première guerre mondiale, Klages avant prononcé un célèbre discours sur la montagne du Hoher Meissner dans le centre de l'Allemagne, devant l'assemblée des mouvements de jeunesse (Wandervogel). Ce discours était intitulé "Mensch und Erde" (= L'homme et la terre) et peut être considéré rétrospectivement comme le premier manifeste de l'écologie, dont le fond philosophique s'exprime dans un langage clair et compréhensible, sans perdre en aucune façon sa solidité.

Carl Schmitt a commencé sa carrière de professeur de droit en 1912 et a vécu jusqu'à l'âge très respectable de 97 ans. Il a écrit son dernier essai à 91 ans. Dans le cadre restreint de cet entretien, je ne peux pas énumérer tous les aspects importants de l'oeuvre de Carl Schmitt. Je vais résumer en disant que Schmitt a surtout développé deux idées essentielles: l'idée de décision dans la vie politique et l'idée de "Grand espace". L'art de façonner la politique ou de pratiquer une bonne politique se situe dans l'esprit de décision, et non pas dans la discussion. Le chef politique doit pouvoir décider afin de pouvoir diriger, protéger et assurer le développement de la communauté politique dont il a la charge. La décision n'est pas la dictature comme tentent de la faire accroire bon nombre de théoriciens du libéralisme aujourd'hui, à notre époque de "correction politique". Au contraire: une personnalisation du pouvoir est finalement plus démocratique, dans le sens où le roi, l'empereur ou le leader charismatique est toujours une personne mortelle. Le système qu'il imposera, le cas échéant, n'est pas éternel, car il est condamné à mourir comme n'importe quel être humain. Un système nomocratique, au contraire, vise à demeurer pour l'éternité, même si les événements et les innovations de la vie courante viennent à entrer en contradiction avec les normes ou les principes qu'un tel système énonce et impose.
Passons maintenant au deuxième grand thème de l'oeuvre de Carl Schmitt: l'idée d'un "grand espace" européen (Großraum). Les puissances étrangères à cet espace européen ne devraient pas avoir le droit ni l'occasion d'intervenir dans ce "grand espace". Schmitt voulait appliquer en Europe le même principe qui avait animé le Président américain Monroe, c'est-à-dire “L'Amérique aux Américains”. D'accord, disait Schmitt, mais à la condition que nous, Européens, nous puissions appliquer le principe “L'Europe aux Européens”. On peut comparer Schmitt aux continentalistes nord-américains, qui critiquaient les interventions de Roosevelt en Europe et en Asie. Les Latino-Américains ont développé des idées continentalistes similaires, de même que certains “impérialistes” japonais. Schmitt est celui qui a donné à l'idée de "Grand Espace", les bases juridiques les plus solides.

Niekisch est une figure fascinante dans le sens où il a commencé sa carrière comme chef communiste dans la "République des Conseils" de Bavière en 1918-19, laquelle sera balayée par les célèbres Corps Francs de von Epp, von Lettow-Vorbeck, etc. A l'évidence, Niekisch a été déçu par l'absence de vision historique du trio bolchevique de la Munich révolutionnaire (Lewin, Leviné, Axelrod). Plus tard, Niekisch a développé un vision eurasienne, basée sur l'alliance entre l'Union Soviétique, l'Allemagne, l'Inde et la Chine. La figure idéale, censée être le moteur de cette gigantesque alliance, était le paysan, contraire du bourgeois occidental.
A ce niveau, un certain parallèle avec Mao-Tse-Toung  saute aux yeux. Dans les revues éditées par Niekisch, nous découvrons toutes les tentatives allemandes de soutenir les mouvements anti-britanniques ou anti-français dans les empires coloniaux ou en Europe (l'Irlande contre l'Angleterre, la Flandre contre une Belgique francisée, les nationalistes indiens contre l'Empire britannique, etc.).

J'espère avoir expliqué de manière concise les principaux linéaments de la "révolution conservatrice" allemande entre 1918 et 1933.
Que ceux qui connaissent bien ce mouvement d'idée, à strates multiples, me pardonnent mon exposé schématique...

Q.: Avez-vous une option spirituelle?
Robert Steuckers: En répondant à cette question, je risque d'être trop succinct. Dans le groupe d'amis, où nous échangions des idées politiques et philosophiques à la fin des années 70, nous avons tous abordé, bien sûr, Révolte contre le monde moderne d'Evola. Mais certains d'entre nous rejetaient totalement les dérives spiritualismes et les interrogations sur la spiritualité, car, disaient-ils, cela menait à des spéculations stériles: ils préféraient lire Popper, Lorenz, etc. J'ai accepté plusieurs de leurs critiques et, aujourd'hui encore, je déteste catégoriquement les spéculations oiseuses qui tournent autour de l'oeuvre d'Evola (que j'admire par ailleurs) et qui conduisent à affirmer un monde spirituel de la Tradition qui se trouverait au-delà du réel.
Pourtant, dans le chapitre 7 de Révolte contre le monde moderne, Evola, au contraire, insiste sur l'importance des "numena" (noumènes), c'est-à-dire sur les forces agissantes à l'intérieur même des choses, des phénomènes naturels ou des puissances à l'oeuvre dans le cosmos. La mythologie romaine des origines mettait davantage l'accent sur les "numena" que sur les divinités personnifiées. C'est là que réside ma propension à la spiritualité. Au-delà des hommes et des dieux des religions conventionnelles (qu'elles soient païennes ou chrétiennes), il y a des forces agissantes et l'homme doit vivre en concordance avec elles afin de connaître le succès dans ses actions terrestres. Mon orientation religieuse et spirituelle est ainsi plus mystique que dogmatique, dans le sens où la tradition mystique de Flandre, de Brabant et de Rhénanie (Ruusbroec, Meister Eckhart), de même que la tradition mystique d'un Ibn Arabî dans l'aire musulmane ou d'un Sohrawardî en Perse, admirent et adorent la splendeur de la Vie et du monde dans leur totalité. Dans de telles traditions, il n'y a pas de dichotomie claire et nette entre le divin, le sacré, le saint, d'un côté, et le mondain (mundanus), le profane et les choses simples de la vie de l'autre. La tradition mystique signifie l'omini-compénétration et les synergies de toutes les forces agissant dans l'univers.

Q.: J'aimerais que vous expliquiez à nos lecteurs l'importance de concepts comme la géopolitique et l'eurasisme...
Robert Steuckers: La géopolitique est un mixte d'histoire et de géographie. En d'autres termes, de temps et d'espace. La géopolitique consiste en un éventail de disciplines (elle n'est pas une discipline unique, clairement circonscrite) qui doivent conduire, de concert, à une bonne gouvernance du temps et de l'espace. La géopolitique est un mixte d'histoire et de géographie.
Aucune puissance ne peut effectivement survivre en dehors de sa propre continuité, qu'elle soit institutionnelle ou historique. Aucune puissance ne peut effectivement survivre sans dominer et féconder une terre et un espace. Tous les empires traditionnels ont commencé par organiser le pays en construisant des routes (Rome) ou en maîtrisant les flots des grands fleuves (Egypte, Mésopotamie, Chine), ce qui a permis l'émergence d'une "histoire longue", a fait éclore un sens de la continuité, a permis la naissance des premières sciences pratiques (astronomie, météorologie, géographie, mathématiques), sous la protection d'armées bien structurées, possédant un code d'honneur, comme celui qui fut d'abord codifié en Perse, berceau de l'esprit de chevalerie. L'Empire romain, premier empire sur le sol européen, était centré sur la Méditerranée. Le Saint Empire romain de la Nation Germanique n'a pas pu, lui, trouvé un centre propre, comparable à la Méditerranée, permettant une coordination territoriale optimale. Les voies d'eau de l'Europe centrale conduisent à la Mer du Nord, à la Mer Baltique ou à la Mer Noire, mais sans liens entre elles. Cette absence de liaisons entre les bassins fluviaux a été la véritable tragédie de l'histoire allemande et européenne. Le territoire de l'Europe centrale a été déchiré entre diverses forces centrifuges. L'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen a tenté de restaurer un espace impériale centré autour de la Méditerranée, avec la Sicile comme élément géographique central. Sa tentative a été un échec tragique. Ce n'est qu'aujourd'hui que l'émergence d'une forme impériale renouvelée est possible en Europe, même sous l'égide d'une idéologie moderne, parce qu'un canal à grand gabarit entre le système du Rhin et du Main et celui du Danube a été enfin inauguré. Il y a désormais une voie fluviale unique entre la Mer du Nord, ce qui implique également le bassin de la Tamise en Grande-Bretagne, est la Mer Noire, permettant à toutes les forces économiques de l'Europe centrale d'atteindre toutes les côtes de la Mer Noire et des pays du Caucase. Ceux qui bénéficie encore d'une bonne mémoire historique, et ne sont pas aveuglés par les poncifs habituels du modernisme, se souviendront du rôle essentiel des côtes de la Mer Noire dans l'histoire spirituelle de l'Europe: en Crimée, bon nombre de traditions anciennes, qu'elles soient païennes ou byzantines, ont été préservées dans des cavernes par des moines copistes. L'influence de la Perse, surtout les valeurs de la plus ancienne chevalerie zoroastrienne, a pu féconder des forces spirituelles similaires en Europe centrale et occidentale. Sans ces influences, la spiritualité européenne est mutilée.

C'est pourquoi l'espace méditerranéen, le bassin du Rhin (couplé à celui du Rhône), le bassin du Danube, les bassins des rivières russes, la Mer Noire et le Caucase devrait pouvoir constituer un seul espace civilisationnel, défendu par une force militaire unifiée, basée sur une spiritualité héritée de la Perse antique. C'est cela, à mes yeux, qui constitue le noyau de l'Eurasie. Ma position est quelque peu différente de celle de Douguine mais nos deux options ne sont pas incompatibles.

Lorsque les Ottomans ont réussi à prendre le contrôle complet de la péninsule balkanique au 15ième siècle, les routes terrestres ont été coupées pour tous les Européens. Qui plus est, avec l'aide des pirates nord-africains basés à Alger, rassemblés derrière la bannière turque par Barbarossa, né Turc dans une île de l'Egée, la Méditerranée entière a été fermée à l'expansion pacifique et commerciale de l'Europe, en direction de l'Inde et de la Chine. Le monde musulman a fonctionné comme un verrou pour contenir l'Europe et la Moscovie, coeur du futur empire russe.
Ensemble, les Européens et les Russes ont joint leurs efforts pour détruire le verrou ottoman. Les Portugais, les Espagnols, les Anglais et les Hollandais ont tenté d'ouvrir les routes maritimes, puis ont contourné les masses continentales africaine et asiatique, ce qui a d'abord provoqué la ruine du royaume marocain, qui tirait son or des mines de la région subtropicale d'Afrique occidentale, où se trouvaient des mines et des gisements. Les Marocains voulaient prendre le maximum de cet or pour financer une armée appelée à reconquérir la péninsule ibérique. En débarquant en Afrique occidentale, les Portugais ont obtenu l'or plus aisément pour leur propre bénéfice et le Royaume du Maroc à été réduit à une simple puissance résiduelle. Les Portugais ont alors contourné le continent africain et ont pénétré dans l'Océan Indien, circonvenant définitivement le verrou ottoman, donnant de la sorte, pour la première fois une dimension eurasienne à l'histoire européenne.

Au même moment, les Russes repoussent les Tatars, prennent la Cité de Kazan et détruisent le maillon tatar du verrou musulman. Ce fut le point de départ de la perspective géopolitique eurasienne de la Russie continentale.

L'objectif de la stratégie globale américaine aujourd'hui, telle qu'elle a été développée par un homme comme Zbigniew Brzezinski, est de recréer artificiellement le verrou musulman en soutenant le militarisme turc et le pantouranisme. Dans cette perspective, les Américains soutiennent tacitement et secrètement les revendications marocaines sur les Iles Canaries et utilisent le Pakistan pour éviter que ne se constitue un pont terrestre entre l'Inde et la Russie. D'où la double nécessité pour l'Europe et la Russie, aujourd'hui, de se souvenir de la contre-stratégie élaborée par TOUS les Européens aux 15ième et 16ième siècles. L'histoire européenne a toujours été pensée au travers des visions petites nationalistes. Il est temps de réviser l'histoire européenne en mettant l'accent sur les alliances et les convergences communes. Les actions maritimes des Portugais et terrestres des Russes sont de telles convergences et sont naturellement "eurasiennes". La Bataille de Lépante, où les flottes vénitienne, génoise et espagnole ont joint leurs efforts pour maîtriser le bassin oriental de la Méditerranée sous la direction de Don Juan d'Autriche, est donc le modèle historique à méditer et dont il faut se souvenir. Mais la plus importante alliance eurasienne a été sans nul doute la Sainte Alliance dirigée par Eugène de Savoie à la fin du 17ième siècle, qui a contraint les Ottomans à rétrocéder 400.000 km2 de territoires dans les Balkans et dans le Sud de la Russie. Cette victoire a permis aux Tsars russes du 18ième siècle, spécialement Catherine II, de remporter d'autres victoires décisives.

Mon "eurasisme"  ‹et, partant, ma pensée géopolitique‹  consiste en une réponse claire à la stratégie élaborée pour le bénéfice des Etats-Unis par Zbigniew Brzezinski et s'ancre profondément dans l'histoire européenne. Je refuse qu'elle soit comparée aux sottes postures de quelques siphonnés pseudo-nationaux-révolutionnaires ou aux misérables petits schémas esthétisants d'une brochette de néo-droitistes, qui prétendent jouer aux philosophes. Enfin, une dernière remarque concernant la géopolitique et l'eurasisme: mes principales sources d'inspiration en ces domaines sont anglaises. Je pense aux atlas historiques de Colin McEvedy, aux livres de Peter Hopkirk sur l'action des services secrets dans le Caucase, en Asie centrale, le long de la Route de la Soie et au Tibet, les réflexions de Sir Arnold Toynbee dans les douze volumes de A Study of History.

Q.: Quelle est votre vision de l'Etat? Est-il vraiment essentiel d'avoir des systèmes ou des infrastructures comme moyens d'organisation socio-politique, ou ne pensez-vous pas qu'une forme de tribalisme ou d'identité ethnique constituerait une meilleure solution?
Robert Steuckers: la réponse à votre question nécessiterait un livre tout entier, pour qu'il y soit répondu correctement et complètement. D'abord, je dirais qu'il est impossible d'avoir UNE vision de L'Etat, car il existe de nombreuses formes d'Etats à travers le monde. Je fais bien sûr la distinction entre l'Etat, qui demeure un instrument original et efficace pour promouvoir la volonté du peuple qui l'a crée au cours de son histoire et qui protège ses citoyens contre toutes les formes de maux qui pourraient le frapper, que ces maux soient ourdis par des ennemis extérieurs ou intérieurs ou soient le fait de catastrophes naturelles (calamités, inondations, famines, etc.), et l'Etat qui se pose comme fin en soi, sans tenir compte des besoins réels ‹et donc des besoins de protection‹ des citoyens. Chaque Etat doit donc être taillé à la mesure de la population spécifique qui vit sur le territoire d'un pays précis, tel et non autre. Je développe bien entendu une critique serrée des Etats qui sont artificiels, comme tous ceux qui se sont imposés comme étant les instruments destinés à réaliser des schémas ou des philosophades universalistes. De tels Etats ne sont que des machines pour oppresser ou exploiter une population pour le compte d'une oligarchie ou de maîtres étrangers. Certes, une organisation politique des peuples sur base des critères ethniques pourrait en théorie être une solution idéale, mais, malheureusement, comme le prouvent les événements des Balkans, par exemple, les migrations intérieures au cours de l'histoire européenne, asiatique ou africaine, avec leurs avancées et leurs ressacs, ont souvent eu pour résultat de disperser les groupes ethniques au-delà de leurs frontières naturelles initiales, les installant dans des territoires préalablement contrôlés par d'autres.
Dans une telle situation, construire des Etats homogènes s'avère impossible. C'est la source de nombreuses tragédies, surtout en Europe centrale et orientale. Par conséquent, la seule perspective aujourd'hui est de penser en termes de civilisations, comme nous l'a enseigné Samuel Huntington dans son article de Foreign Affairs en 1993, puis dans son livre Le choc des civilisations.

Q.: En 1986, vous avez dit et écrit: "La Troisième Voie existe en Europe au niveau théorique.
Ce dont elle a besoin, c'est de militants" (in: "A New Perspective", The Scorpion, Issue nr. 9, p. 6). Est-ce toujours le cas, à votre avis, ou bien les choses ont-elles évolué depuis?
Robert Steuckers: La situation est toujours la même. Et même pire, car, en prenant de l'âge, je constate que le niveau culturel que procurait l'enseignement classique est en train de disparaître comme neige au soleil. Notre façon de penser, dans le cadre de "Synergies Européennes", est en un certain sens "spenglerienne", car elle vise à appréhender l'ensemble de l'histoire de l'humanité. Guy Debord, chef de file des situationnistes français, de la fin des années 50 jusqu'aux années 80, observait et déplorait que la "société du spectacle" avait pour objectif principal de détruire toutes les pensées et les réflexions en termes d'histoire pour les remplacer par des poncifs artificiels et construits ou par de purs mensonges. L'éradication des perspectives historiques dans le crânes des élèves, des étudiants et des citoyens, par le biais du travail dissolvant des médias, constitue la grande manipulation qui nous conduit au monde d'Orwell, un monde sans plus aucune mémoire. Dans une telle situation, nous risquons tous de devenir des "Winstons" isolés. Pour la Troisième Voie, que je préconise, je ne vois guère arriver de volontaires, prêt à reprendre le flambeau.

Q.: Dernière question: parlez-nous de votre engagement au sein de "Synergies Européennes" et de vos plans sur le long terme...
Robert Steuckers: L'association "Synergies Européennes" a été créée pour rassembler les gens, surtout ceux qui publient des revues, afin que les messages de nos auteurs respectifs soient plus rapidement et plus largement diffusés. Malheureusement, la connaissance des langues en Europe connaît aussi un ressac inquiétant. Comme vous le savez certainement, je suis polyglotte et, à ce titre, j'ai toujours été consterné par l'inlassable et morne répétition des mêmes arguments à chaque niveau national.
Marc Lüdders de Synergon-Deutschland est d'accord avec moi, surtout sur ce plan. C'est une misère, par exemple, de constater que l'énorme masse de travail accomplie en Italie n'est pas connue en France et en Allemagne. Et vice-versa. Pour être bref: mon souhait principal est de voir un tel échange de textes se réaliser de manière fluide et non contraignante au cours des vingt prochaines années.

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