les Turcs et le génocide
André Larané
Le 24 avril 1915, à Istamboul,
capitale de l'empire ottoman, 600 notables arméniens sont assassinés
sur ordre du gouvernement ottoman.
C'est le début d'un génocide (*), le premier du XXe siècle.
La Turquie dans la guerre de 1914-1918
L'année précédente, en 1914, les Turcs sont entrés dans le guerre
aux côtés de l'Allemagne et de l'Autriche, contre la Russie et les
Occidentaux.
Ils ont tenté de soulever en leur faveur les Arméniens de Russie.
Mal leur en a pris...
L'empire est envahi. L'armée turque bat en retraite. Exaspérée,
elle multiplie les violences à l'égard des Arméniens de Turquie.
Le 7 avril 1915, la ville de Van, à l'est de la Turquie, se
soulève à l'instigation des Russes et proclame un gouvernement
arménien autonome.
Le génocide
Les nationalistes du gouvernement ottoman saisissent ce prétexte
pour accomplir leur dessein d'éliminer la totalité des Arméniens.
Le ministre de l'Intérieur Talaat Pacha ordonne l'assassinat des
Arméniens d'Istamboul puis des Arméniens de l'armée. C'est ensuite
le tour des nombreuses populations arméniennes de l'est du pays.
Voici le texte d'un télégramme du ministre : «Le gouvernement a
décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut
mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les
mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l'âge, ni du sexe.
Les scrupules de conscience n'ont pas leur place ici».
Les Arméniens sont massacrés sur le champ par l'armée ou réunis
en longs convois et déportés vers le sud.
Ces marches se déroulent sous le soleil de l'été, sans vivres et
sans eau. Elles débouchent sur une mort rapide.
Au total périssent pendant l'été 1915 les deux tiers des
Arméniens de Turquie, soit environ 1,2 millions de personnes
Le samedi 24 avril 1915, à Istamboul, capitale de l'empire
ottoman, 600 notables arméniens sont assassinés sur ordre du
gouvernement.
C'est le début d'un génocide (*), le premier du XXe siècle. Il va
faire environ 1,2 million de victimes dans la population arménienne
de l'empire turc.
Un empire composite
Aux premiers siècles de son existence, l'empire ottoman comptait
une majorité de chrétiens (Slaves, Grecs, Arméniens, Caucasiens,
Assyriens,...).
Ils jouaient un grand rôle dans le commerce et l'administration,
et leur influence s'étendait au Sérail, le palais du sultan.
Ces «protégés» (dhimmis en arabe coranique) n'en étaient pas
moins soumis à de très lourds impôts et avaient l'interdiction de
porter les armes.
Les premiers sultans, souvent nés d'une mère chrétienne - esclave
du harem de leur père -, témoignaient d'une relative bienveillance à
l'égard des Grecs orthodoxes et des Arméniens monophysites.
Ces derniers étaient surtout établis dans l'ancien royaume
d'Arménie, au pied du Caucase, premier royaume de l'Histoire à
s'être rallié au christianisme !
Ils étaient majoritaire aussi en Cilicie, une province du sud de
l'Asie mineure que l'on appelait parfois «Petite Arménie».
L'empire ottoman comptait environ 2 millions d'Arméniens à la fin
du XIXe siècle sur une population totale de 36 millions d'habitants.
Ébauche de génocide
Dans les années qui précèdent la Grande Guerre, la décadence de
l'empire ottoman s'accélère après une tentative de modernisation par
le haut dans la période du Tanzimat, entre 1839 et 1876.
Le sultan Abdul-Hamid II n'hésite pas à attiser sans vergogne les
haines religieuses pour consolider son pouvoir (les derniers tsars
de Russie font de même dans leur empire).
Entre 1894 et 1896, comme les Arméniens réclament des réformes et
une modernisation des institutions, le sultan en fait massacrer
200.000 à 250.000 avec le concours diligent des montagnards kurdes.
Un million d'Arméniens sont dépouillés de leurs biens et quelques
milliers convertis de force. Des centaines d'églises brûlées ou
transformées en mosquées...
Rien qu'en juin 1896, dans la région de Van, au coeur de
l'Arménie historique, pas moins de 350 villages sont rayés de la
carte.
Ces massacres planifiés ont déjà un avant-goût de génocide.
L'Américain George Hepworth enquêtant sur les lieux deux ans
après les faits, écrit : «Pendant mes déplacements en Arménie, j'ai
été de jour en jour plus profondément convaincu que l'avenir des
Arméniens est excessivement sombre. Il se peut que la main des Turcs
soit retenue dans la crainte de l'Europe mais je suis sûr que leur
objectif est l'extermination et qu'ils poursuivront cet objectif
jusqu'au bout si l'occasion s'en présente. Ils sont déjà tout près
de l'avoir atteint» (*).
Les Occidentaux se contentent de plates protestations mais le
crime ne profite guère au sultan.
Celui-ci tente de jouer la carte de chef spirituel de tous les
musulmans en sa qualité de calife. Il fait construire le chemin de
fer du Hedjaz pour faciliter les pèlerinages à La Mecque. Il se
rapproche aussi de l'Allemagne de Guillaume II.
Mais il est est déposé en 1909 par le mouvement nationaliste des
«Jeunes-Turcs» qui lui reprochent livrer l'empire aux appétits
étrangers et de montrer trop de complaisance pour les Arabes.
Les «Jeunes-Turcs» veulent se démarquer des «Vieux-Turcs» qui, au
début du XIXe siècle, s'opposèrent à la modernisation de l'empire.
Ils installent au pouvoir un Comité Union et Progrès (CUP, en
turc Ittihad) dirigé par Enver pacha (27 ans), sous l'égide d'un
nouveau sultan, Mohamed V.
Ils donnent au pays une Constitution... ainsi qu'une devise
empruntée à la France : «Liberté, Égalité, Fraternité».
Ils laissent espérer un sort meilleur aux minorités de l'empire,
sur des bases laïques.
Mais leur idéologie emprunte au nationalisme le plus étroit.
Confrontés à un lent démembrement de l'empire multinational et à
sa transformation en puissance asiatique (l'empire ne possède plus
en Europe que la région d'Istamboul), ils se font les champions du
«touranisme».
Le touranisme prône l'union de tous les peuples de langue turque
ou assimilée, de la mer Égée aux confins de la Chine (Anatolie,
Azerbaïdjan, Kazakhstan, etc) (*).
Dès 1909, soucieux de créer une nation turque racialement
homogène, les Jeunes-Turcs multiplient les exactions contre les
Arméniens. On compte 20.000 à 30.000 morts à Adana le 1er avril
1909.
Ils lancent des campagnes de boycott des commerces tenus par des
Grecs, des Juifs ou des Arméniens.
Ils réécrivent l'Histoire en occultant la période ottomane, trop
peu turque à leur goût, et en rattachant la race turque aux Mongols
de Gengis Khan, aux Huns d'Attila, voire aux Hittites de la haute
Antiquité.
Ce nationalisme outrancier ne les empêche pas de perdre les deux
guerres balkaniques de 1912 et 1913.
La Turquie dans la guerre de 1914-1918
Le 8 février 1914, la Russie impose au gouvernement turc une
commission internationale destinée à veiller aux bonnes relations
entre les populations ottomanes.
Les Jeunes-Turcs ravalent leur humiliation mais lorsqu'éclate la
Grande Guerre, en août de la même année, ils poussent le sultan
Mahomet V à entrer dans le conflit, aux côtés des Puissance
centrales (Allemagne et Autriche), contre la Russie et les
Occidentaux.
Le sultan déclare la guerre le 1er novembre 1914. Les Turcs
tentent de soulever en leur faveur les Arméniens de Russie. Mal leur
en prend... Bien qu'en nombre supérieur, ils sont défaits par les
Russes à Sarikamish le 29 décembre 1914.
L'empire ottoman est envahi. L'armée turque perd 100.000 hommes.
Elle bat en retraite et, exaspérée, multiplie les violences à
l'égard des Arméniens dans les territoires qu'elle traverse.
Les Russes, à leur tour, retournent en leur faveur les Arméniens
de Turquie. Le 7 avril 1915, la ville de Van, à l'est de la Turquie,
se soulève et proclame un gouvernement arménien autonome.
Dans le même temps, à l'initiative du Lord britannique de
l'Amirauté, un certain Winston Churchill, les Français et les
Britanniques préparent un débarquement dans le détroit des
Dardanelles pour se saisir d'Istamboul.
Le génocide
Les Jeunes-Turcs profitent de l'occasion pour accomplir leur
dessein d'éliminer la totalité des Arméniens. Ils procèdent avec
méthode et brutalité.
L'un de leurs chefs, le ministre de l'Intérieur Talaat Pacha,
ordonne l'assassinat des Arméniens d'Istamboul puis des Arméniens de
l'armée, bien que ces derniers aient fait la preuve de leur loyauté
(on a ainsi compté moins de désertions chez les soldats arméniens
que chez leurs homologues turcs).
C'est ensuite le tour des nombreuses populations arméniennes des
sept provinces orientales.
Voici le texte d'un télégramme transmis par le ministre aux
cellules de Jeunes-Turcs : «Le gouvernement a décidé de détruire
tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur
existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne
faut tenir compte ni de l'âge, ni du sexe. Les scrupules de
conscience n'ont pas leur place ici».
Le gouvernement n'hésite pas à destituer les fonctionnaires
locaux qui font preuve de tiédeur, ainsi que le rapporte l'historien
britannique Arnold Toynbee, qui enquêta sur place.
Dans un premier temps, les agents du gouvernement rassemblent les
hommes de moins de 20 ans et de plus de 45 ans et les éloignent de
leur région natale pour leur faire accomplir des travaux épuisants.
Beaucoup d'hommes sont aussi tués sur place.
La «Loi provisoire de déportation» du 27 mai 1915 fixe le cadre
réglementaire de la déportation des survivants ainsi que de la
spoliation des victimes.
Dans les villages qui ont été quelques semaines plus tôt privés
de leurs notables et de leurs jeunes gens, militaires et gendarmes
ont toute facilité à réunir les femmes et les enfants.
Ces malheureux sont réunis en longs convois et déportés vers le
sud, vers Alep, une ville de la Syrie ottomane.
Ces longues marches se déroulent sous le soleil de l'été, dans
des conditions épouvantables, sans vivres et sans eau, sous la
menace constante des montagnards kurdes, trop heureux de pouvoir
librement exterminer leurs voisins et rivaux. Elles débouchent en
général sur une mort rapide.
Des jeunes femmes ou des adolescentes sont enlevées par les Turcs
ou les Kurdes pour être vendues comme esclaves ou converties de
force à l'islam et mariées à des familiers.
En septembre, après les habitants des provinces orientales vient
le tour des autres Arméniens de l'empire. Ceux-là sont convoyés vers
Alep dans des wagons à bestiaux puis transférés dans des camps de
concentration en zone désertique où ils ne tardent pas à succomber à
leur tour.
Au total disparaissent pendant l'été 1915 les deux tiers de la
population arménienne sous souveraineté ottomane.
Les Européens et le génocide
En Occident, les informations sur le génocide émeuvent l'opinion
mais le sultan se justifie en arguant de la nécessité de déplacer
les populations pour des raisons militaires !
Le gouvernement allemand, allié de la Turquie, censure les
informations sur le génocide.
L'Allemagne entretient en Turquie, pendant le conflit, une
mission militaire très importante (jusqu'à 12.000 hommes). Et après
la guerre, c'est en Allemagne que se réfugient les responsables du
génocide, y compris Talaat Pacha. Ce dernier sera assassiné à Berlin
le 16 mars 1921 par un jeune Arménien.
L'assassin sera acquitté par la justice allemande, preuve si
besoin est d'une réelle démocratisation de la vie allemande sous le
régime républicain issu de Weimar !
Le traité de Sèvres signé le 10 août 1920 entre les Alliés et
l'empire ottoman prévoit la mise en jugement des responsables du
génocide. Mais le sursaut nationaliste de Moustafa Kémal bouscule
ces bonnes résolutions et entraîne une amnistie générale, le 31 mars
1923.
Les nazis tireront les leçons du premier génocide de l'Histoire
et de cette occasion perdue de juger les coupables...
«Qui se souvient encore de l'extermination des Arméniens ? »
aurait lancé Hitler en 1939, à la veille de massacrer les handicapés
de son pays (l'extermination des Juifs viendra deux ans plus tard).
A la vérité, c'est seulement dans les années 1980 que l'opinion
publique occidentale a retrouvé le souvenir de ce génocide, à
l'investigation de l'Église arménienne et des jeunes militants de la
troisième génération, dont certains n'ont pas hésité à recourir à
des attentats contre les intérêts turcs.
Les historiens multiplient depuis lors les enquêtes et les
témoignages sur ce génocide, le premier du siècle.
Le cinéaste français d'origine arménienne Henri Verneuil a évoqué
dans un film émouvant, Mayrig, en 1991, l'histoire de sa famille qui
a vécu ce drame dans sa chair.
André Larané
Commentaire : les Turcs et le génocide
Les «Jeunes Turcs» et leur successeur Moustafa Kémal sont à
l'origine du sentiment national turc. Celui-ci a conduit à
l'extermination de la plus grande partie des chrétiens arméniens en
1915.
En 1923, le général-dictateur Moustafa Kémal a parachevé la
«purification ethnique» de la Turquie en expulsant les Grecs qui y
vivaient depuis la haute Antiquité. Istamboul, ville aux deux tiers
chrétienne en 1914, est devenue exclusivement turque et musulmane
après cette date.
Depuis lors, les gouvernements turcs s'obstinent à ne pas vouloir
reconnaître le génocide arménien. C'est le cas aussi de la presque
totalité des citoyens de ce pays.
Qu'ils appartiennent à la minorité laïque ou à la majorité
islamiste, ils ne veulent rien renier du nationalisme et de
l'idéologie raciale de Moustafa Kémal et des Jeunes Turcs.
Les plus accommodants attribuent la responsabilité du génocide à
un régime disparu, le sultanat, ou aux aléas de la guerre. Ils
relativisent le drame et le comparent par exemple aux méfaits de la
guerre d'Algérie.
En refusant de couper le lien filial qui les rattache aux héros
fondateurs de leur Nation, les Turcs prennent sciemment le risque de
s'exclure de l'Union européenne à laquelle ils voudraient par
ailleurs adhérer.